Ombre-de-Nuit (2)

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Sa queue pendait mollement. On eût dit un gros ver mort, en dépit des attentions de la gamine. Elle avait beau l’astiquer, la suçoter, la caresser avec tendresse ou vigueur, rien. La colère de Metzger montait. La souillon devait le sentir, car lui pouvait sentir sa peur croître de concert. Et ça l’énervait encore davantage. Et sa queue n’en demeurait que plus morte.

— Raaah ! Bordel !

Il décocha un puissant revers de main à la gamine. Elle couina et tomba à la renverse. Puis elle se recroquevilla dans un coin et lui jeta un regard inquiet, les doigts crispés sur sa joue endolorie. Pas de sanglots ni de lamentations exaspérants. Elle avait beau être nouvelle, elle savait que lorsqu’il était sombre d’humeur, le silence prévalait. Elle apprenait vite.

Le Cannibale quitta le lit. Il enfila une culotte et s’assit dans son fauteuil, près du feu. Il grignota quelques restes de charcuterie qui traînaient sur la table basse et agita sa timbale vide.

— Sers-moi du vin, postillonna-t-il.

La petiote se leva lentement, encore tremblante. Elle fit mine de s’envelopper d’une courtepointe.

— Allez, m’oblige pas à récupérer ma ceinture. Laisse donc cette couverture et bouge-toi les fesses. J’ai soif.

Elle s’activa enfin. Nue et frémissante, elle attrapa la cruche et approcha à petits pas rapides. Ses seins menus pointaient dur dans la fraîcheur. C’était une coquette demeure, mais un peu décrépite et peuplée de vents coulis.

La gamine le servit sans en gâcher une goutte. Metzger retrouva un semblant de sourire. Il but la première timbale d’un trait, puis l’agita à nouveau pour être resservi. Peu à peu, la colère refluait.

On frappa à la porte.

— Quoi ? s’énerva le Cannibale.

— Chef ? Pardon de vous déranger, répondit Olgrim, son second, mais comme je n’entendais pas… Enfin, comme c’était calme, je me suis permis…

Des braises de rage se ravivèrent soudain. D’un bond, Metzger atteignit la porte et l’ouvrit à la volée.

— Tu t’es permis ? gronda-t-il en montrant les crocs.

Olgrim n’était pas un freluquet impressionnable. Il avait grandi dans les pires coupe-gorges de Lichthel et avait roulé sa bosse comme mercenaire quelques années durant. Il était puissamment bâti et en imposait auprès des pires scélérats des Débardeurs. Il avait dû gagner ses galons de second. Mais sous le regard courroucé de Metzger, il se tassa. À côté du Cannibale, il passait presque pour un mioche apeuré. Il faut dire qu’outre ses proportions de colosse, son cuir couturé et sa trogne refaite au couteau, Metzger avait dévoré le cœur de l’Écorcheur après l’avoir terrassé. Et il ne se privait pas de répandre la rumeur. Ainsi en allait-il dans cette jungle. Pour survivre, il fallait être un prédateur et le faire savoir.

— C’est que… le Boiteux est arrivé, chef, bredouilla Olgrim.

— Ingvar, bien sûr. J’avais presque oublié.

— Alors, je vous l’amène ?

— Bah oui, je ne l’ai pas convoqué pour rien.

— Bien, chef.

Metzger retourna s’asseoir dans le fauteuil et sirota son vin en attendant son hôte. Il interdit à la fille de se rhabiller. Il appréciait avoir ce pouvoir sur elle. Et surtout, il aimait susciter de l’inconfort chez ses interlocuteurs. Il n’hésitait pas à recevoir ses associés et subalternes en débitant des cadavres, en torturant des ennemis ou des traîtres. L’ambiguïté n’était pas de mise si l’on désirait régner au royaume des gredins. Et puis, moins aisé de filouter lorsqu’on était mal à l’aise, voire au bord de la nausée. Mais le Boiteux était un sentimental. Une jeune fille nue rudoyée suffirait.

Des voix retentirent dans l’escalier, parmi lesquelles celle d’Ingvar, un peu aigre, parfumée d’une pointe d’accent aristocratique artificielle, mais chaleureuse.

— C’est pas tant que je suis frileux les gars, disait-il, mais lorsque, comme moi, on est plus près du sol, il fait plus froid. Voilà tout.

Quelques éclats de rires lui répondirent.

— N’empêche que t’as l’air d’un ourson obèse, s’esclaffa Olgrim.

— C’est possible, mais j’ai bien chaud.

La porte s’ouvrit pour livrer passage aux figures les plus notables des Débardeurs. Olgrim et Stefn, des durs à cuire, étaient les lieutenants de Metzger. Ingvar, quant à lui, était à la tête des Marquis du Pavé et lui était inféodé. Ses hommes lui donnaient du « duc » et le Cannibale appréciait, car ça faisait de lui un roi.

Les deux premiers avaient la poigne nécessaire pour tenir ses hommes. Ingvar, lui, avait quelque chose de spécial. Un sens des affaires, un tact, une intelligence rares dans ce milieu. Metzger accordait de l’estime à son avis.

Et de fait, clopin-clopant, le Duc fit son entrée tout emmitouflé de fourrures. On voyait à peine ses petites pattes gigoter là-dessous et son nez pointer dehors. Pas de doute : une simple poussée aurait suffi à le faire rouler comme une vessie gonflée.

Le Boiteux marqua un temps d’arrêt, une main gantée crispée sur sa canne, l’œil rivé à la jeune fille nue et à ses tétons durcis. Lui qui arrivait avec le stock complet d’un pelletier sur le dos, l’effet n’en était que décuplé. Metzger s’autorisa un léger sourire. Il avait vu juste.

— Ma demoiselle, puis-je vous proposer mon manteau ? demanda Ingvar, son moment d’hésitation passé, faisant mine d’ôter sa première couche.

— La demoiselle est très bien ainsi, dit Metzger.

Il ponctua sa réponse d’une claque sonore sur les fesses de la gamine. Ses lieutenants ricanèrent.

— Allons, fillette, ajouta-t-il, ce monsieur est mon invité, sers-lui donc à boire. Quelque chose de fort, il a froid. Et n’oublie pas Olgrim et Stefn.

Tandis qu’elle se mettait à l’ouvrage, le Cannibale détaillait le Duc. Le regard brillant du petit homme suivait le moindre des mouvements de la gamine. Il y avait fort à parier que ça frétillait dans le petit antre chaud de ses culottes. C’est ainsi que son propre ver inerte se rappela à son bon souvenir. Le sourire fugace s’évanouit sur son visage.

— Bon sang, grogna-t-il, l’Ombre a encore frappé. C’est tout un chargement de brumeuse qui a disparu sur les bords du fleuve. À un saut de puce d’ici, juste sous mon nez. La troisième fois en deux semaines. Et pas un homme n’a survécu. » Il abattit son énorme poing sur l’accoudoir. « Ça ne peut plus durer ! J’enrage tellement que j’en débande.

— C’est pour ça que la demoiselle a la joue enflée ? hasarda Ingvar d’un ton prudent, mais avec un culot qui lui ressemblait bien.

— C’est bien à ça qu’elle sert, non ? À remédier à ce genre de désagrément.

— Si elle n’y est pas parvenue, le mal doit être profond, j’en ai peur. Et ce n’est assurément pas elle qui remédiera à notre problème d’ombre.

Olgrim tendit deux doigts et éprouva la texture de cet amas de fourrure qui submergeait le Boiteux.

— Dis donc, ça rigole pas. C’est d’la qualité.

— Je peux te donner les références du fourreur, si tu le désires.

— Commence donc par me dire le prix. Ça doit pas être donné, d’la belle fourrure comme ça, et en telle quantité. Pourtant, n’a toujours pas vu la couleur de ton tribut ce mois-ci.

Un bref rictus déforma le visage d’Ingvar.

— J’ai fait l’acquisition de ces fourrures pour l’hiver, dit-il d’un air navré, soit avant qu’on entende les premières rumeurs au sujet d’Ombre-de-Nuit. Je ne craignais pas encore pour notre prospérité. Pour ce qui est du retard de paiement, je m’en excuse.

— Les excuses, ça ne permet pas d’acheter grand-chose, Boiteux. Qu’est-ce qu’on ferait, si tous nos clients payaient en excuses ?

— Je pourrais vous laisser mon manteau en dédommagement, mais mes coffres souffrent autant que les vôtres, vous pouvez me croire. L’Ombre a frappé mon principal fournisseur de brumeuse, le propriétaire d’une mine avec qui je faisais affaire depuis mes débuts. Bâtir des relations de confiance comme celle-là, ça prend du temps. Sans cet approvisionnement, mes moyens sont limités. D’autant que je n’ai pas tant de cordes à mon arc. En dehors de la brumeuse et de quelques tables de jeu, je n’ai pas grand-chose. Les filles, les combats, la protection, c’est plutôt votre…

Ingvar se tut lorsque Metzger leva la main.

— Olgrim te titille, mais ce n’est pas pour ça que je t’ai fait venir.

— Ah, je ne dois pas craindre pour mes membres encore valides, alors.

Il disait cela d’un ton badin, mais quelque chose dans son attitude, dans sa voix peut-être, donnait à penser qu’il était soulagé.

— Les temps sont durs pour tout le monde, dit Metzger, enjôleur. Et tu sais que je t’aime bien, mon petit Duc.

— Je sais aussi que tu es dur en affaires.

— Avant l’arrivée du gugus fantôme, mes affaires ne s’étaient jamais si bien portées. Et c’est en grande partie grâce à toi. Non, si je t’ai fait venir, c’est pour avoir ton avis. Selon toi, que devrais-je faire pour me débarrasser de l’Ombre ?

Ingvar plissa le front et joignit le bout de ses doigts, comme il en avait l’habitude lorsqu’il réfléchissait.

— Ombre-de-Nuit est un nuisible. Il faut le traiter comme un nuisible. Le problème, c’est qu’on ne sait pas à qui on a affaire.

— Un fieffé corniaud à écharper, grogna Olgrim.

— Avec vous deux, l’patron est bien loti, y a pas à dire, souffla Stefn. Il doit être bien content d’avoir organisé cette petite réunion, maintenant qu’il y voit plus clair.

— Tu as quelque chose de plus inspiré à dire, Stefn ? demanda le Cannibale. Parce que sinon, je propose que vous laissiez mon petit Duc arriver au bout de sa réflexion.

— Eh bien j’ai eu le temps d’y réfléchir, depuis qu’on parle de lui, reprit Ingvar. Ses méthodes sont assurément peu conventionnelles et il sait où frapper pour faire mal. Les rumeurs font de lui tantôt un démon, tantôt un redresseur de torts.

— Je connais les rumeurs. Qu’en penses-tu ?

— Ce n’est ni l’un ni l’autre. Je n’ai jamais vu de démon, encore moins de démon qui a une dent contre la pègre, et si c’est un justicier, il est vénal, car il emporte tout le butin.

— Une bande rivale, alors, souffla Metzger entre ses dents. C’est ce que je pense depuis le début.

Ingvar haussa les épaules.

— Il est seul, paraît-il. Et une bande ne s’en prend pas aux fournisseurs.

— Tu veux parler de ton guildien ? Comment est-il mort ? Qu’est-ce qui te fait penser que c’est l’œuvre de l’Ombre ?

— La veuve. Un type, solitaire, est tombé sur le toit de leur voiture tandis qu’ils regagnaient leur domaine en fin de soirée. Grand, svelte, manteau à capuche noir, plumes de freux… Il a tranché la gorge à son mari, d’une oreille à l’autre, a pris un peu de butin, puis il s’est évanoui dans la nature. Il n’a pas prononcé un mot.

Metzger fulminait. Il refusait d’avoir peur. Alors il enrageait.

— Putain, alors quoi ?

— Je crois qu’il te cible, personnellement. Toi ou ton empire.

— Mais c’est qui, bon sang ?

— Tu as dû contrarier quelqu’un. Un rejeton revanchard, peut-être. Un bâtard de l’Écorcheur devenu adulte…

— Crois-moi, j’ai veillé à ce que toute la clique de l’Écorcheur partage son sort : famille, amis, partenaires, petits protégés, même ses chiens et ses putes favorites.

— C’est pas ça, glissa Stefn.

— Ah bon ? s’étonna Metzger, qui pivota vers lui, prêt à mordre. Et pourquoi ça ? Tu as ta petite théorie ?

— J’ai pas de théorie, chef. Mais j’ai entendu qu’les Fidèles aussi avaient eu affaire à l’Ombre. Et peut-être bien aussi les Sous-le-Pont, mais chuis pas sûr, ça.

D’un mouvement vif, Metzger crocha le col de son lieutenant et approcha son visage du sien.

— Et tu n’avais pas envie de m’en parler ? gronda-t-il, dents serrées.

Stefn déglutit avec difficulté.

— C’est-à-dire que… Pardon, patron, mais j’ai entendu ça que ce matin. Un d’mes gars qu’a surpris une conversation dans une taverne, aux halles. C’est peut-être qu’un racontar de poivrot.

— Racontar ou pas, rien à foutre ! Tout ce qu’il y a à savoir sur l’Ombre, je veux le savoir. Compris ? » Metzger lâcha son col et les observa tour à tour. « Vous avez rien oublié d’autre ? Non ?

Il profita du silence qui suivit pour les toiser, leur faire détourner le regard.

— Bon, ce n’est peut-être pas une histoire de vengeance, hasarda Ingvar, c’est peut-être une nouvelle bande aux manières atypiques, après tout. Mais ça ne change pas grand-chose.

— Explique-toi.

— Eh bien, je l’ai dit, il s’agit d’un nuisible. Nous ne connaissons pas la bête, mais nous savons de quoi elle se nourrit. On attire une souris avec du fromage. On attirera l’Ombre avec un appât qu’elle ne pourra pas ignorer.

Un vague sourire s’aventura à nouveau sur le visage du Cannibale. La flambée y découpait des ombres acérées.

— Tu veux lui tendre un piège.

— Choisis ton terrain, expliqua Ingvar, un endroit que tes gars connaissent et où ils ont les coudées franches. Tu sélectionnes le gratin, des durs qui ne se conchieront pas en pensant affronter un démon, mais surtout, prends des hommes loyaux. Il te faut des gars fiables, car le nuisible semble bien renseigné. Évite de mettre trop de monde dans la confidence, concernant le piège, histoire que la proie ne se méfie pas. S’il flaire le danger, il ne se pointera peut-être pas du tout.

— Mais il faut bien l’attirer, n’est-ce pas ?

— En effet. Alors tu feras circuler une rumeur : un énorme arrivage de brumeuse pour renflouer tes stocks. Et ça, veille bien à en abreuver chaque oreille attentive.

Metzger hocha la tête. Il savourait sa victoire par anticipation.

— Olgrim, tu t’occuperas de l’opération. Dès demain, nous réunirons une équipe. J’ai déjà ma petite idée pour le lieu.

— D’accord, chef. Vous voulez pas diriger vous-même ?

— Oh, c’est pas l’envie qui me manque. Mais je préfère être prudent. S’il s’agit finalement d’une vengeance, un carreau entre les yeux est trop vite arrivé. Tu dirigeras, je te fais confiance. Crève-moi ce fils de chienne. Et si par hasard vous l’attrapez vivant, je me ferai un plaisir de lui régler son compte moi-même.

— Vous pouvez compter sur moi, chef. Il va pas comprendre ce qui lui arrive.

Le Cannibale sirota son vin, une lueur carnassière dans le regard.

— Je me demande quel goût ça a, le cœur d’une ombre.

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