Ombre-de-Nuit (1)

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Ce vent était une misère. Il soufflait du nord, comme s’il voulait tout arracher ; leurs manteaux, les roseaux, le débarcadère moussu et grinçant, guère rassurant, et jusqu’à l’obscurité de la nuit. Le fanal, suspendu à son mât, s’agitait dans les remous de la bise. Son reflet dément animait la surface du Selb de scintillements éclatés. Au loin en amont, révélée par la multitude de ses lueurs citadines, Lichthel elle-même et ses remparts massifs faisaient le gros dos face aux éléments déchaînés.

— Foutre Dieu de merde ! glapit Brett le Geignard. Comme qui dirait qu’y a de plus en plus de ces tempêtes de malheur.

— Ça vient du Sinople, répondit Arn.

— Bordel ! Je m’fous bien d’savoir d’où ça vient, mais ça caille et si ça continue de souffler comme ça, mes derniers cheveux vont s’envoler.

Arn ricana, à moins que ce ne soit qu’un frémissement dû au froid.

— T’as déjà perdu tes derniers cheveux, Brett. Tu risques plus rien. Moi par contre… Dire que j’comptais passer ma soirée avec la douce Ellie, lui payer quelques godets au Coquelet et puis, avec un peu de chance, un p’tit câlin, quoi. Mais si ce putain de zef m’arrache ma tignasse, pas sûr qu’elle voudra encore de moi.

— T’inquiète, gamin, moi j’voudrai toujours de toi. Finalement, on n’est pas bien là, comme deux cons ? À faire la vigie pour cette fichue camelote ?

— Ouais…

Cette fichue camelote, c’était un nouvel arrivage de brumeuse. La poudre des rêves transitait par le fleuve et faisait la fortune du patron. Le Geignard et Arn touchaient leur petite part et ça justifiait amplement de se peler les couilles sur cette berge humide au beau milieu de la nuit. Si Ellie ne craquait pas pour sa chevelure, elle craquerait pour le doux son que produirait son escarcelle bien garnie.

— N’empêche, dur quand même, souffla Arn, faut pas trop que j’y pense.

— Quoi donc ?

— Ben être ici au lieu de ma partie de roulé-boulé sous une couverture bien chaude.

— Sûr, gamin. Et pourquoi donc que t’es là, au juste ? Le guet, j’pouvais me l’farcir tout seul. Accroupi dans les roseaux, un œil sur la route, un sur le fleuve… j’veux dire, y a rien d’sorcier. Y a pas dix jours, je l’ai encore fait tout seul.

— Tu sais bien, vieux. Les ordres. Metzger fait doubler tous ses effectifs. C’est pareil partout. Les vendeurs sont escortés, les stocks mieux gardés et les veilleurs, ben, font l’pied d’grue à deux.

Brett cracha par terre, mais son glaviot finit sur sa jambe.

— Raaah ! Putain d’vent !

— Au moins, il pleut pas.

— N’invoque pas l’malheur, petit ! La nuit est pas finie.

— Superstitieux ?

— Boh ! Toujours moins que l’patron. Metzger le Cannibale, la terreur de Lichthel, j’te jure. Jamais cru qu’il se laisserait effaroucher comme une pisseuse.

Arn se figea, comme si le Cannibale pouvait surprendre leur conversation.

— Du calme, Brett, dit-il. Si jamais on lui répète…

— Tu vas pas lui répéter, non ?

— Non.

— Ben alors y a rien à craindre. Ni du patron, ni de cette soi-disant ombre.

Une nouvelle bourrasque souleva le manteau d’Arn et un frisson glacé lui remonta l’échine. Il resserra sur lui sa cape et rabaissa sa capuche.

— Tu sais, dit-il, c’est pas des racontars. Ombre-de-Nuit, tout ça. Le chef, il ne renforce pas les effectifs pour le plaisir.

— Sûr que si ! Y avait peut-être du laisser-aller. Ou alors Metzger prépare quelque chose, un coup contre ces saletés d’Alfars ou contre les Sous-le-Pont. Et il veut qu’on reste aux aguets, affûtés comme ces lames qu’il se trimbale à la ceinture. Mais cette histoire de fantôme, c’est que des sornettes. On aura pas l’vieux Brett avec ça.

Arn remua. Il commençait à s’engourdir.

— Quand même, insista-t-il au bout d’un moment, ces attaques qu’on subit depuis un moment, les planques mises à sac, ces gars qui disparaissent…

— Y a toujours eu des querelles entre bandes, pour un morceau d’territoire ou un marché juteux. Et ‘vec la brumeuse, la concurrence est rude, voilà tout.

— Mais c’est pire maintenant, non ?

— Pire ? Pire que quand, gamin ? Pire que du temps de l’Écorcheur ? Putain, les carnages. Ça oui, y en a eu à l’époque. Mais tu sors à peine des couches, qu’est-ce que t’en sais ?

— Peut-être bien, Brett. Peut-être bien. C’est juste que… J’connais un type qu’est mort.

— Moi aussi gamin, des types morts, j’en connais des tas.

— Mais celui-là, c’est l’Ombre qui l’a fauché.

— Comment que tu le sais ? Te l’a pas raconté lui-même, hein ?

Le jeune homme se renfrogna.

— Quand même, reprit-il. Toute la planque a été passée par l’épée. La gorge ouverte, les tripes à l’air. Un massacre.

— Une bande rivale, peut-être. Les Alfars sont des crevures, aucune pitié, tu l’sais aussi bien qu’moi. Ces types sont en guerre permanente. Y coupent des doigts, des nez, des bites quand sont fâchés.

— Mais tu sais ce qu’on dit, quand même.

— Quoi donc ? Tu veux parler d’ces histoires d’ombre solitaire, qui frappe comme la foudre et disparaît aussitôt ? Bon sang, Arn, des sornettes j’te dis. Et puis admettons, qui ferait un truc pareil ? S’frotter à Metzger en solo ? Un fou ? Se s’rait d’jà fait caguer et sinon, au pire, ça devrait plus tarder.

— Mais, Brett, c’est une ombre à ce qu’on dit. Personne peut suriner une ombre.

— D’accord, gamin, alors ouvre l’œil. On est là de toute façon, on a que ça à faire. Et si jamais l’ombre rapplique, n’aura qu’à prendre ce fanal, là, tiens. Aucune ombre qui puisse rivaliser avec une bonne vieille lanterne, pas vrai ? Ha ! Moins on peut dire qu’on s’emmerde pas avec toi. La nuit va passer plus vite.

La nuit s’étira, longue et calme, quoi que pût en dire le Geignard. Le vent finit par tomber tout à coup, sans que rien puisse le laisser deviner. Et aussitôt une brume se leva sur les berges du fleuve. Un voile dense et ondulant. Les deux guetteurs ne distinguaient plus rien ni de la cité, ni de la rive opposée. C’est à peine s’ils discernaient les silhouettes des masures les plus proches, de ce côté-ci du Selb. Le monde se limitait au halo du fanal à présent immobile et aux planches glissantes sur lesquelles il déposait un liséré laiteux.

Le Geignard pouvait se permettre de cracher sans risquer de souiller ses guêtres, mais il se remit à ronchonner.

— Elle caille cette maudite brume.

— Au moins y a plus de vent, répondit Arn.

— Mais y a pas non plus notre foutu bateau. Devrait déjà être là, non ? J’ai l’impression que ça fait une semaine qu’on s’gèle dans ces putains de roseaux.

— Attends un peu, Brett. Parle pas trop vite. Regarde là-bas.

Un feu follet venait d’apparaître dans des remous vaporeux. D’abord infime, il écartait peu à peu les langues de brouillards comme des rideaux successifs. Le vieux Brett plissait les yeux. Ses sourcils firent un bond lorsqu’enfin il aperçut la lueur.

— Eh, petit ! lança-t-il en se frottant les mains. J’crois bien que notre veille touche à sa fin.

— Chut ! souffla Arn.

— Quoi qu’y a encore…

Mais le jeune homme lui plaqua la paume sur la bouche. Il avait entendu quelque chose, il en aurait juré. Dans ce silence brumeux, le moindre frémissement éveillait des échos de cathédrale. Ça provenait d’un peu plus loin sur la berge. Un frôlement parmi les roseaux. Peut-être un rongeur ou une anguille. Mais peut-être pas. Arn tendait l’oreille afin de s’en assurer.

Le Geignard geignit. Mais Arn ne comprit rien des sons étouffés qu’il exhala et raffermit sa prise sur son menton.

Encore ce frôlement. Tout proche. Le sang du gamin se glaça. Toutefois Brett en avait marre. Il dégagea sa main d’un revers et s’apprêtait à déverser sur lui un flot d’injures de son cru lorsqu’un roseau craqua. Ses yeux s’arrondirent et il ravala sa litanie cul sec.

Pendant ce temps, le bateau s’était approché de l’embarcadère. Une demi-douzaine d’hommes munis de longues perches s’activaient à son bord. L’un d’eux bondit sur le ponton pour y arrimer l’esquif.

— Eh ! Les gars, vous êtes là ? s’écria-t-il. Roupillez ou quoi ?

Sa voix résonna dans les étendues cotonneuses. Arn déglutit et n’osa pas répondre à l’appel. Brett non plus d’ailleurs.

La joncheraie s’agita, comme si elle prenait soudain vie. Une silhouette noire en surgit. Elle fendit l’espace qui la séparait de l’embarcadère dans un tourbillon fuligineux et fondit sur le bougre occupé avec son amarre. Une gerbe de sang et un cri étranglé. La victime tituba et disparut avec un plouf sonore dans les eaux sombres du fleuve. Arn et Brett, figés, ne parvenaient pas réagir.

Sur le rafiot, par contre, des cris et des appels aux armes jaillirent. L’un d’eux fut interrompu net, comme l’ombre frappait derechef. Puis une série de ferraillements et de halètements désespérés peuplèrent la nuit. Arn ne discernait pas grand-chose. Les ténèbres, la brume et la distance ne le permettaient pas. Retrouvant un peu d’emprise sur lui-même, il se tourna vers son compagnon.

— Putain qu’est-ce qu’on fait ?

— Putain je sais pas.

— On est… On est pas censés aller aider ? J’veux dire, c’est pour ça qu’on est plus nombreux, non ?

— Ouais… pas sûr qu’on soit encore nombreux, gamin.

— Alors quoi ? On va chercher du secours ?

— Y aura pas d’secours, pas au train où ça va.

— Putain…

— Putain…

L’échauffourée se calma sur le pont du bateau. Une seule voix retentissait encore. Pas celle du fer. Le dernier contrebandier demandait grâce au milieu de trémolos déchirants. Il n’y eut pas de réponse, du moins pas perceptible à cette distance. Mais le cri de terreur et de douleur mêlées qui s’ensuivit ne laissait pas de place au doute quant à la compassion de l’ombre.

Toujours planqués dans les roseaux, les deux guetteurs ne bronchaient pas.

Les quelques fantômes de sons étouffés qui leur parvenaient de l’esquif ne permettaient pas de savoir ce qu’il s’y passait. Mais bientôt l’ombre se coula sur l’embarcadère et s’approcha, le regard rivé sur la joncheraie. Sur eux.

Une chose était sûre, le fanal ne suffisait pas à la dissiper, cette ombre. La silhouette était svelte, de proportions vaguement humaines. Mais des plumes ébouriffées saillaient çà et là. Et si aucun visage n’était visible au cœur du puits de ténèbres qui leur faisait face, du moins Arn sentait-il le poids incandescent d’yeux malveillants posés sur lui.

Une voix sépulcrale rompit le silence, guère plus qu’un murmure :

— Je sais que vous êtes là.

Une vague de chaleur envahit soudain Arn, à mesure que ses guêtres s’imbibaient d’urine. Il ne réussit même pas à ressentir de la honte. La peur occultait tout le reste.

L’ombre avança.

Brett attrapa Arn par le col et le secoua.

— File, gamin ! Droit vers la planque.

Arn bredouilla. Le Geignard le secoua de plus belle, puis le repoussa pour l’obliger à s’éloigner.

— Te r’tourne pas !

Puis Brett tira deux longs couteaux de sa ceinture et se dirigea vers le fleuve à pas de loup.

Arn obéit. Il ne réfléchit même pas. Il fila vers la route et les bicoques de la Bauge, ses frusques humides tout à coup glacées. Empêtré dans la végétation de la berge, il moulinait sans avoir l’impression d’avancer. Il n’y voyait rien. Il trébucha, se redressa, trébucha à nouveau. Des fourmillements dans la nuque lui rappelaient qu’à tout moment l’ombre pouvait lui tomber dessus.

Il atteignit la route, déjà à bout de souffle. Des panaches de buée s’échappaient de sa bouche. Derrière lui, un cri bref mais définitif lui apprit la mort de son compagnon. Devant lui, les formes diffuses des masures décaties des faubourgs se dessinaient. Ses jambes moulinaient. Ses poumons brûlaient.

Un frôlement dans les fourrés sur sa gauche lui fit tourner la tête. Une silhouette passa devant ses yeux. Un souffle d’air lui caressa la peau. La douleur fulgura. Une explosion blanche l’aveugla. Mais aucun son ne s’échappa de ses lèvres, seulement une écume rouge.

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