June et les avions [partie 3]

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L'épicière attendit que le pick-up disparaisse de son champ de vision. Elle compta jusqu'à trois avant de se précipiter sur le pas de la boutique.

Là, elle fit mine de regarder le ciel, la route, de mimer une attente, puis soudain elle se tourna vers June, avec ce regard noir qu'elle avait quand elle était furieuse. C'est à dire tout le temps.

— Qu'est-ce qu'il te voulait le vieux ?

June ne l'entendit pas, il souriait aux nuages, paisible, adossé contre le mur, les mains croisées derrière la tête. Il repensait aux dernières recommandations de Thomson : pas un mot à ta mère pour l'instant, je repasserai en fin de journée, et je lui parlerai, ça se passera bien, fais-moi confiance.

La chaise vacilla, à deux doigts de basculer. L'épicière, impatiente, venait d'y balancer un grand coup de pied.

— Tu vas me répondre oui ! Qu'est-ce qu'il voulait le vieux ?

June ne souriait plus. Il décroisa ses mains et les posa à plat sur ses genoux. Il fixa la femme, ses traits durs, les mèches éparses qui s'échappaient de son chignon, les manches retroussées de sa robe austère, ses mains rougeaudes qu'elle tenait sur ses hanches de chaque côté de son tablier blanc. June avait des images plus douces qui lui revenaient parfois, des sourires, des choses tendres, sucrées, mais c'était peut-être juste des images inventées. Des légendes qui protégeaient l'esprit du noir total. À moins qu'elle n'ait vraiment été belle un jour, mais un jour il y a longtemps alors.

— Mais regardez-moi cet ahuri ! Tu m'entends oui ?

Vraiment très longtemps.

— Je... je sais pas trop. Enfin...Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris.

Elle leva les yeux au ciel en soupirant, tandis que ses bras et ses seins s'agitaient, que tout son corps s'envervait, fiévreux, embrasé de sa colère.

— Il est pas sûr...Couillon que tu es, alors là... Si y'a bien une chose qui est certaine c'est que tu comprends vraiment rien à rien.

Elle postilonnait, éructait ses phrases. Elle pouvait frapper à tout instant. June le savait.

— Il a dit qu'il repasserait en fin de journée je crois.

— Tu crois ? Tu crois ou tu es sûr ? Parce que ça fait toute la différence ça... et pourquoi qu'il repasserait d'abord ?

— Je ne sais pas, je t'ai dit que je n'avais pas très bien compris.

Elle décocha aussitôt un deuxième coup de pied, pas dans la chaise cette fois, mais pile bien comme il faut dans le tibia de June.

— Ah, ah ! Alors ça c'est la meilleure, il va me parler comme si je ne comprenais pas en plus ! Comme si j'écoutais pas, moi ! Comme si c'était moi la demeurée. Allez fous-moi le camp de là, je t'ai assez vu pour aujourd'hui. C'est pas comme si tu me servais réellement à quelque chose de toute façon.

Mais peut-être qu'elle était laide à la base, qu'elle était laide pour toujours et à jamais, pensa June en s'éloignant, boitillant. La garce quand même ! Rester coincé avec cette folle toute sa vie, non, il ne pourrait pas. C'était au-dessus de ses forces. Il finirait par répondre à ses coups un jour, ça serait un beau carnage même, avec tout ce qu'il retenait, ou alors il accrocherait une corde à une poutre. Quand il y réfléchissait, qu'il n'en pouvait plus et cherchait une issue, la première qui lui venait était de serrer fort le cou de sa mère, clore cette bouche, ne plus entendre ses mots. Il pouvait prendre la route, partir quelque part, attraper un train, un bus, partir avec juste un baluchon sur le dos vers n'importe où. Après tout, rien ne le retenait, mais il était tellement englué à sa chaise, aux habitudes installées, tellement conditionné, que ça lui restait vague. Un rêve improbable. Comme un chien restant au pied de l'abre où il toujours été attaché, alors qu'on lui ôte subitement sa laisse. Partir...ça l'effleurait un peu quand même, une douceur, une démangeaison, une envie, un songe, un voyage qu'on fait dans sa tête, jamais il ne se le figurait en une réelle possibilité. Il avait une idée de la route, de la fuite, pareille aux avions, aux choses qui vont et s'élèvent : les papillons, les feuilles au vent, les étoiles, l'aérien, l'inssaisissable. Ce qui échappe. Lui, subissait.

June fila à travers champs, les herbes hautes lui frôlaient les bras, le menton. Des insectes vrombissaient tout autour dans un ballet incessant. Le soleil était haut, le ciel dégagé, d'un joli bleu clair. Et s'il n'y avait aucun avion à l'horizon, June se sentit pourtant vivant comme jamais. Vivant grâce aux mots du vieux Thomson.

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