Pendant que la demeure vivait...
« La soupe est prête ? »
« Il manque les oranges ! Ramenez-en ! »
« Madame veut du vin de Bordeaux, il en reste ? »
« Normalement ! Je vais chercher dans la cave. »
« Il me faut les nappes et les serviettes ! » déclara une domestique en entrant dans la cuisine.
Le cuisinier en chef leva son regard rouge vers elle et lâcha avec une voix toujours aussi forte :
« Qu’est-ce que tu fous en cuisine bogre d’ase [1] ? Va voir Louisette ! »
La jeune femme se crispa et s’enfuit sans attendre un mot de plus. Ses collègues nettoyaient avec acharnement les moindres recoins. Le sol luisait comme celui de Versailles et les fenêtres ressemblaient à des grands miroirs dans lequel des habitants jusqu’au soleil pouvaient s’admirer. La domestique vérifia que ses chaussures n’étaient pas trop sales pour traverser le couloir qui menaient à la cour intérieure. Derrière son passage, elle pouvait entendre une autre domestique, Mauricette, qui maudissait les traces laissées malgré tout. Après avoir lancé un « Désolé », la jeune femme continua ses grandes enjambées, jusqu’à apercevoir les grands draps blancs suspendus sur toute leur longueur.
La brise leur donnait un effet de vaguelette, semblable à une mer paisible. Non loin, dans sa longue jupe grisâtre et son chemisier de la même couleur, Louisette pliait le linge. Les lèvres fermées en un sourire, son regard divaguait de temps en temps sur les arbres puis le ciel.
Gisèle s’approcha d’elle en observant ce qui était déjà plié. Un panier rempli de nappes et de serviettes restait au pied de la lingère. En se penchant pour le récupérer, la domestique put entendre le sursaut de sa collègue.
« Ah, tu t’réveilles, sourit-elle en portant la banaste.
– Pardon, ieu sosquegèsse [2] ... j’ai bientôt fini de tout plier. T’as besoin de quelque chose ?
– Seulement de quoi dresser les tables. Par contre, fais attention quand tu retournes à l’intérieur.
– Le sol brille ? plaisanta Louisette en continuant son travail.
– Au point où je pourrais me voir dedans ! Mais c’est normal. Après tout, c’est rare qu’il y ait des invités de marque.
– Le maire vient ?
– Oui, avec tout son grop [3]. D'ailleurs, chuchota-elle en souriant, pendant que je nettoyais les vitres du couloir, j’ai entendu Madame les maudire. T’aurais dû la voir, à lever les bras au ciel en pleurant : « Pour encore combien de temps dois-je me contenter de ces gens si misérables ? Quand viendront les bonnes personnes pour m’emmener à la ville et dans les salons ? »
– Si ça continue, Monsieur ne pourra plus calmer sa tristessa avec des tableaux, rit la lingère en pliant un drap avec l’aide de Gisèle. »
Après l’avoir entreposé dans sa corbeille, Louisette la porta et retourna dans la demeure avec son amie. Le doux son de la nature faisait maintenant place aux ordres que la maîtresse de maison criait. Gisèle se pressa de rejoindre la salle à manger pour entreposer les serviettes et les nappes pendant que des domestiques apportaient des chandeliers neufs et des bougies en forme de fleurs ou de personnages mythologiques. Le majordome les surveillait avec Madame Delarose. La lingère se présenta près de l’escalier où sa patronne demeurait. Elle inclina la tête en la saluant, serrant son panier de linge propre.
« Bonjour Madame.
– Ah, Louisette. Fais-moi plaisir et prépare les garçons. Ils doivent être prêts dans une heure.
– Oui, Madame.
– Je vous ai dit de mettre les coussins sur chaque côté du fauteuil, bon sang ! hurla-t-elle en allant dans le salon »
Madame Delarose avait vêtu ses vêtements taillés sur mesure chez une maison de couture marseillaise. Son regard se portait sur la moindre chose ou personne qui passait près d’elle et pouvait menacer sa belle robe de soie. De temps en temps, la maîtresse de maison s’arrêtait devant un miroir pour admirer sa taille de guêpe, son petit grain de beauté au coin des lèvres et ses longs cheveux bruns. D’après Madame Delarose, son teint pâle n’avait rien à envoyer à celui des bourgeoises de la ville. Les bijoux que son époux lui offrait la confortaient dans l’idée qu’elle avait tout à fait sa place dans leur milieu. Pourtant, l’argent qu’il disposait imposer de faire travailler, par exemple, Louisette comme lingère et nourrice.
Cette dernière arriva d’ailleurs avec le souffle court devant les chambres des deux petits garçons. Elle avait déjà perdu vingt minutes à ranger les draps dans les autres chambres et son employeuse risquait de la réprimander si elle en perdait plus. Alors, Louisette reprit son souffle et toqua aux portes. Aucune réponse. Soit, elle toussota avant de prononcer lentement :
« J’ai lavé un drap avec une jolie trace de pipi. Mais je crois en avoir vu une deuxième sur un autre… je me demande bien à qui est-ce. »
Les portes s’ouvrirent sur les jumeaux qui la fixèrent avec des yeux paniqués. La jeune femme esquissa un sourire en les observant et entra pour refaire en quelques coups de main leurs lits respectives. Les garçons se glissaient derrière elle pour vérifier que les traces n’étaient plus mais se figèrent lorsque la lingère se tourna vers eux.
« Madame votre mère veut que vous soyez prêts très vite. Vous avez déjà pris votre bain ?
– Oui ! dirent-ils à l’unisson
– Et vos vêtements sont-ils prêts ?
– Oui, on a ceux que Mère nous a acheté à Marseille !
– Bien. Et vous sentez la bonne odeur de la cuisine ?
– C’est du rôti ? Oui ! crièrent-ils après qu’elle eut hochée la tête. Dépêche-toi de nous préparer alors ! »
Louisette acquiesça et les habilla de leurs costumes marins. L’un d’eux, Hyppolyte, se plaignit de la cravate nouée qu’il tenta de retirer. Son frère Théodore gigotait lorsque la jeune femme lui coiffait les cheveux. Mais rien ne l’arrêtait dans sa tâche. Alors qu’ils restaient encore dix minutes, la mère entra dans la chambre et la regarda la saluer poliment.
« Ah ! Tu n’as pas tardé, c’est bien. Va finir de préparer les chambres.
– Oui, Madame. »
Louisette inclina la tête de nouveau avant de sortir dans les couloirs. Tout en avançant, elle jeta un rapide coup d’œil dans les autres pièces, afin de vérifier qu’elle avait bien déjà fait sa tâche. Mais son employeuse était perfectionniste alors Louisette refit les lits et replia les draps.
Il ne fallait jamais discuter les ordres de Madame, quels qu’ils soient. C’était ainsi que les dix domestiques de la demeure travaillaient. Mais la maîtresse de maison n’était pas la seule à avoir ses particularités. Pour Monsieur Delarose, avec son salaire de notaire, ils devaient toujours être présentable. Il exécrait la saleté, au point de refuser de serrer la main du maire sans avoir ses gants. Même lorsque ses enfants jouaient dans le jardin avec leur chien, il ordonnait à la lingère de les laver avant qu’ils ne viennent à lui.
Ce genre d’originalités constituait un parfait sujet de raillerie pour les employés de maison, lorsqu’ils se rejoignaient dans le café du village. Là-bas, gens de la mairie, boulanger, boucher, postier et personnel se réunissaient autour de leurs sujets favoris : Le notaire Delarose et sa femme, les histoires de cœur du postier et les prétentions aux législatives du maire.
Du coté des femmes, les sujets préférés étaient les faits et gestes de Madame Delarose et les romances des domestiques. Malgré leurs multiples tâches, plusieurs collectionnaient les petites amourettes avec un collègue ou bien un jeune homme du village. Mauricette, que Louisette aperçut après être descendue de l’étage, avait même rencontré un Marseillais de passage au village. Il s’appelait Albert mais un bruit avait couru qu’il s’appelait Alberto. Un Italien, cela pouvait être autant apprécié que détesté alors la pauvre Mauricette avait cessé leur histoire d’amour. Mais son regard, lorsqu’elle nettoyait les vitres, demeurait vide. Comme si toutes ses pensées avaient été englouti pour l’empêcher de repenser à sa peine.
Mais cette fois-là, près de la fenêtre, Mauricette arrangea son chignon et sa robe de domestique. Elle essuya ses chaussures avec un vieux chiffon qu’elle glissa dans sa poche et se tint droite. C’était le signal que Monsieur Delarose venait d’arriver. Néanmoins, la domestique cligna des yeux de surprise avant de se précipiter vers Louisette, qui se dirigeait vers la cuisine.
« Il y en a un autre avec Monsieur !
– Monsieur le maire ?
– Non, non ! Il est jeune lui ! Et il a l’air riche ! Comme un prince ! »
Louisette haussa les sourcils et entendit au loin la voix du majordome qui saluait les deux hommes.
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[1] “Bougre d’âne” en occitan
[2] “Je rêvassais” en occitan
[3] “Son groupe” en occitan
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