La Dernière Auberge (2)

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Un silence succéda à la fin du récit. Un peu comme si l’auditoire attendait, dans l’espoir que l’histoire se poursuive. La nuit était bel et bien tombée dehors. Un hululement rompit le calme, venu de très haut. Du sommet de la tour penchée.

— C’était une belle histoire, merci Conteur, soupira finalement Tylda. Je n’ai jamais vu Lichthel, ajouta-t-elle d’un ton rêveur.

— Moi bien, répondit Philambeau. Et crois-moi, la cité des merveilles est une fameuse fosse à merde. Les plus fortunés, depuis les trois collines, surnagent peut-être un peu au-dessus du lot, mais sinon ça pue, c’est mal fréquenté et c’est un bel exemple des excès de notre époque.

— On y trouve de belles choses, tout de même, dit Blandin. La Voie Céleste est un pont à nul autre pareil. Il y a aussi l’académie de magie, ou la grande Ecclésia et toutes les splendeurs bâties grâce à l’essence.

— Des beautés hypocrites pour les puissants, lâcha le barde avec dédain.

— Mais des beautés tout de même. La beauté n’a pas besoin de justification. En tant qu’artiste, je supposais que vous seriez enclin à le reconnaître.

— Blandin, c’est ça ? Vous êtes du coin ?

Vieux Tedd plissa tout son visage pour regarder Philambeau, à la table voisine. C’est qu’il avait la vue basse.

— Blandin m’aide aux champs, dit-il. Il m’aide à semer, à récolter, à livrer à l’auberge.

— Et à vider quelques godets, à ce qu’il semble. » Le musicien ricana doucement. « Mais dites-moi, Blandin, vous êtes du coin ? Vous avez toujours été fermier ? Parce que vos manières, votre teint et vos mains délicates disent le contraire. Et puis… vous avez vu Lichthel, dites-vous.

Le jeune homme se crispa quelque peu.

— Blandin prête main forte au Vieux Tedd, depuis quelques années, intervint le Conteur. Depuis que Vieux Tedd l’a accueilli, quand il était dans le besoin. Son histoire lui appartient.

Un moment de calme suivit, durant lequel on put même entendre les bûches craquer dans le foyer, ainsi qu’un nouvel appel sinistre du hibou.

— N’empêche, le gamin n’a pas tout à fait tort, reconnut Endriksen en se préparant une nouvelle pipe. Je connais bien Lichthel, j’y ai servi durant quinze ans. Vous vouliez parler des maux qui rongent notre monde ? Commençons par nous pencher sur la fange des bas quartiers de la capitale. Pas forcément besoin de courir jusqu’à la Bauge pour croiser les putains, les mendiants, les camés, les coupe-jarrets, les Alfars, les réfugiés venus chercher fortune dans la cité des merveilles. Tout ça s’entasse dans le caniveau, comme une décharge à ciel ouvert. Et, une fois la nuit tombée, y a plus qu’à faire bien gaffe. Une mauvaise rencontre est vite arrivée.

— Je trouve que la cité a du charme, lança le marchand keelyan depuis sa balustrade. De ses tours majestueuses jusqu’à ses sombres tréfonds, c’est la plus grande et la plus belle ville qu’il m’ait été donné de voir. Et pour les affaires, c’est un paradis. On y trouve tout ce qu’on peut désirer. » Il sourit, l’œil brillant. « Même les prostituées sont de toutes origines, ajouta-t-il sur le ton de la confidence.

Le père Jerum renifla.

— C’est par là qu’il faudrait commencer le grand nettoyage, sans doute, grogna-t-il. Par toute cette population inculte, désœuvrée, parasite. Et puis remonter lentement les rues jusqu’au Drachenkamm et purger une bonne fois l’académie.

— Allons, mon père, dit Ombeline en pinçant une corde de son cistre, n’êtes-vous pas censé veiller au bien de tous les enfants d’Yseh ?

— Oh, mais c’est précisément dans ce dessein qu’il faudrait faire le tri. Nombre de braves gens vivent dans ces faubourgs puants, je n’en disconviens pas. De bons ysehites, vertueux, travailleurs. Mais ils sont écrasés par une telle masse d’avides, de malhonnêtes… de pécheurs.

— Vous savez, dit le Conteur en allumant lui-même une pipe à un bout de chandelle, parfois les meilleures intentions du monde n’empêchent pas le vertueux de se salir. Les circonstances, les opportunités, les pressions, les préjugés peuvent forcer le plus intègre des hommes à se compromettre. Ce peut simplement être une question de survie.

— Et moi, je dis ceci : mieux vaut périr que vivre dans le péché.

— Certes, si tout le monde partageait votre opinion… Mais je serais curieux de vous voir faire votre tri. De celui qui n’a jamais rien fait de mal, mais qui n’a jamais tendu la main à personne, ou celui qui a été contraint de voler ou de mentir, en choisissant un moindre mal ou pour servir une cause plus honorable, lequel condamneriez-vous ? » Le Conteur tira quelques bouffées qui le nimbèrent d’un sfumato, comme s’il était soudain projeté dans un paysage rêvé. « Permettez-moi, je vous prie, de vous conter une nouvelle histoire. Une histoire sans héros.

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