June et les avions [partie 5]
June n’était pas rentré directement. Après les champs, il avait coupé à travers bois, dérivé jusqu’à la rivière. Il avait choisi un coin à l’ombre, il s’était posé là. Juste au bord. Il avait retiré ses godasses craquelées, retiré ses chaussettes élimées. Il laissait pendre ses pieds juste au-dessus de l’eau. Il se sentait bien, dans la paisibilité des choses qui coulent, les pieds à l’air libre, l’eau qui serpentait entre de petits amas de pierres, bercé par le flic-floc incessant. Il repensait à la proposition de Thomson, à la colère de la mère, à cette façon subite de l’expédier. À cette violence permanente dans les mots, les gestes, le regard. Il ne se faisait pas d’illusion, il ne pouvait pas se permettre. Il avait observé ça chez les autres, ceux qui croient, ceux qui tombent, ceux qui croient si fort que quand ils tombent ils ne s’en relèvent pas. Pour lui qui se sentait en permanence au bord de toute chose, au bout du bout des fils tendus, au bord de la vie comme au bord d’un gouffre, la chute n’était pas envisageable. Aussi il ne croyait pas qu'il se produise réellement de changements, qu’il puisse quitter cette chaise, cette même vue sur la route liquide, qu’il ait la chance de découvrir... la vie. Peut-être pas encore, peut-être pas cette fois. Mais l’idée même, ces mots-là, qu’avaient prononcés le vieux, déjà c’était quelque chose, de fort, d’inattendu, et ça, peu importe la tournure que prendrait les événements, personne pourrait lui enlever. Il repensait aussi à ses mains, leur mouvement, de grosses mains pleines de cals, et pourtant agiles et aériennes qui pliaient tordaient le papier. L’odeur à la fois sucrée et poivrée du tabac, la fumée qui entourait l’homme.
Il se sortit de sa rêverie et décida de descendre le lit du cours d’eau pied nus en longeant la rive, noua ses godasses par les lacets avant de les jeter sur son épaule. Le lit de la rivière s’élargissait au fil de ses pas, éloignant à mesure la distance entre les deux rives. Il aimait à sentir les différentes textures de la terre et de tout ce qui y grouille sous la pulpe de ses pieds, mélange de granules, de rampants et d’humidité spongieuse. Ça lui rinçait la tête toutes ses sensations, de se sentir raccroché au vivant, ça laissait s’écouler le sale. S’il continuait sur deux kilomètres, il tomberait sur l’espace de baignade qu’affectionnaient les gens des alentours, jeunes et moins jeunes. Là où filaient les garçons qui conduisaient des décapotables avec à leur bord des filles aux cheveux de vent. June n’allait jamais jusque-là. Évidemment. June ne regardait jamais son corps, les pieds, juste les pieds. Les pieds c’était tolérable. Les pieds, les mains, ses ancres, ses amarres. Ce qui permet de s’accrocher, d’agripper, ce qui retient à la vie. Les jambes, le torse, le ventre, non. C’était la pâleur et la maigreur, la peau tendue, les os qui saillent, ce qui tend vers la mort.
Il apercevait maintenant le sentier qui coupait au travers du bois, et menait de là vers d’autres champs, et de ces champs, jusqu’à une zone pavillonnaire. Il s’arrêta, jeta ses godasses à terre, et c’est quand il s’apprêtait à les remettre qu’il aperçut Joey la barrique en train de pêcher sur la rive d’en face. Pêcher c’était peut-être un bien grand mot. L’homme, les yeux mi-clos, tendait une canne au-dessus de l’eau, rien n’était moins sûr qu’il y ait accroché un hameçon. On pouvait le trouver là à tout heure du jour, voire parfois de la nuit, en train de cuver sa bière. Dès qu’il était trop plein, dès que sa femme lui jetait à la tête les pires insultes qu’elle pouvait connaitre et toute la vaisselle qu’étaient capables de saisir ses mains, Joey se réfugiait là. Ce n’était pas un mauvais bougre, il n’était même pas méchant, juste que ce qu’il aimait le plus dans la vie, c’était lever le coude. June lui fit un grand signe de la main, comme il ne réagissait pas, il le héla.
— Hey Joey, ça mord ?
Joey sursauta, regarda à gauche puis à droite, et enfin droit devant il aperçut le gamin sur le bord de l’autre rive. Il s’esclaffa aussitôt.
— Bah ça ! Qu’est-ce que tu fous là le dingo ? Maman a lâché la bride ? Qui garde ta chaise ? Me dit pas que t’as buté la vieille !
— Très drôle. J’ai un truc à te demander.
— Je t’écoute.
— Attends faut que je traverse.
June laissa ses godasses à terre, il fixa l’eau, regarda son pantalon. Il hésitait.
— Me dit pas que t’as peur de l’eau ! Elle doit à peine t’arriver au-dessus du genou, et puis le courant n’est pas très fort.
June ne craignait ni le courant, ni l’eau. Il hésitait à retrousser son pantalon et à la remonter au-dessus des genoux, mais si Joey voyait ses cannes, il n’allait pas le rater.
— T’as peur des crocodiles ? railla encore Joey.
Finalement June se contenta d’un ourlet à mi — mollet et progressa sans problème jusqu’à Joey.
— Eh bah t’en a mis un temps à te décider !
June haussa les épaules.
— Alors qu’est-ce que tu veux ? Craches le morceau..
— Du tabac et des feuilles.
Joey s’étouffa de rire et en rajouta trois couches en se tapant sur les cuisses.
— Elle est bien bonne celle-là, surtout venant de la part d’un môme qui tète encore le sein de sa mère .
Joey provoquait. Joey provoquait tout et tout le monde, il avait le mot blagueur, le mot qui pique. Il était toujours le seul à rire de ses propres plaisanteries, mais peu lui importait.
— Deux bières se contenta de répondre June.
— Deux bières ! Et en plus il croit je vais lui faire la charité. Quatre !
June fouilla ses poches, compta les pourboires de la semaine, la recette était maigre.
— Trois, à prendre ou à laisser.
— Ça marche, répondit l’homme en se redressant.
— C’n’est pas pressé, précisa June, t’auras qu’à laisser ça sur le bord de la fenêtre de la remise comme d’habitude, celle du derrière.
— C'est pas pressé, mais moi j’ai soif ! À plus tard gamin !
June regarda s’éloigner l’homme, espérant qu’il ne boirait pas tout l’argent qu’il venait de lui confier. Avec Joey, on pouvait pas savoir, un coup sur deux il ramenait ce qu'il lui avait été demandé, le reste du temps, il buvait tout l’argent que ses poches contenaient. C’était comme pour la proposition de Thomson. Il ne fallait pas trop en attendre, ne pas se faire trop d'illusions.
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