La Dernière Auberge (1)

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Le jour se mourait sur la Marche Brisée. La journée, douce et ensoleillée, avait apporté des chaleurs annonciatrices d’été jusque sous les frondaisons et jusqu’au bord des étangs. Une fraîcheur toute printanière demeurait toutefois dans les caresses de la brise et les eaux miroitantes.

La route des vallées avait été le théâtre d’un incessant va-et-vient, qui s’était tari avec la venue du soir. Voyageurs et marchands, chariots et carrosses, de l’est comme de l’ouest s’étaient une fois encore succédés sur l’antique voie damée. Et à mesure que la vie avait quitté la grand route, elle avait crû en proportion au sein des murs de la Dernière Auberge.

Juché sur le plateau herbeux d’une crête, l’établissement sans âge toisait insolemment le monde et semblait défier le temps lui-même. Nulle mémoire d’homme, même à ressasser les souvenirs de lointains aïeux, même à décortiquer les plus obscures légendes, ne remontait à une époque où ce vénérable relai n’aurait pas existé. La Dernière Auberge faisait partie de la colline au même titre que ses herbes sauvages, ses bouquets floraux, son pied chaussé de guêtres boisées, sa terre riche et son cœur rocheux tapi dessous. Elle vivait et respirait au rythme imperceptible du monde. Immortelle. Intemporelle.

Chaque époque, chaque flot de générations avait laissé sa trace, comme une mosaïque de coquillages sur un rivage. Les ailes, les galeries à colombages, les vitraux aux motifs végétaux et les boiseries peintes, les toitures pointues de tuiles en céramique étaient manifestement le résultat de restaurations et d’ajouts récents et s’articulaient, sans organisation apparente, au gré des lubies et ambitions des différents tenanciers.

Mais certains indices ne pouvaient tromper l’observateur attentif, même sans disposer d’une érudition remarquable. D’abord le corps en pierre claire, dont s’échappait une tourelle un peu penchée qui refusait obstinément de s’écrouler ; un nid d’aigle dont l’usage premier ne pouvait être que le guet. Ensuite l’enseigne de bronze, qui figurait un feu entre deux colonnes sous un fronton triangulaire, assorti d’une inscription sibylline, à demi effacée, incrustée d’une oxydation vert pâle. Les mots « foyer » et « divin » pouvaient encore être déchiffrés, mais uniquement si l’on pratiquait le vetivien antique. Et finalement, le plus mystérieux sans doute, on trouvait des restes de bornes, disposées de part et d’autre de la route, et tout autour de l’auberge, dont certaines saillaient encore tels des chicots abîmés jusqu’à hauteur d’homme. Ces stèles monolithiques, d’une pierre lisse et sombre, presque noire, étaient couvertes de dessins gravés érodés. Et si l’on s’aventurait à laisser son esprit broder sur les images tronquées pour les reconstituer, des visions fugaces de mondes ensevelis et oubliés frémissaient, juste hors de portée des sens.

La Marche Brisée était un pays au passé houleux, ni tout à fait civilisé ni tout à fait sauvage, souvent disputé. Il constituait une frontière floue entre le Himmland et le Lancerey. Ses vallées s’étaient presque autant abreuvées au sang d’armées décimées qu’à l’eau de ses nombreux rus. Naguère encore, lors des guerres de religion, elles avaient vu défiler leurs cortèges de bataillons empanachés d’étendards et d’osts en déroute.

Mais quiconque connaissait la fameuse taverne savait qu’il s’agissait d’un havre ouvert à chacun. Elle proposait un sanctuaire au Himmelien comme au Lancelien, à l’arcaniste comme au prêtre, à l’humble comme au seigneur. Sa loi ancestrale se trouvait au-dessus de celle des hommes. Elle entretenait des vertus d’accueil et de paix qui attiraient là des foules hétéroclites et leur offrait une singulière harmonie. Une clientèle habituée venait s’y mêler aux voyageurs de passage, en quête de nouvelles du vaste monde. On y discutait de tout, et avec une licence peu commune. De l’avis de chacun, il s’agissait de la dernière maison amicale, que l’on voyageât vers l’est ou vers l’ouest, ce qui lui avait valu son nom actuel.

Ce soir ne faisait pas exception, l’auberge était comble. Hormis la cuisine, le cellier et quelques alcôves, l’ensemble du rez-de-chaussée, du cœur aux extrémités des diverses annexes, était ouvert en une vaste salle commune. Et cet espace bondé résonnait du fracas des rires et de la convivialité. La fin du jour, par les croisées, y entretenait de douces lueurs tamisées, bientôt relayées par des lanternes aux verres colorés et de grandes roues de charrettes chargées de chandelles pendues aux plafonds.

Derrière le comptoir, Morryn, la patronne, servait les clients. Avec une bonhommie retentissante, ce petit bout de femme prenait les commandes et les beuglait aux cuisines. Sa fille, Tylda, passait entre les tables et déployait des trésors d’adresse pour se faufiler sans répandre une goutte des précieux breuvages. Entre ces murs, elles étaient reine et princesse d’un royaume hospitalier.

Au centre de toute cette animation : le fameux cœur de l’auberge, une grande pièce carrée aux murs de pierre, légèrement enchâssée dans le sol, quelques marches en contrebas des ailes. C’est là qu’on trouvait les meilleures places, dans des fauteuils et des chaises à hauts dossiers, auprès de la gueule béante de l’âtre crépitant.

Certains des clients coutumiers des lieux s’y étaient réunis. Mikken, le Vieux Tedd et Blandin occupaient l’une des tables. Ombeline et ses baladins avaient jeté leur dévolu sur une autre, la plus proche de l’âtre. Et l’un d’eux, Philambeau, tirait quelque mélodie enlevée de sa viole, affalé à la place la plus confortable ; un fauteuil de cuir imposant, dodu, usé, mais d’un moelleux incomparable pour le fessier, disposé tout à côté de la flambée.

Des coups sourds frappèrent le sol, un pas lourd et désynchronisé fit grincer les marches, la silhouette d’Endriksen émergea des remous de la clientèle. En dépit de sa jambe de bois et de l’empâtement inéluctable de l’âge, le responsable de la sécurité de l’établissement n’avait rien perdu de son allure martiale. Le martèlement s’interrompit lorsqu’il atteignit la cheminée et s’appuya contre le manteau.

Sans pour autant cesser de jouer de son instrument, Philambeau grogna :

— J’espère que tu t’es trouvé une place où planter, pied d’arbre, parce que tu gâches ma musique avec ta vieille canne.

L’ex-soldat ne se départit pas de son calme. Il bourra sa pipe, l’alluma à une bougie, tira quelques bouffées tranquilles.

— Tu vas devoir faire de la place, gamin, soupira-t-il finalement, ses mots noyés dans une haleine dragonne.

— Je ne pense pas que tu saches à qui tu parles, grand-père.

Même à travers la fumée, le regard d’Endriksen renvoyait des éclats incendiaires dérobés à la flambée. Mais il exprimait davantage d’amusement que de contrariété.

— Qui que tu sois, bonhomme, tu pourrais bien être le Souverain Primat ou le dernier moutard qu’a chié ma sorcière de belle-sœur, ça n’y changerait rien.

— Je n’ai rejoint Ombeline que récemment, lâcha le musicien avec hauteur, donc tu ne m’as jamais vu auparavant. Et puisque tes horizons ne semblent pas dépasser les murs de cette auberge, laisse-moi éclairer ta lanterne. Je suis Philambeau Caresse d’Ange, artiste, compositeur et luthier à mes heures. Ma renommée s’étend de Cimeroy à Roseraie et de Ravenn à Caleod…

— Et tu peux encore gaspiller ta salive longtemps. J’en ai rien à foutre. Tu vas dégager de ce fauteuil. Et d’ici très peu de temps.

— Et si ma place me convient, que je ne désire pas bouger de là, tu vas me dégager toi-même, c’est ça ?

Une grande bouffée tirée sur sa pipe relâcha un épais brouillard autour du vieux soudard.

— T’en aurais peut-être bien besoin, garçon. Mais je n’aurai même pas besoin d’en arriver là.

Ombeline, occupée à accorder son cistre, redressa soudain la tête. Un sourire comme une aube estivale s’épanouit sur son visage.

— Il vient, ce soir ?

— Il paraît, oui, répondit Endriksen. Il ne devrait plus tarder, je suppose.

— Parfait ! s’exclama Vieux Tedd, à la table voisine. On va passer une bonne soirée. Tylda ! Remets-nous une tournée, veux-tu. Ta mère sait bien : de la bien brune et pas trop de mousse, et puis une goutte d’eau-de-vie, comme j’aime.

Philambeau fronça ses sourcils délicats et cessa de jouer.

— Mais de quoi vous parlez ?

— On n’a pas changé de sujet, gamin, ricana le vieux soldat. Il s’agit toujours de toi et de tes douces petites fesses qui vont devoir trouver une place ailleurs.

Le musicien échangea un regard avec Ombeline. Elle hocha la tête, partagée entre la réjouissance et la sollicitude.

— Tu vas devoir t’asseoir ailleurs, en effet, dit-elle.

— Mais… pourquoi ?

— Cette place est réservée. C’est celle du Conteur.

— Le Conteur ?

— Oui, lorsqu’il vient à la Dernière Auberge, c’est là qu’il s’installe. Et il vient ce soir.

Tylda dévala les marches avec sa tournée de chopines.

— Bon sang, quel monde ce soir ! soupira-t-elle. Plus encore que d’habitude. On voit qu’il va venir.

— Mais c’est qui, ce Conteur, à la fin ?

— C’est un vieux sage.

— Un historien.

— Un voyageur, ça oui !

— Non, c’est un putain de sorcier ! Mais un gentil, voilà tout.

Tout le monde paraissait avoir sa théorie sur le Conteur. Ombeline rit de bon cœur.

— Il y a certainement une part de magie dans ses histoires, expliqua-t-elle. Il possède un art certain pour captiver les foules, fait voyager son auditoire plus sûrement qu’une monture ou un navire. On l’accueille auprès du feu, la patronne lui offre de quoi se rincer la gorge et il nous offre en retour quelques-unes de ses histoires. Tu verras, ça vaut le détour.

Philambeau grimaça, son bel aplomb ébranlé.

Tout à coup, la porte d’entrée s’ouvrit et le brouhaha s’apaisa. Un couloir se dessina dans la presse pour livrer passage au nouvel arrivant. Il ne payait pas vraiment de mine, ce vieillard à longue barbe. Grand et droit comme une planche, il portait un manteau de voyage usé, poussiéreux, d’un ton indéfinissable et délavé qui ne tirait plus que sur le gris. Son chapeau à large bord avait dû être à la mode, quelques siècles plus tôt. Et il avait à la main un bâton sur lequel il ne s’appuyait pas le moins du monde et qui ne l’empêchait nullement de marcher à grandes enjambées.

— C’est le moment, gamin, grommela Endriksen. Va falloir bouger.

Et Philambeau quitta son fauteuil.

Le Conteur avança droit vers le cœur de l’auberge, avec un sourire franc et un compliment qui fit rougir Morryn, derrière son comptoir. Il posa son bâton dans un coin, se débarrassa de son manteau, qu’il déploya sur le dossier du fauteuil dodu, puis se décoiffa du chapeau et gratifia l’assemblée d’une ample révérence.

— Les amis, c’est un plaisir de vous retrouver, déclama-t-il avec emphase.

Puis il tapota son chapeau pour en ôter un peu de poussière, le posa sur une oreille du dossier et, avec un long soupir d’aise, s’assit dans le moelleux écrin de cuir. Tylda, sa natte voletant dans son sillage, se précipita pour lui apporter un bock d’hydromel.

— Merci, ma chérie. La route m’a donné soif.

— Reposez-vous, messire. Vous êtes ici chez vous.

Le Conteur sourit.

— C’est fort aimable, mais il est déjà tard. Et si je veux pouvoir vous repayer en histoires, je ferais mieux de m’y mettre sans tarder.

— Qu’allez-vous nous conter, aujourd’hui ? demanda-t-elle, les yeux brillants de plaisir anticipé.

— Eh bien, nous allons avoir l’embarras du choix. Il y a autant d’histoires que d’étoiles au firmament et il se trouve que j’en ai un bon nombre dans ma besace. Les dernières récoltes ont été fructueuses. Alors dites-moi, quelles sont vos attentes ? Je m’efforcerai de les satisfaire.

Tylda ouvrit la bouche, mais un tintamarre de suggestions noya soudain l’intégralité de la salle commune.

— Des histoires du bon vieux temps, suggéra Vieux Tedd.

— Quelque chose de triste et gai à la fois ? demanda Ombeline.

— Quelque chose de vrai ! Qui parle du déclin de ce monde malade ! réclama le père Jerum, connu pour être un fervent Repentant. Pas un de ces doux contes pour les rêveurs et les crédules.

— Allons, Jerum, on a tous envie de passer un bon moment, contra Blandin.

— Moi je crois que le calotin a raison, rétorqua Mikken. On a l’habitude de débattre de tout, non ? On veut des histoires qui nous parlent. On veut savoir comment les gens vivent à Lichthel ou à Olster et pourquoi c’est la merde un peu partout.

Un flot de voix ininterrompu se déversait dans le cœur de l’auberge. Le chef d’une caravane keelyane s’approcha du garde-fou et affirma que les routes étaient moins sûres qu’autrefois. Du fin fond de la salle, on réclamait des histoires de sorciers ou de dragons. Un marmiton passa la tête par la porte des cuisines et lança un appel goguenard aux histoires grivoises. C’était à qui s’exprimait le plus fort.

Le Conteur se redressa de toute sa hauteur et tendit les mains. Le tapage décrut jusqu’à s’éteindre.

— J’aime ce bel enthousiasme, dit-il, tant de ferveur a de quoi fouetter le conteur. Mais avec ça, on n’est pas près d’entamer la moindre histoire. » Il se tourna vers Tylda, qui se tenait toujours là, debout devant lui, silencieuse. Un peu intimidée. « Et vous jeune fille, qu’aviez-vous à l’esprit ?

— Eh bien… C’est vrai qu’on entend beaucoup de choses, par ici. Les gens nous rapportent des nouvelles d’un peu partout. Pas toujours de bonnes nouvelles. Pas souvent. On a parfois l’impression que tout va mal. Alors je… je me dis que, peut-être, ce serait pas mal d’avoir une histoire qui donne un peu d’espoir.

Les rides du Conteur se plissèrent et esquissèrent une expression bienveillante.

— Vous avez peut-être raison. Et je n’ai, à vrai dire, pas tant d’histoires d’espoir en réserve. Mais peut-être que… oui. Qui symbolise mieux l’espoir, la justice, le sens du sacrifice et toutes les valeurs les plus nobles que le vénérable ordre des chevaliers du Sanctuaire ?

Il y eut une clameur d’approbation. Et puis aussi quelques réticences. Parmi lesquelles Philambeau :

— Les Malégides ? Peuh, un ordre désuet. Des chevaliers de pacotille devenus mercenaires et banquiers. On ne se soucie plus d’eux que lorsqu’on a besoin d’argent.

— Tu oublies Kaltfel, fit remarquer Endriksen.

— Kaltfel ? De ce que j’ai entendu, c’était un fiasco. Une crise bien mal gérée. Heureusement que le roi Diether et le Cercle sont intervenus. Non, ce ne sont pas les chevaliers du Sanctuaire qui vont apporter une solution aux problèmes d’aujourd’hui. Que du contraire. Ils ont peut-être eu leur utilité autrefois, quand l’ombre des Princes Noirs planait encore et que leurs monstres hantaient les ruines de leur royaume. Mais à présent, ils sont encroutés dans de vieilles traditions.

— Les pires monstres sont ceux à visage humain, intervint le Conteur. Il y en a toujours eu et il y en aura toujours. » Il se rassit, se cala au creux de son fauteuil et but une longue gorgée d’hydromel. « Qui peut dire si les chevaliers du Sanctuaire nous sauveront ? Mais je crois tout de même qu’ils sont un symbole. Vieillot, peut-être, mais néanmoins porteur d’espoir. L’espoir que, en dépit des circonstances, en dépit de ce monde qui part à vau l’eau, écartelé entre les désirs des puissants, au risque de broyer les petites gens, au fond de l’homme se cachent des ressources insoupçonnées. Car au sein de la confrérie Malégide, même le plus humble individu peut devenir le parangon d’un conte merveilleux.

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