June et les avions [ Partie 1]
June était assis, sa chaise adossée à l'ombre du mur de la boutique. Il regardait tantôt ses godasses et les trous qu'il avait bouchés tant bien que mal à l'aide d'un gros scotch marron, tantôt la route qui s'étalait devant, longeait la boutique, et la pompe à essence qui tenait lieu de voisinage.
Les voitures filaient, les clients allaient et venaient, les champs de blés ondulaient sous le soleil.Le temps qui coulait liquide.
Pour June, il ne se passait rien sinon pas grand-chose. De temps à autre le vent charriait quelques ballots d'herbes sèches qui rebondissaient le long de la route, avant de s'envoler plus loin. Alors son esprit s'évaporait, errait dans le bleu de l'horizon et les ocres, les oranges et les bruns des terres sèches. Il se perdait sur des coins de roches, s'engouffrait dans le vert tendre des forêts lointaines, en aventure. La clochette de la boutique tintait, évanouissait le songe, le ramenait à lui, à sa chaise et à son dos endolori, à ses membres qui à force d'inertie lui semblaient rongés par des colonies entières de fourmis. Ses rêves s'évanouissaient. Il n'y avait plus que la route que la chaleur rendait aussi liquide que le temps. Sous le soleil de plomb, on aurait dit une grosse flaque d'huile, le corps serpentin d'un monstre terrible prêt à tout engloutir. June fixait la route inlassablement, il imaginait parfois qu'elle allait se transformer en nappe marécageuse, et grossir, grossir, grossir encore jusqu'à tout avaler. Il n'y aurait plus rien, que le ciel et ses bleus changeants. Peut-être la nappe épargnerait-elle la base militaire qui se tenait à vingt kilomètres plus au sud, oui sûrement même.
June ne pouvait se résoudre à noyer les avions, même dans ses rêveries les plus sombres.
La boutique de sa mère était d'un jaune fadasse et vieillissant, raccord à la mère pensait June sans en rien dire. Il devait se tenir là, chaque jour, là sur sa chaise au cas où. La mère n'aimait pas l'avoir dans ses pattes. La boutique c'était son affaire, ce gamin rien qu'un grand échalas, maigrelet,même pas capable d'aligner deux mots correctement alors c'était aussi bien comme ça, au cas où et seulement dans ce cas-là, ce qui faisait peu : quelques livraisons parfois, un objet oublié sur le comptoir, décharger les marchandises et les ranger dans la remise. Et puis la chaise contre le mur et le temps qui coulait liquide peu importe la saison.
Mais parfois les avions crevaient le ciel. Parfois June se sentait vivant.
C'était une telle sensation ! Les avions en escadrilles, en toupies, qui passaient à trois, quatre mètres du sol, en formations rangées, millimétrées. Puissance. Maitrise. Ça vous tapait au cœur, vous cognait le corps, ça vous aspirait le regard et de là tout entier, on aurait eu envie de tendre les mains en plus des yeux, de s'envoler, de fuser, vite et plus vite encore, tourbillonner dans un manège sans fin. Cette vitesse, et cette grâce, c'était comme regarder la plus belle des belles filles. Non c'était mieux que ça. C'était le mouvement et la liberté à la fois. On devait, tout là-haut, se sentir infiniment grand et infiniment petit à la fois. Tout voir, tout sentir.
Les avions passaient, une fois, deux fois. Ils exécutaient des vrilles, leurs ailes semblaient se frôler. Ils passaient si bas qu'on distinguait parfaitement la silhouette des pilotes. La silhouette seulement. June aurait aimé pouvoir fixer les traits des aviateurs, percevoir leurs regards, le sang qui pulse aux veines, les souffles en suspens, leurs peaux piquées de chaire de poule comme autant de frissons.
Les avions passaient encore. Quelques dernières figures, derniers vertiges offerts, avant de cracher des écharpes de fumées colorées.
Et June les fixait encore, longtemps après, ces longs rubans rouges et bleus qui se faisaient emporter par le vent jusqu'à s'évanouir complètement.
Le ciel était bleu, le soleil de plomb, la route et le temps semblables, serpentin figé d'ennui.
Des jeunes passaient dans des décapotables, des garçons fiers, des filles légères cheveux au vent, un parfum d'été. Ils allaient manger des glaces, voir un film, se baigner à la rivière. June, poches crevées comme ses vieilles godasses, détournait les yeux. Il n'avait que sa chaise, la clochette de la boutique , la voix de sa mère en courbettes et politesses commerçantes. Les avions de temps à autre. Un presque rien, une pirouette, une osciliation du temps. Un presque rien qui faisait comme un grand vent.
June ne savait ni lire ni écrire. June ne pouvait pas. Une pièce fermée, une lumière blafarde, entassé avec des tas d'autres, des yeux braqués, des façons et des manières, de se tenir, de faire.
Sa mère avait essayé, chaque année. Rien à faire, June restait prostré les poings serrés, quand il ne s'évanouissait pas en passant par la première fenêtre ouverte. Puis on l'avait laissé, sans rien trouver d'autre que de le coller sur cette chaise.
June savait. June et les avions ça risquait pas, ça faisait juste un songe au jour. Une clarté qu'on frôle du bout des doigts et de l'esprit, sans jamais la saisir.
Les gens passaient et chuchotaient : " c'est le débile, l'attardé de l'épicière, il est zinzin, il lui manque un boulon, y'a une vis qu'y a pas été vissée à fond, faites gaffe à vos filles on sait jamais, les foldingos comme ça, ça tourne pervers, il a pas inventé l'eau chaude, le fil à couper le beurre, c'est pas une lumière, il a un pois chiche dans la tête, un petit vélo, il est pas net ce gosse, ça fera jamais un homme...".
Les chuchotements ça faisait des bruits comme des clameurs, comme pour se faire entendre. Alors forcément June entendait. Tant pis. Qu'est-ce qu'il pouvait y faire ? Il aurait bien coupé toutes ces langues. Quand les mots le brûlaient fort, ça le démangeait fort aussi, mais alors la rumeur aurait dit encore : " Quand je disais qu’il n’était pas net ! On le savait que ça tournerait mal un jour... rien d'étonnant."
June fermait les yeux un instant, il partait loin en lui, il prenait une grande respiration, il se concentrait là-dessus, l'air qui rentre, l'air qui sort, lentement, plus lentement encore, il n'était plus que ça : une lente respiration.
June ouvrait à nouveau les yeux. Les avions approchaient en rangs serrés.
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