Le suprémaciste (15)

6 minutes de lecture

Ils étaient quatre, sur deux frêles embarcations, à tenter de récupérer le mort sans trop abîmer le trémail. Le fleuve avait l’apparence d’une mer gris acier. La bruine donnait aux voiliers et aux galères un aspect fantomatique et dissimulait presque entièrement l’autre rive.

— Nous allons enfin pouvoir examiner des corps, lâcha Yvar.

— Nous sommes gâtés. Nous en aurons deux, avec Bleuart. » Melvin fut contraint de se tourner pour voir le novice, à cause de la capuche. « La découverte du bracelet ne suffit pas, n’est-ce pas ?

— Trop évident, non ?

— C’est aussi mon avis. Le meurtrier n’a jusqu’ici conservé aucun trophée. Et s’il s’agissait simplement d’évincer la concurrence, pourquoi Olgrim aurait-il gardé ce bracelet chez lui ?

Yvar, l’expression neutre mais l’œil brillant, hocha la tête.

— De deux choses l’une, dit-il, soit Bleuart a été la victime d’un nouveau meurtrier qui tente d’écarter Olgrim, un lieutenant peut-être, soit la « bête » est un animal plutôt matois, qui s’est avisé de notre présence et tente de se jouer de nous. Quoi qu’il en soit, j’espère que l’examen de ces deux corps, et leur comparaison, nous permettra d’éliminer l’une des deux alternatives.

— Eh bien, dit sir Melvin, un demi-sourire aux lèvres, si je ne te connaissais pas, je jurerais que tu commences à t’intéresser à cette mission.

Grise Mine retrouva un instant son air renfrogné.

— Ne me dites pas que, pour votre part, vous êtes venu ici de gaieté de cœur.

— Je ne vais pas te faire l’affront de mentir. C’est vrai que je n’étais pas très enthousiaste, moi non plus.

— Vous l’avez tout de même mieux caché que moi. Mais vous êtes venu. Et vous avez plutôt bien géré votre affaire, avec calme, patience, sérieux. Je commence à comprendre pourquoi le commandeur vous a choisi pour… disons vous occuper du cas difficile.

— Tu as changé d’avis concernant notre ordre ?

— Pas vraiment. Je reste convaincu qu’on y trouve trop de bornés incompétents. Et que l’ordre est vieillot, qu’il consacre l’essentiel de ses moyens à entretenir un prestige suranné. Mais comme vous, je suis déterminé à tirer le meilleur parti d’une situation que je n’ai pas choisie.

Le novice commençait à s’ouvrir. Melvin y vit une opportunité. Il ne manquait pas grand-chose pour qu’il se confie. Il opta pour le meilleur moyen d’y parvenir, à sa connaissance : il décida de lui montrer l’exemple.

— Tu sais, dit-il dans un soupir, si j’étais si peu enthousiaste pour cette tâche, ce n’est pas tant parce qu’on m’avait confié un « cas difficile », comme tu dis, que parce que je l’ai perçue comme une punition.

Le jeune homme haussa les sourcils.

— Une punition ? Qu’avez-vous bien pu faire pour être aussi durement puni ?

— J’ai failli. » Le visage du chevalier se crispa. « À respecter mes vœux.

Son regard se reporta sur les pêcheurs, qui tant bien que mal hissaient à présent le corps à bord de l’un des esquifs. La bruine s’était muée en pluie.

— J’ai rompu le vœu de chasteté, finit-il par avouer, comme le silence se prolongeait.

— Ben voyons, s’esclaffa Yvar. Si vous saviez ce que je pense de ces vœux poussiéreux, de cette tradition d’un autre âge. Et si ça peut vous rassurer, les trois quarts de vos confrères en font autant. Et sans nourrir autant de regret que vous.

Le chevalier se tourna à nouveau, pour voir le visage de son novice.

— Tu dis « vos confrères », sans t’inclure parmi eux. Tu fais peu de cas des vœux. Ce n’est pas le prestige, ni le code d’honneur qui t’ont amené vers l’ordre. Alors dis-moi, pourquoi devenir chevalier du Sanctuaire ?

— Comme je l’ai dit, c’est une situation que je n’ai pas choisie.

En guise d’explication, il tira sur le col de sa tunique et dévoila un collier ; fine bande d’or, gravée de caractères délicats, qui lui encerclait le cou. Melvin fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est ? Un artefact, une amulette ?

— Vous devriez savoir. Assurément, vous en avez déjà vu.

Le chevalier regarda de plus près et reconnut les runes.

— En effet, dit-il, mais jamais d’aussi précieux. Les anneaux d’entrave sont habituellement faits de plomb ou de matériaux moins nobles.

Ces objets imprégnés de magie étaient censés empêcher tout recours à l’Art Antique.

— C’est que le plomb a des vertus d’inhibition, expliqua le novice. Il interfère avec l’essence. Mais les runes sont plus puissantes que le composant, qui n’est employé que par tradition. Et mon statut privilégié m’a valu de l’or. Je me fiche pas mal de sa valeur marchande. S’il a une vertu, c’est d’être moins reconnaissable.

— Ainsi tu es un arcaniste.

Yvar esquissa un sourire amer.

— Vous avez supposé que j’étais le pauvre rejeton bon à rien d’une lignée d’illustres arcanistes. En vérité, c’est l’exact opposé.

— Je ne comprends pas.

— Eh bien c’est simple : je suis un virtuose du grand Art. Parmi les élus qui possèdent le don, rares sont ceux qui peuvent prétendre rivaliser. Je suis encore jeune, certes, mais j’avais sauté trois classes et étais sur le point de passer maître dans deux écoles. Le dernier aspirant ayant présenté des aptitudes similaires n’était autre qu’un certain Velmar Skell.

— Le Roi-Vouivre…

— Et la providence n’a rien à voir là-dedans. Ce don prodigieux ne doit rien au hasard. Je suis bel et bien le rejeton d’une lignée d’illustres arcanistes, de deux lignées même, voire d’une dizaine. Mes parents, voyez-vous, ne se sont pas unis par amour, ni par intérêt politique. Je suis un produit, l’aboutissement de croisements savamment élaborés très en amont de ma naissance.

— Mais dans ce cas, pourquoi ruiner tous ces efforts ? Pourquoi t’envoyer parmi nous ?

— Vous pensez que c’est par choix ? Mon père est furieux. J’ai cessé d’exister pour lui. Je rassemblais tous ses espoirs. Je devais être sa plus grande fierté, promis à un fabuleux avenir. Il m’a élevé dans la certitude que j’étais supérieur à tout être vivant sur cette terre. Et de loin.

— Ça ressemble dangereusement à un discours suprémaciste…

— Ça l’est. Mes parents sont intimement convaincus que leur don pour l’Art Antique fait d’eux des êtres supérieurs. Et ils sont loin d’être les seuls. Les couloirs de nos académies regorgent d’arcanistes partageant cette vision du monde. La chute du Roi-Vouivre et, plus récemment, le massacre de Kaltfel ont calmé les esprits. Curieusement, les bûchers ont tendance à refroidir les ardeurs. Il n’est pas de bon ton d’afficher ses convictions suprémacistes à notre époque.

— Mais ce qu’on ne clame pas haut et fort, on peut toujours y songer tout bas.

— Et le chuchoter au sein des cercles de nos bonnes fréquentations, exactement.

— Et tu n’es pas suffisamment fréquentable.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, sir, je ne vais moi non plus pas vous faire l’affront de mentir. Je n’ai pas été répudié pour une question d’éthique divergente. Au contraire, j’étais ravi d’être leur jeune prodige. Un élu parmi les élus. Mais, comme vous, j’ai fauté. Vilainement fauté. Bien plus grave que vous, à vrai dire. Le recteur de l’académie de Lichthel s’en souviendra longtemps.

— C’était si grave ?

— Pour ce que j’ai fait, je devais être condamné au pire châtiment qui soit : la mutilation péanique, intégrer le Chœur Éternel et chanter pour le salut de l’humanité jusqu’à ce que mort s’ensuive, rien de moins. Mais j’étais le fils du comte Alexandar d’Hochstad. Ma peine a été… revue à la baisse, eu égard à ma naissance.

— Tu as dû intégrer la confrérie.

— En effet. L’épreuve que passe l’aspirant chevalier…

— Rompt le lien avec l’essence, l’interrompit sir Melvin, à l’instar de la mutilation péanique. Impossible de plus avoir recours à la magie.

— Exact. Vous imaginez donc ce qu’il m’en coûte, l’étendue du sacrifice. Mais je ne peux pas me plaindre, je suppose. J’aurais pu m’en tirer à moins bon compte. À défaut d’être un prodigieux arcaniste, tâchons d’être un chevalier médiocre.

Sir Melvin Bancroff en resta sans voix. À l’en croire, il avait devant lui le nouveau Velmar Skell. Peut-être le plus puissant arcaniste vivant. Qui sait ce qu’il aurait pu accomplir, en bien ou en mal ? Beaucoup de choses faisaient sens. L’arrogance, le désintérêt, la maladresse aux armes… À sa propre surprise, il éprouva de la pitié.

— Ton père, dit-il d’un ton rassurant, il ne t’a pas renié. Il est tout de même intervenu pour t’éviter le Chœur Éternel.

— Il ne l’a pas fait pour moi. Il a démontré qu’il en avait le pouvoir, voilà tout. C’est sa réputation qui aurait été égratignée si…

Yvar se tut, le regard fixé sur un point derrière le chevalier. Melvin se retourna. L’un des pêcheurs se tenait là, tête basse, craignant sans doute de les interrompre.

— Oui ? demanda sir Melvin, un peu brusque.

— Messires, le mort, l’est chargé dans la charrette. Pouvez l’emmener si vous voulez.

Le chevalier hocha la tête. Il en avait presque oublié où ils se trouvaient. Et pourquoi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent Vanderheyden ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0