June et les avions [partie 6]

4 minutes de lecture

June marchait sur le sentier. Au bout il y avait la maison de la mère. La maison de la mère, pas leur maison, pas sa maison à lui. Lui, il logeait dans la remise au bout du jardin. La maison c’était avant, un temps lointain. Tellement lointain qu’il semblait avoir été rêvé. Parfois, de rares fois, quand la mère n’était pas là, de rares jours comme aujourd’hui, June pénétrait le seuil. Il grimpait l’escalier de bois, il poussait la première porte à gauche. Sa chambre d’enfant, intacte, figée dans le temps ancien, les comètes et les agates, les Kalpas. Trois avions de papier qui balançaient au bout d’une ficelle. Les rideaux bleu infini raccord au couvre-lit. Un endroit étranger et familier à la fois. Des flashs. Des images d’à peine, de très peu. Parfois il avait l’impression même de n’avoir jamais réellement investi ce lieu. Qu’il n’y avait été qu’en visite. Un invité. Le passager d’une autre vie. Que tout ça n’était qu’un décor, une légende, une qui ne lui appartenait pas. Il fallait bien qu’il y ait rêvé un jour pourtant, sûrement allongé sur le lit, sûrement le nez levé vers les avions.

June aimait contempler cette pièce, ce bleu infini, la tendresse qui flottait là, qu’il percevait tant dans les couleurs, que dans l’agencement. Cette tendresse c’était la possibilité d’une chose qui avait existé, d’une chose qui pouvait renaitre. Ça mettait des voiles, du baume, sur les violences de la mère. Presque ça l’excusait. Mais cette fois-là June ne pénétra pas le seuil de la maison. Il se dirigea directement vers la remise au bout du jardin. Une baraque en bois semblable à une niche. C’était bien cela. Il était le chien de sa mère. La marionnette qu’on dirige. Poupée de chiffon collée à sa chaise de paille. À quoi bon rêver d’autre chose. La mère ne changerait plus.

Près de la remise gisait un plateau, le bol de la veille, la gamelle du chien. June leva le loquet, poussa la porte. Il se laissa tomber sur le vieux canapé aux fleurs fanées. Un canapé, une lampe à pied, des cartons qui débordaient de vieux livres. Des livres, c’était étrange. June aurait aimé pouvoir connaitre leur secret, ce qui vivait au cœur du papier, ce qui avait été gravé là. La mère ne lisait pas, jamais, elle savait pourtant. June posait parfois la main sur l’un ou l’autre, regardait les images peintes, imaginait ce qui pouvait battre dessous. Il se posait la question de leur origine, la mère les avait-elle tenus en main un jour ? Mais la plupart du temps, il ne se posait pas de questions, il s’asseyait devant la table juste à la gauche du vieux canapé, et ses mains jouaient. Il n’avait que ça à faire, faire jouer ses mains, et de ses mains qui jouaient, évanouir la pensée et le temps. Tordre, plier, pareil au vieux Thomson. Lui tordait le fer et l’acier, bouts de rien en métal, choses jetées, choses abandonnées aux poubelles et aux trottoirs. Choses à qui il redonnait la vie, une vie nouvelle, neuve, suspendue dans la remise. Des avions de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes formes. June regardait ses avions, qui vibraient au souffle du vent. June fermait les yeux, et les airs s’offraient à lui.

***

Le dernier client avait fait teinter la clochette depuis longtemps, quand le pick-up se gara devant la boutique. Un nuage de poussière ocre se souleva. Elle attendait. Depuis une heure, elle ne faisait plus que ça. Les mains à plat sur le comptoir, renâclant comme le font les animaux que l’on traque, pour savoir dans quelle direction se trouve l’issue. Elle ne fuirait pas. Elle ferait front.

Le vieux passa à côté de la chaise lentement, son regard parlait pour lui, au travers de la vitrine, elle le sentait, qui la transperçait de part en part, qui voyait au travers de ce corps qu’elle ne regardait jamais et sondait jusqu’à son âme. Ses lèvres commençaient à trembler. Les yeux lui piquaient. Elle ressentait un poids. Quelques chose de lourd qu’elle avait tenu à bout de bras, qu’elle avait tenu sans plus savoir quoi en faire de longues années. Ce poids c’était June, son histoire, leur histoire mêlée.

Quand la clochette tinta, il lui sembla que l’air s’évanouissait de ses poumons. Qu’elle allait vaciller, tomber raide, ne plus se relever. Presque une délivrance. Pas de confrontation, pas de mots, plus de secret. Elle entendit alors la voix, cette voix, celle de son tout petit qui remontait du loin du loin, du profond, de l’enfoui. Il riait aux éclats. Sur le tapis de la chambre bleue. La fenêtre était ouverte. Les avions au-dessus de sa tête sous le mouvement de l’air, sautillaient, semblaient rire avec lui. Cela dura une poignée de secondes. Une toute petite poignée de seconde, ce rire, ce bonheur passé. Ça touchait à ses entrailles, à son ventre, au ventre du mère monde, au souffle même des choses. C’était cruel. Ce rire comme une lumière, et le noir qui de nouveau courait. Elle ferma les yeux, les rouvrit. Des rigoles dévalaient son visage. Le vieux la fixait. Calme. Il ne disait rien.

Son regard ne manifestait aucune tendresse, aucun apitoiement. C’était le regard de celui qui attend, un regard déterminé. Elle s’en moquait bien maintenant. Elle voulait juste entendre encore ce rire, le rire de son enfant, de son tout petit, relever encore cette grande mèche qui lui battait le front, et se perdre dans ses yeux limpides. Son tout petit. Pas cette imposture, qui n’avait été qu’une pâle copie. Qui lui n’avait pas d’histoire, pas de nom. Qui n’incarnait que son égarement, celui d’une nuit trop douloureuse. Une nuit qui n’en avait plus fini. Quelque chose allait se passer, se jouer là, se jouait déjà entre eux. Elle le savait, aussi sûrement qu’elle savait que le jour neuf viendrait cette fois après la nuit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Hel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0