Chapitre 3

8 minutes de lecture

17 janvier

J – 12

Le campus de l’Université de Laponie s’étend sur trois bâtiments connectés par des couloirs, si bien qu’il n’est pas nécessaire de se replonger dans le froid de l’hiver lapon pour passer de l’un à l’autre. La faculté des arts, où je passe le plus clair de mon temps, est aussi le bâtiment le plus récent, véritable joyau d’architecture avec son plafond en verre qui déverse sur le hall de la lumière naturelle à toute heure de la journée grâce à un ingénieux système de parois vitrées inclinées.

Ce matin, j’ai cours d’histoire de l’art indigène saami, ce peuple autochtone natif de la Laponie. Je me rends à la fac en marchant, j’y suis en quelques minutes. Dans le hall, je quitte ma doudoune et mes après-skis pour enfiler des chaussons, à l’instar des étudiants finlandais. Je laisse mes affaires sur un porte-manteau, comme les autres, et me rends en cours sans me soucier le moins du monde de ne pas les retrouver à la fin de la journée. J’aime cette normalité qui m’a fait écarquiller les yeux la première fois que j’en ai été témoin il y a cinq mois.

J’ai foulé le sol lapon pour la première fois en août dernier. Après plusieurs heures dans un avion, j’ai atterri dans la ville de Rovaniemi un jour particulièrement gris et pluvieux. Moi qui avais vécu toute ma vie dans un petit village d’Auvergne, je me retrouvais du jour au lendemain propulsée dans un environnement où tout m’était étranger : la langue, le climat, le rythme de vie, les gens. On m’a remis les clés de mon appartement et j’y ai rencontré ma colocataire, Rikki, que j’adore mais qui m’est complètement opposée. Il a fallu que j’apprenne à vivre avec elle en même temps que j’apprenais à vivre ici. Et chaque matin, chaque jour, une nouvelle chose me frappait : le prix de certains fruits, la couleur du ciel, l’accent des locaux en anglais, la longueur des journées, l’abri antiatomique dans le sous-sol de mon bâtiment construit dans les années 1980 à quelques centaines de kilomètres de la frontière russe (il accueille désormais les soirées étudiantes…). Puis la faculté, spacieuse, propre, moderne. Des professeurs qui parlent un anglais impeccable, des salles équipées, un restaurant universitaire délicieux. Il était tentant, au début, de ne voir que le positif.

Puis les nuits se sont fait plus longues, les contacts avec les Finlandais presque impossibles tant ils pouvaient être imperméable aux relations sociales, la sensation de solitude qui ne me quittait plus vraiment, même quand je me retrouvais entourée des trop nombreux Français de la résidence. Être une étrangère a autant de bienfaits que d’inconvénients. Je pensais à mes frères, à mon neveu qui venait de naître, à mes parents dont j’entendais la voix de plus en plus rarement, et à mon chien qui devait se demander où j’étais passée. J’aurais voulu tous les avoir ici, en Laponie, et en même temps, je savais que l’aura du lieu n’aurait pas existé si je n’avais pas été seule.

— Aujourd’hui, nous allons nous concentrer sur l’art des saami norvégiens entre 1900 et 1950, époque particulièrement charnière et, malheureusement, particulièrement funeste, commence le professeur dans son anglais enrobé du miel finlandais.

J’ouvre une page blanche de traitement de texte et y note le titre. Autour de moi, les étudiants ne peuvent s’empêcher de bavarder, chose étrange dans ce pays habituellement si discipliné. Certainement des étudiants étrangers, pensé-je. Au même moment, Laura m’envoie les photos des aurores boréales qu’elle a prises hier soir. Il y en a plusieurs dizaines, certaines identiques. Je les contemple avec l’espoir infime que l’embrasement qui m’a prise hier se réveille à nouveau en moi, en vain. Ces photos sont somptueuses mais elles peinent à reproduire l’effet de l’aurore en mouvement. Alors je reporte mon attention sur Laura et moi, posant fièrement devant l’objectif, nos visages à peine discernables puisque la mise au point est faite sur le torrent vert qui nous surplombe. Je sélectionne quelques clichés qui finiront sur mon Instagram avant la fin de la journée, de quoi rendre jaloux plus d’un en métropole. J’imagine déjà les commentaires que laissera ma mère : une suite absurdement longue d’emojis exprimant l’admiration, et des cœurs. Beaucoup de cœurs de toutes les couleurs. Mon père, lui, écrira simplement : « Magnifique. », comme ça, avec un point. Je note en passant dans un coin de ma tête que je dois les rappeler.

— S’il vous plaît, intervient le professeur visiblement agacé par l’agitation des étudiants. Je sais que vous avez toutes les raisons du monde d’avoir l’esprit occupé, mais peut-être pourrions-nous essayer, juste ce matin, de faire comme si tout allait bien.

C’est un homme plutôt âgé au crâne dégarni. Il parle sur un ton monotone mais ses propos sont toujours auréolés d’une certaine passion. Ce matin, pourtant, son visage affiche un air soucieux.

— Comment pouvez-vous prétendre qu’on peut faire comme si tout allait bien ! réplique une étudiante à l’accent polonais.

Le professeur soupire en baissant les yeux. Il fait mine de remettre en ordre ses notes et se gratte la tête. L’étudiante retourne à sa discussion mouvementée avec ses camarades.

— Je m’en vais, chuchote-t-elle trop fort pour que je ne l’entende pas. J’ai déjà pris mes billets d’avion. Hors de question de rester ici.

— Tu exagères, lui répond un jeune homme, si ça se trouve, c’est une blague, ou une erreur. C’est trop gros ! Tu vas te sentir idiote, en Pologne, alors qu’il ne se passera rien de grave.

J’ouvre machinalement une application d’actualités, intriguée par la soudaine inquiétude qui règne sur les bancs de la faculté. Des flash infos inondent mon écran. Des points d’exclamation, des phrases choc, des déclarations officielles. Le président français va s’exprimer dès ce soir. Et la NASA. La NASA qui revient partout, dans chaque titre, chaque article. Et une photo de piètre qualité mais certifiée réelle.

« Un astéroïde de la taille de l’Espagne s’apprête à rentrer en collision avec la Pôle Sud. »

« Que se passera-t-il si l’astéroïde B-71 s’écrase en Antarctique ? »

« Une menace sans précédent, déclare le directeur général de la NASA aux médias américains. »

« Depuis quand nous cache-t-on l’arrivée inévitable de cette météorite ? Pouvait-on l’éviter ? »

« La menace la plus importante à laquelle l’humanité aura fait face. Ou pas… »

Mes yeux courent d’un article à l’autre, ma respiration s’accélère, l’oxygène se raréfie. Destruction. Déflagration. Feu. Combustion. Extinction.

Tous sont d’accord sur un fait : douze jours. Il ne nous reste que douze jours. Après cela, si l’humanité survit, rien ne sera plus jamais comme avant.

Une Allemande que je connais de vue éclate en sanglots. Elle se lève précipitamment et quitte la salle. D’autres la suivent. Le professeur, lui, se plonge avec lassitude dans ses notes en se grattant le menton d’un air préoccupé. Les bavardages reprennent. Léo, mon compatriote français qui suit les mêmes études d’art que moi, demeure absent. Je constate alors qu’il n’est pas le seul. La classe est particulièrement clairsemée. Mon téléphone vibre à nouveau. Je décroche avant même d’avoir atteint la sortie.

— Maman, dis-je dans le couloir à voix basse.

— Mathilde ! Il faut que tu rentres tout de suite ! Il y a un vol pour ce soir, dix-sept heures. Ça fait dix-huit heures, chez toi. Fais vite tes affaires, je te le réserve !

— Maman ! Calme-toi ! C’est quoi ces histoires d’astéroïdes, je lis tout et n’importe quoi depuis ce matin.

— Mathilde…

Sa voix faiblit, je l’entends réprimer un sanglot. Mon cœur se met à tambouriner. Elle ne m’a jamais habituée à une telle émotion. Elle a toujours été notre roc. J’essaie timidement de la consoler mais elle ne m’écoute plus, perdue dans sa propre lamentation. La voix de mon père retentit alors. Nous sommes lundi matin, il devrait être au bureau, féru de travail comme il est. Que fait-il encore à la maison ?

— Joël et Clément sont rentrés dans la nuit. Il faut que tu nous rejoignes, ma chérie. S’il te plaît, reviens.

— Mais enfin, vous croyez vraiment à ces histoires de fin du monde ? C’est complètement absurde ! Quelqu’un a dû vouloir jouer un mauvais tour au gouvernement américain en faisant fuiter une telle bêtise. Vous allez voir, ils vont bientôt annoncer que ce n’était qu’une mauvaise blague.

— Mathilde ! s’exclame ma mère qui s’est ressaisie. Nous te demandons de rentrer. Ne discute pas. On essaie de te joindre depuis hier soir, tu ne réponds pas, alors ne commence pas à essayer de nous raisonner. Allume donc une chaîne d’info, tu verras ce qu’il se passe vraiment.

— Désolée pour hier soir, j’ai vu des aurores boréales magnifiques ! Je vais vous envoyer les photos…

— Les compagnies aériennes vont fermer d’ici peu, reprend mon père. Tout va s’arrêter dans les prochains jours. Le gouvernement français nous a recommandé de prendre nos dispositions. Si même eux ne démentent pas cette histoire, c’est que c’est vraiment grave. Tu dois rentrer tout de suite ou tu resteras coincée en Laponie. Nous n’avons pas le temps de réfléchir. Rassemble tes affaires les plus essentielles et monte dans cet avion. Je t’envoie le billet par mail.

— Papa, maman, ne dépensez pas votre argent bêtement dans un billet d’avion.

— Mais quel argent, Mathilde ! vocifère-t-il. Il va partir en fumée d’ici douze jours, alors on peut bien le jeter par les fenêtres si on en a envie !

La conversation se termine dans une atmosphère palpable. Ce sont bien les voix de mes parents, à l’autre bout du fil, mais je ne les reconnais pas. Je savais qu’une expérience Erasmus pouvait changer la vision du monde qu’on pouvait avoir, mais c’est au-delà de ça. Ils sont animés par une terreur intrinsèque qui me frappe en plein cœur. J’ai la sensation de chuter. Je perds mes appuis, le couloir de la fac tournoie autour de moi, les lumières clignotent et les bruits environnants bourdonnent dans mes oreilles. Ma respiration s’accélère mais je ne sens pas l’oxygène atteindre mes poumons. Très vite, mon esprit s’emmure entre mes côtes et je sens les paumes de mes mains contre le carrelage froid. Un homme me pose une question dans une langue qui m’échappe.

— Je ne parle pas finnois, parviens-je à articuler.

— Avez-vous besoin d’aide ? répète-t-il en anglais timidement.

Les murs se figent. Je sèche mes larmes d’un revers de la main et me relève tant bien que mal en m’appuyant sur lui. Je le fixe sans parvenir à répondre et m’éclipse.

La journée se déroule dans un brouillard. J’empaquète quelques vêtements et souvenirs. Je laisse les photos sur mes murs, les draps sur mon lit. Avant de claquer la porte d’entrée, je pose mes clés sur la table de la cuisine et je toque à la porte de la chambre de Rikki. Pas de réponse. Je pousse le battant entrouvert. La pièce a été partiellement dépouillée, comme la mienne. Elle est partie sans dire au revoir, comme si ces derniers mois passés avec moi ne comptaient déjà plus.

Je récupère mes clefs sans trop comprendre pourquoi et je m’en vais pour l’aéroport. Là, une foule d’étudiants qui cherchent à rentrer chez eux. Beaucoup de Finlandais, et des internationaux. Je retrouve Léo, à la mine dépitée, et je reconnais Joanna, du sitsit. Il y a encore quelques jours, je m’adressais à ces camarades comme à des frères et sœurs, avec une proximité singulière que je n’aurais jamais eue si facilement en France. Le lien qui nous unissait s’est brisé. Plus aucun ne rit. Plus aucun ne vit.

Douze jours. Encore douze jours pour nous sur cette Terre. Mais ils sont tous déjà morts.

Quand l’hôtesse appelle les derniers passagers pour embarquer sur le vol en direction de Helsinki, je jette mon sac sur mon épaule et prend la direction opposée.

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