Chapitre 1

7 minutes de lecture

15 janvier

J – 14

Near, far, whereeeeeeever you aaaaaare

I believe, that my heart does, go ooooooooon

La table tremble sous mes pieds alors je m’agrippe fermement à Joanna. Notre rangée se balance de gauche à droite au rythme de la musique entonnée a capella, un mélange d’accents de toute l’Europe et l’Asie. À ma gauche, les intonations gutturales de l’Allemagne d’où vient Joanna. En face de moi, la prononciation parfaite d'Arthur, venu de Toronto. Et moi, je ne fais plus trop d’efforts pour masquer mon accent bien français. L’alcool dans mon sang ne me le permet plus. Arthur m’a chambrée toute la soirée à ce propos : « Plus tu bois, plus t’es française. » a-t-il dit en s’esclaffant à plusieurs reprises.

La chanson se termine sous un tonnerre d’applaudissements de toutes parts. Les trois longues tablées explosent dans une euphorie générale. On pleure, on rit, on se serre dans nos bras. Il y a encore quatre heures, je ne connaissais Joanna et Arthur que de vue. Mais plusieurs cannettes de bière, deux shots de vodka immonde, et une vingtaine de chants idiots et de gages absurdes plus tard, nous voilà presque comme des meilleurs amis. Le sitsit, cette tradition finlandaise à laquelle aucun étudiant ne peut échapper, nous crée des souvenirs singuliers que je ne serais même pas capable d’expliquer à mes proches restés en France. Quatre heures de festivités aux règles bien définies. On chante, on mange, mais surtout, on boit, on dénonce chaque infraction (rire, boire ou manger au mauvais moment, ou, pire encore, parler une autre langue que l’anglais), et on se retient de partir en fou rire en assistant aux gages souvent humiliants imposés aux délinquants de la soirée. On y apprend l’autodérision, une certaine forme de déloyauté, ou, tout l’inverse, et on y crée des liens avec de parfaits inconnus qu’on aura peut-être oubliés le lendemain.

— Tu viens au pub ? me demande Joanna, le regard vitreux. C’est à cinq minutes à pied.

Bien sûr, il est trop tôt pour que la soirée s’arrête. J’aperçois Laura, plus loin, en grande discussion avec ses nouveaux amis. Elle parle avec de grands gestes comme elle a l’habitude de le faire quand elle est enthousiaste. Je voudrais la rejoindre, mais déjà Joanna et Arthur m’emportent vers la sortie. Je renfile mes boots, ma doudoune, mon bonnet ainsi que mes moufles, et me voilà dehors. Il neige dru. La lumière jaune des lampadaires se reflète sur le sol blanc. J’enfourche mon vélo avant de me rappeler que ce n’est certainement pas la meilleure idée dans mon état. Nous suivons la masse d’étudiants titubant jusqu’au bar Kansan, notre endroit fétiche pour se détendre, et la partie reprend. Léo, Léna et Laura nous rejoignent, accompagnés de leurs nouveaux amis : polonais, français, allemands ou norvégiens. L’un d’entre nous, j’ignore lequel, commande des shots à la myrtille pour tout le monde. Le sucre du fruit et la noisette de glace vanille contenus dans le verre à shot tapissent ma gorge d’une douceur alcoolisée. Je m’enfonce toujours plus dans ce nuage sensoriel qui m’envahit depuis le début de la soirée. Le bruit n’agresse plus mes oreilles. Je rigole de toutes les blagues qui sont faites autour de moi. Je me délecte du toucher de mes camarades, je pose ma joue sur l’épaule de Laura qui n’arrête pas de raconter ses histoires à dormir debout. J’éclate de rire, je ne sais plus pourquoi, et on me met un autre verre à shot plein dans la main. Nouvel éclat de plaisir dans ma bouche. Il se fait tard, je me sens fatiguée, mais j’ai l’impression de fusionner avec la banquette sur laquelle je suis assise. Je voudrais que cet instant dure éternellement. Je ne veux pas penser à demain, à l’université, aux examens et à cet avenir que je dois préparer. Je veux vivre dans ce nuage où les choses physiques comme les choses mentales se mêlent pour peindre une œuvre aux milles couleurs, toujours en mouvement. Toujours rassurante.

L’illusion se brise quand on me tire dehors. Le bar ferme, il est temps de migrer au Half Moon, seule boîte de nuit de la petite ville laponne. Rovaniemi n’est pas bien grande, mais elle rassemble l’essentiel pour satisfaire ses nombreux étudiants. Nous voilà dans les escaliers s’enfonçant dans la discothèque. La musique y est forte, agressive, les lumières tout autant. Un écran projette une animation psychédélique de formes et de couleurs fluorescentes. La fatigue me rattrape. Je danse un peu, menée par mes amis européens, mais mon regard ne parvient pas à se détacher de l’écran. Je me sens happée dans ce tunnel coloré qui fait des loopings au rythme de la musique pop qui perce les enceintes. L’instant suivant, sans me rappeler de l’enchaînement des événements, me voilà dehors, sur mon vélo, seule dans la ville endormie. Je roule sur la piste cyclable, l’esprit encore embué. Je ne devrais peut-être pas, me dis-je. Mais il n’y a personne, ni sur la route, ni sur la piste. Pas un bruit. La neige tombe dans un silence assourdissant. Les roues de mon vélo tracent une ligne nette sur le tapis fraîchement blanchi. Je traverse le bras de terre qui sépare l’étang de la rivière, deux étendues d’eau figée et recouverte de cette robe blanche qui a drapé la ville il y a de cela quelques mois.

M'arrêtant au bord de l’étang, je laisse tomber ma bicyclette dans la neige et m’assois juste à côté, le regard essayant désespérément de percer l’obscurité qui nimbe l'étendue d'eau. Mon overall, combinaison bleue dont aucun étudiant ne peut se passer pour aller en soirée, me protège de l’humidité. Je m’allonge et fais l’ange en agitant mes jambes et mes bras de haut en bas. Les flocons flottent au-dessus de mon visage et s’y posent en criblant ma peau de petites échardes gelées. Je pourrais m’endormir si je n’avais pas si froid.

— Bouh ! s’exclame une voie féminine à ma droite.

Je sursaute, provoquant un éclat de rire de mon amie, que je viens de reconnaître. Laura s’assoit à côté de moi.

— Tu aurais dû me dire que tu rentrais, dit-elle avec son accent ibérique délicieux.

— Je ne te l’ai pas dit ?

Elle secoue la tête, un sourire las aux lèvres. À son tour, la voilà qui fait l’ange, juste à côté du mien.

— Cet endroit ne me semble toujours pas réel, dit-elle. Nous voilà, au beau milieu de la nuit, allongées sur le sol, dehors. Sans la moindre crainte.

— C’est vrai, je n’avais jamais remarqué que je n’ai jamais eu peur ici.

— Moi, j’ai déjà eu peur.

— Quand ça ?

— Quand je me suis rendu compte qu’il allait faire nuit presque tout l’hiver. Mais finalement, ce n’est pas si terrible.

Elle glousse, je glousse, deux dindons en Laponie. Je glousse de plus belle à cette idée, sans la lui partager. Très vite, on se retrouve à rire incontrôlablement sans aucune raison particulière.

Nous rentrons à la résidence universitaire ensemble, en marchant, nos vélos à la main. Le tapis de neige est désormais trop épais pour rouler. Il faudra attendre que la dameuse passe demain, très tôt. Cela nous laisse le temps de papoter. Elle me parle de ses nouveaux amis rencontrés au cours de la soirée : Vassili, le nouveau copain de sa colocataire, dont elle avait uniquement entendu parler jusque-là, et Arthur, un Canadien à la langue bien pendue. Je lui parle de Joanna et d’Andrew.

Arrivées à Lauri et Eero, les deux bâtiments logeant les quelques deux cents étudiants internationaux de l’Université de Laponie, nos chemins se séparent. Elle vit à Lauri, moi à Eero, quelques dizaines de mètres plus loin. De ma chambre, j’ai vu sur la fenêtre de la sienne. Je n’éteins la lumière que quand j’aperçois la sienne s’éteindre également. Mes minces stores fermés ne filtreront pas tellement la lumière du soleil quand il se lèvera demain, mais ce ne sera pas avant dix ou onze heures. Sur le cercle polaire, les journées sont bien courtes.

La nuit m’avale comme une friandise et je m’enfonce dans un sommeil dépourvu de rêves, au creux de mes draps. Mes nuits sont souvent similaires. J’ai le sommeil d’un enfant en bas âge. Ma chambre représente ce cocon paisible où rien ne peut m’atteindre. C’est ici que je prends certains de mes repas, que j’appelle mes parents et mes frères en visio, c’est ici que mes chiens me manquent, que je regarde les stories Instagram de mes amies en France, qui tissent des souvenirs ensemble sans moi. C’est ici que je lis, des heures durant, en anglais et en français, que j’écris des essays pour les cours, que j’effectue des recherches pour les exposés de groupe à préparer, que je dessine, beaucoup. C’est ici que je m’habille, que j’empile les couches de laine et de polyester sur mon corps, que j’envoie des vidéos de mes looks toujours plus « bonhomme Michelin » à mes copines pour les faire rire. C’est ici que je regarde des séries, des films, jusque tard dans la nuit, que je danse, la musique à fond, jusqu’à en avoir le souffle court. C’est ici que je ris aux éclats quand Rikki me raconte toutes ses anecdotes dont elle a le secret, et que je pleure quand la perspective de mon avenir, le vrai, celui de l’adulte que je vais devenir, me tiraille d’angoisse. Celui auquel mes parents me rappellent toujours de penser, comme si j’allais oublier. Dans cette pièce rectangulaire, trop grande pour le peu de meubles qu’elle contient, aux murs jaunâtres recouverts de quelques photos de vacances, chaque instant de ma vie d’étudiante prend place.

Au petit matin, la déneigeuse me réveille en passant sous ma fenêtre, mais je me rendors immédiatement. Les heures défilent avec insouciance. Je n’ai pas cours aujourd’hui, c’est samedi. La résidence est probablement bien calme après la soirée dernière. J’entends Rikki, ma colocataire vietnamienne, quitter l’appartement pour aller faire sa lessive dans l’autre bâtiment, puis elle se met à cuisiner en revenant. Très vite, les effluves atteignent ma chambre en se faufilant dans les interstices de ma porte, et je sens ma première nausée de la journée.

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