Chapitre 2

6 minutes de lecture

16 janvier

J – 13

 Les rayons jaunes se reflètent sur la neige d’un blanc immaculé tombée la nuit dernière et s’engouffrent par la fenêtre de ma chambre par effraction, se faufilant par les interstices des lattes de mes stores. Il fait généralement encore sombre quand je me réveille, même tard. Le jour ne se lève vraiment qu’aux alentours de dix heures à cette période de l’année. Mon sommeil a été d’une profondeur rare. Je n’ai pas rêvé. J’ai eu la sensation d’être enveloppée dans du coton et de flotter dans l’espace pendant plusieurs heures, inondée de bien-être.

 Rikki cuisine merveilleusement bien. D’ordinaire, je sauterais du lit pour accourir dans la cuisine, la salive aux lèvres. Mais aujourd’hui, c’est au-delà de mes forces. Un étau enserre mon front, le plafond ne tient pas en place, et le mélange des différents alcools que j’ai ingurgités hier soir gargouillent dans mon estomac. Si je bouge ne serait-ce qu’un peu, je risque de tout régurgiter sur le lino blanc. Je ferme les yeux, me concentre, et le sommeil me remporte. Quand je me réveille à nouveau, le silence est revenu dans l’appartement. Rikki s’en est allée.

 Je me lève prudemment. Les murs de ma chambre chichement décorés se sont immobilisés. Je ne perds pas de temps et m’en vais évacuer le contenu de ma vessie aux toilettes. J’ai l’esprit embué. Une bonne douche devrait me sortir de ma torpeur. Mais sa chaleur ne fait que m’y renfoncer. Alors je commence à me préparer un bol de muesli à grignoter dans mon lit. J’allume mon ordinateur et choisis un épisode de Grey’s Anatomy que j’ai déjà vu une demi-douzaine de fois. Le reste de la matinée s’écoule ainsi. J’entends les pas des étudiants dans la neige, de l’autre côté de ma fenêtre. Je n’ose pas ouvrir les stores. J’aime l’animation que m’offre le rez-de-chaussée, mais aujourd’hui, je n’ai nulle envie qu’on puisse m’épier. Je jette tout de même un œil vers la fenêtre de Laura, à Lauri. Ses rideaux sont ouverts. Alors je lui envoie un message : « Chaque minute est un calvaire. Ne me laisse plus jamais boire comme ça. » Je fixe un instant l’écran inerte de mon téléphone. Pas de réponse. Je lance un nouvel épisode avant de faire une petite sieste.

 Quand je rouvre les yeux, il fait déjà nuit. Je soupire de lassitude : encore une journée bien productive. Quel gâchis. Le temps m’est compté, en Finlande. Dans quelques mois, il faudra déjà rentrer, et je regretterai chacune de ces journées vides passées dans mon lit. Au moins, la nausée m’a quittée même si je me sens encore un peu ramollie. Mon téléphone ne cesse de vibrer sur ma table de chevet. Il est déjà vingt heures. Rikki n’est pas rentrée, elle doit manger en ville avec ses amies. Laura m’a répondu un émoji mort de rire. Une pointe de déception perce ma poitrine. J’aurais préféré des mots. J’ouvre enfin la conversation des étudiants internationaux de la ville, en effervescence. J’y vois des photos à moitié floues du ciel noir. Noir…pas tout à fait. Il est zébré de larges lignes vertes que les objectifs des téléphones capturent mal. « Elles sont énormes, ce soir ! », lis-je. « Vite ! Sortez tous ! » Je bondis en-dehors de mon lit et ouvre mes stores. Elle est là. L’aurore boréale. Je la discerne malgré les lampadaires allumés. Elle est particulièrement intense. Au même moment, Giovanni et Lena, mes amis italiens, frappent à la porte de mon appartement. Je leur ouvre, en pyjama.

 — Qu’est-ce que tu attends pour t’habiller ! s’exclame le garçon. Dépêche-toi, Léo et Laura nous attendent sur la rivière ! La pollution lumineuse y sera moins forte.

 Mais je ne l’écoute déjà plus. Derrière lui, l’aurore boréale oscille avec douceur, nappant le ciel étoilé comme un papier cadeau. J’ai déjà pu observer de jolis spectacles célestes de ce type, ces derniers mois, mais aucun n’égalait la taille et la puissance de celui-ci. Le vert d’ordinaire fade est aujourd’hui aussi fluorescent que sur les photos surexposées qu’on trouve sur les réseaux sociaux. On aura beau m’expliquer que ce phénomène est dû à des éruptions solaires dont les particules s’immiscent dans l’atmosphère terrestre par les pôles où le champ magnétique est moins épais, je ne peux m’empêcher de croire en des explications plus mystiques. La science peut tout expliquer, mais pas l’explosion d’adrénaline qui irradie dans mes entrailles à cet instant.

 Quelques minutes plus tard, me voilà à califourchon sur mon vélo, pédalant à tout allure à la suite de Lena et Giovanni jusqu’à la rive de la Kemijoki qui traverse la ville. Je laisse mon vélo tomber dans la neige et je descends sur la glace, les yeux toujours rivés sur la voûte céleste. L’obscurité m’enveloppe à mesure que je m’éloigne des lumières de la ville. Le fleuve est large d’une centaine de mètres et l’épaisse couche de glace qui la recouvre en ce mois de janvier soutiendrait facilement le poids d’un camion. Nous ne sommes pas les seuls à avoir eu l’idée de venir ici. La glace est parsemée de personnes à la tête penchée en arrière.

 — Rien de tel pour guérir une gueule de bois, n’est-ce pas ? me susurre-t-elle à l’oreille.

 Je glousse avant de la prendre dans mes bras. Laura est plus petite que moi. Elle a d’épais cheveux sombres et de grands yeux bruns aux cils interminables. L’aurore se reflète dans ses yeux quand elle les lève pour me regarder. Elle tient dans ses mains un appareil photo accroché à un petit trépied. Les photos ne peuvent être réussies que si l’appareil est parfaitement immobile. Elle le met en place et me demande de poser pour effectuer la mise au point. Je m’assieds dans la neige et promène mes yeux sur toute la longueur de l’aurore qui passe juste au-dessus de la rivière. Lena, Giovanni et Léo poussent des hurlements d’extase dès qu’elle dévie légèrement de sa trajectoire. Moi, je lis la longue lettre de l’univers. Ces rayons nous viennent tout droit du soleil. Ils ont traversé une partie du système solaire pour arriver jusqu’à nous.

 — C’est prêt ! s’exclame Laura.

 Les photos s’enchaînent sous tous les angles possibles. Le clic régulier de l’appareil se mélange au bruit de nos pas sur la neige semblable à du polystyrène et aux exclamations de joie des spectateurs. Mais, quelque part, j’ai l’impression que l’aurore boréal chante. Son silence n’est qu’illusoire. Je m’allonge sur le dos, j’écarte les bras, et alors que je me laisse doucement bercer par sa régularité presque géométrique, elle explose.

 Ses rayons s’éparpillent et s’enroulent sur eux-mêmes pour former une boule juste au-dessus de nous. Et la boule tournoie, danse et grossis, composée de milliers de feuilles vertes et violettes qui s’agitent les unes contre les autres comme des lames de rasoir. Laura danse avec elle. Elle sautille en poussant des cris de joie et en serrant dans ses bras nos amis pendant que je suis clouée sur le sol par le poids de l’aurore. Ils finissent par me rejoindre. Nous voilà tous les cinq allongés en étoile, nous tenant les mains, conscient que nous sommes témoins d’un spectacle impromptu et unique, que cet instant s’effacera dès que l’aurore se dissipera. Conscients que cette soirée ne pourra jamais être narrée assez fidèlement.

 Mon téléphone vibre dans ma poche pendant l’extase, plusieurs fois. Quand enfin le voile vert retrouve sa forme originelle et s’estompe, je me lève et ma conscience regagne la terre ferme. Toutes les personnes qui m’entourent affichent cet air hagard, même les Finlandais. L’aurore brille encore un peu au-dessus de nos têtes. Demain, elle n’existera plus. Le monde tel que je le connais si bien m’enveloppera à nouveau et le souvenir de cet instant passé dans les cieux sera tout ce qu’il me restera d’une sensation de vie intense que je convoite depuis si longtemps. En attendant, le froid m’envahit. Mes jambes se figent, mon nez se glace, et je tremble.

 Je n’ai aucun souvenir de notre retour à la résidence universitaire. En regagnant mon lit, je constate plusieurs appels manqués de mes parents sur mon téléphone. Ils ont essayé de me joindre plusieurs fois, mes frères aussi. Il est si tard, ils n’ont laissé aucun message. Ça peut bien attendre demain, pensé-je. Je m’endors paisiblement, l’esprit toujours flottant au-dessus de mon corps. Dehors, j’entends les exclamations d’étudiants qui font la fête. C’est du moins ce que je crois…

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