June et les avions [partie 4]
L’épicière sentait son cœur battre à tout rompre. Des gouttes de sueur lui coulaient depuis la nuque, descendaient lentement le long de sa colonne vertébrale. La sensation était désagréable. Elle qui aimait être tirée à quatre épingles, se sentait poisseuse et avait l’impression de se transformer peu à peu en éponge.
Depuis le départ de June, les clients n’avaient pas arrêté d’aller et venir, à croire que tous ces abrutis s’étaient donné rendez-vous précisément le jour où elle aurait aimé les affaires calmes. Elle n’avait pas une minute à elle pour souffler ni réfléchir. Elle forçait son sourire, jouait son habituelle comédie, mais l’envie n’y était pas. Même la petite musique du tiroir-caisse n’arrivait pas à l’apaiser aujourd’hui. Entre deux tintements de clochette, ses yeux se portaient vers la grosse horloge, comme si à fixer les aiguilles elle allait les faire avancer plus vite. Elle avait hâte que midi se profile pour qu’enfin elle puisse retourner la pancarte accrochée à la porte et tirer les stores. Se poser, s’accorder un peu de répit, réfléchir. Fermer la boutique. Ce qu’elle fit sans traîner quand il fut enfin l’heure, non sans avoir expédié rapidement le dernier client.
Là, dans la pénombre, elle resta un moment à fixer la route, comme abrutie. Au bout d’un temps, elle finit par baisser les yeux sur ses mains qui trituraient les bords de son tablier avec frénésie. Elles tremblaient. Elle cherchait quelque chose pour apaiser son esprit, tentait de se rassurer comme elle pouvait, mais rien n’y faisait. Elle se résolut alors à gagner l’arrière-boutique, se saisit d’une bouteille de gin et s’en servit un verre qu’elle avala quasi d’une traite. L’alcool la brûlait. Les lèvres, la langue, la gorge. Des picotements. Une légère étincelle tout d’abord qui se mua en un grand feu. C’était aussi violent et douloureux qu’agréable. À problème exceptionnel : solution exceptionnelle. Elle but une nouvelle rasade directement au goulot.
Alors qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter le gamin, v’la que le vieux Thomson s’en mêlait maintenant. Dès qu’elle l’avait vu revenir vers June, elle avait quitté son comptoir pour aller aux toilettes, du vasistas ouvert elle avait saisi le principal de leur conversation, avant de regagner son poste comme si de rien n’était. Jusque-là, elle avait été tranquille, tout le monde se contrefichait complètement de ce gosse, ce qui lui convenait parfaitement. Mais maintenant… qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir se passer ? Cette bonté soudaine du vieux, ça cachait sûrement quelque chose de louche. En tout cas pas question de le laisser s’approcher de trop près du gamin.
Sous l’effet de la boisson, elle sombrait peu à peu dans une sorte torpeur agréable. De vieilles images lui revenaient en flashs. Le gamin quand il était petiot. La grande mèche brune qui lui barrait le front. Ce geste qu’elle avait eu, de la remonter. Ce contact. Les yeux du gamin, ce regard-là, implorant. Quelque chose de fort, d’intense. Quand il était plus petit tout se passait si bien. Ils avaient été heureux, au moins un peu, de ça elle était certaine. Seulement les choses avaient tourné bien différemment de la façon dont elle se les était figurées…quand est-ce que ça avait commencé à dérailler ? Elle fouillait sa mémoire, peut-être bien quand il avait six ou sept ans, à quoi bon y repenser ? Il était trop tard pour s’appesantir, maintenant. Elle se redressa, tangua jusqu’au lavabo où elle s’aspergea longuement le visage à l’eau froide. Elle défit le haut de sa robe, la descendit jusque sur son ventre avant de se saisir d’un gant pour rafraîchir sa nuque et son buste. Son corps se reflétait dans le miroir. Elle ne le regardait pas. Jamais. Elle suivait juste le mouvement du gant et uniquement le mouvement du gant. Quand elle eut fini, elle se rhabilla. Elle fixa son propre regard. Réajusta les quelques mèches qui s’étaient échappées de son chignon, et se pinça le haut des pommettes. Tout irait bien. Il fallait rester maîtresse de la situation, ne pas se laisser déborder. Seuls les faibles se laissaient aller. Il était hors de question d'agir en victime. Se calmer, faire front, elle avait de la ressource.
Le gamin devait être rentré maintenant. Il avait été si facile de s’en débarrasser, de le mettre à l’abri. Quant au vieux, elle en faisait son affaire.
Elle reboucha la bouteille, la rangea. À quatorze heures, elle releva les stores, retourna la pancarte et rouvrit la boutique comme à son habitude.
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