June et les avions [partie 2]
Il n’était pas encore neuf heures quand le vieux Thomson gara son pick-up devant la boutique.
June se leva aussitôt. Thomson lui tendit la main, et serra la sienne franchement.
De Thomson, on disait que c’était un bourru, une force de la nature et qu’il fallait pas se fier à l’âge, aussi qu’il avait un foutu sacré caractère et gare à celui qui lui chercherait des noises parce que sûr qu’il finirait les pieds devant. Pourtant, malgré les on-dit, il se montrait toujours aimable avec June. Il ne lui adressait pas la parole comme s’il était demeuré, il ne le toisait pas avec mépris, il ne passait pas devant ou à côté en faisant mine de l’ignorer. Non, il prenait toujours la peine de le saluer, et mieux que ça encore il engageait la conversation avec lui dès qu’il venait à la boutique. Il était même arrivé, qu’ils fixent ensemble les avions comme ça, en silence. Ils s'appréciaient avec une sorte d'évidence.
— Comment va gamin ?
June commença par hausser les épaules, ça allait comme çi comme ça, comme le temps qui coulait liquide, mais il répondit tout de même :
— Ça va bien Monsieur Thomson et vous-même ?
Thomson acquiessa, un sourire songeur sur les lèvres.
— Bien, bien. Je te remercie. Ta mère est là ?
— Ça... toujours là, Monsieur Thomson.
June pointa la boutique du menton, les yeux fuyants quelque part ailleurs. Thomson le sourire en suspend, précisa qu’il venait pour une grosse commande, et June lui emboita le pas.
La clochette teinta, la mère aux aguets était déjà tout miel, donnant du Monsieur Thomson par ci, de la courbette par-là, vantant la belle journée qui se profilait, brassant l’air tout en lui demandant quel bon vent l’amenait. Aucun des deux n’ignorait pourtant que c’était Thomson qui lui passait ses plus grosses commandes, que l'homme était fort occupé et qu'il n'y avait qu'une seule raison qui justifia sa présence. Pragmatique, il jouait pourtant le jeu.
— Je viens pour ma commande, si elle est prête.
— Bien sûr, bien sûr, où avais-je la tête ? Elle est prête, évidemment.
— Bien, dans ce cas je vais avoir besoin de votre garçon pour m’aider à charger le tout.
L’épicière se tourna vers son fils, et le toisa dédaigneusement.
— Eh bien tu as entendu, qu’est-ce que tu attends ? Allez, mon garçon, on se remue.
June se dirigea vers la remise sans rien manifester ni trahir. Il connaissait par cœur le manège de sa mère, son attitude méprisante, ce grand numéro qui lui permettait de se plaindre et de pleurnicher à souhait, tout en flattant le client. Pathétique. Thomson n’étant pas du genre à écouter ses jérémiades, il suivit June aussitôt.
Une vingtaine de minutes plus tard le plateau du pick-up débordait de sacs en tout genre. Thomson s’acquitta de sa note, sortit de la boutique, salua June, esquissa quelques pas en direction de son véhicule, avant de s'arrêter et de revenir vers le jeune homme.
Il plongea ses yeux dans les siens, sans rien dire tout d’abord. June sourit, confiant. Peut-être revenait-il lui donner un pourboire ce qui arrivait de temps à autre.
— Dis-moi gamin...
— Oui monsieur Thomson ? l’encouraga June.
L’homme se gratta le front, sortit une blague à tabac de sa poche, puis enfin se lança tout en se roulant une cigarette.
— C’est que j’ai un peu peur que tu prennes mal ce que je vais te dire...
June ne quittait pas les mains de Thomson, fasciné par la dextérité de celles-ci, à saisir le papier fin sans le déchirer, à le plier, le tordre, le rouler, de façon à répandre uniformément le tabac, la régularité parfaite de la cigarette qu’il avait portée à sa bouche.
— Je ne le prendrai pas mal, monsieur Thomson.
La voix était décidée, ferme. Presque un cri. Une promesse sûre de sûre. Thomson sourit.
— Je te crois. C’était bête excuse-moi, c’est vrai qu’on est entre hommes et qu’on peut se parler franchement. Donc voilà, je me demandais... si t’en avais pas marre de rester collé à cette chaise ?
June, yeux grands écarquillés, en resta coi, et Thomson commençait déjà à regretter la façon dont il avait formulé sa question. Il n’aurait pas dû tourner autour du pot, ça ressemblait à quoi cette question ? À un jugement. Normal que le gamin se vexe, avec cette conne qui le rabaissait du matin au soir. Son propre fils ! Mais si June était choqué, c’était surtout que personne ne s’inquiétait jamais de savoir s’il en avait marre de quelque chose.
— Oh pour sûr que j’en ai marre de cette chaise, monsieur Thomson !
Thomson tressaillit.
— Tu ne dis pas ça juste pour me faire plaisir, hein ?
June le fixa intensément.
— Monsieur Thomson, je vous le jure. J’en ai vraiment marre de cette chaise.
Il marqua une pause, comme pour prendre son souffle.
— Marre de cette chaise, marre de cette route, marre de rester là à fixer le néant, marre de la boutique, marre de la clochette qui tinte, marre qu’on me prenne pour le dernier des derniers, y’a vraiment un gros paquet de trucs dont j’en ai marre Monsieur Thomson. Mais sûr que la chaise est le premier truc de ce gros paquet.
June laissa couler les mots, sans s'en rendre compte. Un trop plein qui avait débordé, il vérouilla le robinet juste à temps. Fallait quand même pas tout balancer, les gens n’aiment pas les trop désespérés.
Thomson regarda le gamin un long moment, y’en avait là-dedans. Ce môme cachait bien son jeu. Il en était quasi certain depuis le début.
— Qu’est-ce que tu dirais de venir travailler pour moi, alors ? On va commencer la cueillette et il me manque des saisonniers, les jeunes de maintenant... la plupart, ils préfèrent se trouver des boulots en ville, où on les paye deux fois moins, mais où y se salissent pas. Du coup je me suis dit que peut-être ça pouvait t’intéresser. T’apprendrais sur le tas, y’a rien de compliqué pour qui veut bien se retrousser les manches. Et puis je paie correctement, tu pourras demander autour de toi. Alors qu’est-ce que t’en penses ?
June baissa la tête sur ses godasses. lI fixa les trous bouchés par le gros scotch marron qui commençait à s’effilocher. Thomson se dit tout d’abord qu’il avait fait une erreur, tant le gamin lui paraissait abattu.
Abattu, June l’était. Une opportunité pareille ! Ce n’était pas piloter un avion, certes, mais quand même. Quelque chose de neuf, du mouvement, un travail, et pour lequel il serait payé en plus ! Ça lui cogna si fort au cœur qu’il en serra les poings pour s’éviter de trembler. Enfin il réussit à articuler quelques mots. Quelques mots tout bas, comme un chuchotis.
— J’en dis que c’est trop beau pour moi. Elle voudra jamais.
Thomson se tourna vers la boutique. La mère les regardait, il posa sa main sur l’épaule de June.
— On va voir ça, répondit-il au gamin.
À ce moment-là, les avions passèrent au-dessus de leur tête. En formation triangulaire, ils s’élevaient, puissants, filant tout droit vers la ligne d’horizon.
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