Ombre-de-Nuit (3)

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Une petite bruine froide enveloppait le quartier. Huit hommes manœuvraient la barge à la gaffe dans l’étroit canal. Le bras d’eau se faufilait entre des alignements serrés de maisons en encorbellement aux toits larmoyants et desservait un quai, au rez-de-chaussée de la planque. Depuis l’embarcadère, Olgrim surveillait le bon déroulement des opérations. Et bien qu’il fût au sec, un coup de vent lui apportait parfois la caresse de gouttelettes fraîches.

Il réprima un frisson.

— Temps d’merde. J’aurais dû prévoir un manteau.

À côté de lui, Barn la Taillade se curait les ongles à la pointe d’une dague.

— Vrai ce qu’on dit, chef ? Cet arrivage, y vient directement des raffineries royales ?

— Je sais pas où t’as entendu ça, Barn, pas plus qu’où Metzger a réussi à dénicher un pareil tas d’poudre.

— Putain, doit y en avoir pour une petite fortune. J’imagine même pas toutes les pattes à graisser pour arriver à dégoter ça sous l’nez du roi.

— Sais pas, mais avec ce qu’on subit ces derniers temps, fallait refaire des réserves. Metzger a dû mettre les p’tits plats dans les grands.

— Sûr. Mais…

— Mais quoi ?

— Ben si ça se sait, et ça se sait chef, j’peux vous dire que ça jase, ben ça risque d’attirer les convoitises, comme qui dirait.

Un vif, le gaillard, l’air de rien. Olgrim hocha la tête sans parvenir tout à fait à retenir un sourire.

— En effet, Barn. En effet. » Il se frotta les mains pour les empêcher de s’engourdir. « C’est pour ça qu’on a des gars qui gardent l’œil ouvert à l’étage, avec assez de viretons pour garnir d’empennes une armée.

La barge avait atteint le porche et entamait les manœuvres d’accostage. L’embarcation disposait d’une cabine et de trappes qui menaient à une cale, où était entreposée la précieuse cargaison. Les mariniers jetèrent les amarres et Barn et ses hommes s’employèrent à les arrimer. Olgrim fit ensuite abaisser la lourde herse qui séparait le quai du canal. Les pointes d’acier garnies de barbes d’algues plongèrent dans l’eau, puis touchèrent le fond avec un bruit sourd.

— Allez, on rentre. Je paie une tournée.

— On décharge pas ? demanda Barn.

— Non, ça reste là. Notre part du boulot est terminée. Sauf si ça commence à barder, bien sûr.

La planque était un ancien entrepôt. D’un côté, il donnait sur le quai Von Graad où il dominait les eaux placides du Selb. De l’autre, l’unique accès était le canal. Il était érigé sur de solides fondations en pierre qui portaient encore des inscriptions et ciselures polies par le temps. Et si Olgrim n’avait pas la moindre idée de leur âge, il devinait à l’agencement et au volume des moellons que les lieux avaient autrefois servi un autre but, peut-être une place forte ou une garnison.

Ils entrèrent dans l’entrepôt proprement dit, une vaste salle très haute de plafond. Les solives en étaient noircies. Un grand foyer de la même pierre sombre et polie que les fondations réchauffait l’atmosphère. L’endroit avait été converti en taverne, qui répondait malgré tout au nom doux et original d’Entrepôt et résonnait d’un joyeux brouhaha. La nombreuse clientèle était constituée pour moitié de gens du port et des halles et pour moitié d’hommes des Débardeurs.

Olgrim y était seigneur en son domaine et s’arrogea la meilleure table, auprès du feu. Il paya la tournée promise et but sa bière à petites gorgées. Il ne restait plus qu’à attendre que ça morde.

— C’est tout alors ? demanda Barn, qui rejouait de la dague, mais pour attaquer le plateau de la table, cette fois. On reste là, assis sur le magot, comme qui dirait ?

— Pour le moment, oui, dit Olgrim.

— On doit pas livrer ? Y a pas d’boulot ? Un mauvais payeur à rappeler à l’ordre ?

— T’es pas content ? Tu voudrais mettre le nez dehors par ce temps ?

— Non, mais bon. Si l’patron veut vendre…

— La cargaison est bien arrivée. On attend la suite. Rien ne presse.

— Et vous aussi, z’allez rester là ?

Olgrim bâilla et s’étira.

— On n’est pas bien, là ?

— Sûr. On ramènerait bien des filles.

Les hommes autour d’eux qui avaient entendu lancèrent des approbations sonores.

— Bonne idée ! s’écria l’un des mariniers. Quelques poules pas farouches.

— Pas aujourd’hui, dit Olgrim, quitte à s’attirer quelques ronchonnements, mais rien de trop manifeste.

Le nez sur son ouvrage, Barn mettait beaucoup d’application à tailler un dessin obscène dans la table.

— L’Cannibale a un plan, pas vrai ? lâcha-t-il, les yeux plissés par la concentration. Et vous en savez plus que vous dites, chef.

— J’avais jamais remarqué que t’étais si malin, Barnaby. T’as l’esprit presque aussi affûté que tes lames. Y a un plan, c’est vrai. Et je peux rien dire, c’est vrai aussi. Mais je peux te donner un ou deux conseils : va pas t’mettre une cuite, c’est pas l’jour, et puis t’éloigne pas trop de tes dagues.

— J’en avais pas l’intention, chef.

— Bon, dit Olgrim en se levant, je vais faire un tour pour voir si tout va bien.

Il passa derrière Barn et jeta un œil par-dessus son épaule. Non seulement il était malin, mais c’était un artiste. La fille aux formes généreuses qu’il ne pouvait pas s’offrir, il se la traçait dans le bois. Et avec un luxe de détails.

Le lieutenant des Débardeurs emprunta l’escalier qui menait à l’étage. Ces pièces-ci avaient conservé leur fonction de stockage. Parmi le bric-à-brac de caisses, d’équipements, de denrées, il trouva les sentinelles tapies, l’œil à la fenêtre et l’arbalète à portée de main. Ollie la Fouine, Thoralf le Nordien, Beregard Fol’Argent, Misère, Cul-Flambé et la Castagne, des types fiables, pas du menu fretin, tous mis dans la confidence. De leurs postes d’observation, rien de ce qui se passait sur le quai ou le canal ne pouvait leur échapper.

Peu probable que quoi que ce soit arrivât du canal, car il faudrait approcher sur une embarcation ou à la nage et se retrouver nez-à-nez avec la herse. Pas pratique et risqué. Un veilleur gardait toutefois un œil de ce côté-là. Le quai était plus sûr, mais dégagé. Et donc exposé. Propice au tir au pigeon. Et Olgrim avait placé d’autres gars dans les bicoques attenantes, si bien que si l’Ombre devait se pointer, elle se retrouverait vite cernée.

Il se posta à la fenêtre. Tout était calme. La grisaille pesait sur Lichthel comme une couche de gras sur un bouillon aux lardons. À l’exception des abords immédiats du quai, Olgrim ne pouvait que deviner les reliefs pâles de la cité qu’il connaissait si bien. Sur sa droite, la forêt embrumée des gréements, dans le port. Face à lui, de l’autre côté du fleuve, les cimes du Mont du Temple et du Drachenkamm, presque juxtaposées, respectivement couronnées de la grande Ecclesia et de l’académie du Cercle. Et finalement sur sa gauche, l’énorme masse de la Voie Céleste, pont titanesque, improbable amas jeté à travers le ciel par-dessus le Selb et les toits minuscules de la vallée. Tout était calme, décidément.

L’heure était matinale. L’Ombre préférerait peut-être les ténèbres de la nuit. Quoi qu’il en soit, à présent, ça se résumait à un jeu de patience.

Sa ronde terminée, Olgrim redescendit dans la salle commune et reprit sa place auprès de la flambée, aux côtés de Barn, de ses hommes et des mariniers occupés à taper le carton. Une nouvelle chope l’attendait déjà. Mais il avait décidé de suivre son propre conseil et de la siroter. Pas question de rouler sous la table au pire moment.

De ce fait, ou peut-être pas d’ailleurs, une ambiance morose planait sur leur compagnie. C’était peut-être cette bruine, le parfum d’entourloupe, ou une quelconque autre raison. Parfois, il n’y a pas de raison particulière, ce n’est simplement pas le jour pour la rigolade. Quelques filles auraient assurément ramené un peu d’aplomb, sinon dans les esprits, du moins dans les braies.

Olgrim se fit une raison et étendit les jambes vers l’âtre. Le regard rivé au plafond et aux poutres tachées de suie, il prêta une oreille distraite aux conversations. Du côté des Débardeurs, ça discutait pas mal d’Ombre-de-Nuit. Rien d’anormal. Le sujet était récurrent depuis quelques semaines, depuis que l’audacieux monte-en-l’air dépouillait et décimait la bande. Olgrim ne s’y intéressa guère, il s’agissait toujours des mêmes rumeurs, des mêmes hypothèses farfelues. Et le désœuvrement n’arrangeait rien.

Olgrim le savait d’expérience : jamais bon de trop cogiter pour un soldat. Il avait fait la campagne de Nibelmoor. Une erreur de jeunesse, en quelque sorte. Il savait jouer du couteau, avait une bonne paire de couilles et avait cru que la vie de mercenaire lui offrirait de meilleures perspectives que les caniveaux de Lichthel. Quoi qu’il en soit, il avait pu constater que, pour le troufion, une escarmouche impromptue valait cent fois mieux qu’une bataille planifiée. Surtout pour les narines. Car avant la bataille, les trois quarts des bleus se chiaient dessus.

Là, c’était pareil. Ombre-de-Nuit avait réussi à semer la peur et cette oisiveté faisait un bon engrais.

La journée s’étira, morne et grise, au gré des allées et venues des clients. Ceux du port et des halles, de passage, les Débardeurs, eux, ne bougeaient pas. Olgrim fit deux ou trois fois le tour des sentinelles, davantage pour se dégourdir les jambes.

Le soir tombait doucement et il en était à siroter une nouvelle bière tiède lorsque quatre individus firent leur entrée. Ils avaient l’allure de malandrins. Olgrim avait du flair pour ce genre de choses. Leurs démarches de gros durs, leurs œillades en tapinois, les renflements que leurs armes produisaient sous leurs manteaux, leur nature sautait aux yeux de l’ex-mercenaire comme une traînée de sang sur de la neige fraîche.

Ils s’installèrent dans un coin, à une table à l’écart. Il y avait pourtant des places plus proches du foyer ou du comptoir. L’air de rien, Olgrim les observa. L’un d’entre eux seulement pouvait être un vrai dur à cuire, un gars fluet de prime abord, mais sec, sans une once de gras. Il avait le regard éteint de celui qui a souvent côtoyé la mort. Peut-être un ancien soldat, comme lui. Les trois autres étaient plus jeunes et se la jouaient trop. Ils débordaient d’une assurance faite d’argot des rues et d’expressions farouches. De jeunes coqs. Ils pouvaient néanmoins se révéler dangereux. Ils avaient probablement quelque chose à prouver.

— Un problème, chef ? demanda Barn.

— Pas encore, non. Mais je veux que vous gardiez ces quatre-là à l’œil. Ils ne sont pas juste venus pour la bière.

— Alors quoi, on attend ?

Olgrim hésita. C’étaient peut-être des éclaireurs venus reconnaître le terrain. Mais on ne pouvait tout de même pas les retenir. De toute manière, ils ne verraient pas grand-chose.

— Ouais, finit-il par grommeler. On attend. Et on essaie de ne pas trop montrer qu’on s’intéresse à eux.

Les quatre malandrins réclamèrent des boissons et papotèrent sans faire de tapage. Encore un détail qui dénotait. Les jeunes coqs, d’habitude, ça caquette et c’est à celui qui crie le plus fort. L’aîné, celui qui avait des yeux de tueur, n’ouvrait même pas la bouche. Il scrutait la salle, un peu à la manière d’Olgrim.

Dehors, le soleil qu’on n’avait pas vu de la journée disparut pour de bon. Des ténèbres poisseuses s’emparèrent du quai. Les carreaux ruisselaient toujours. Et l’aîné des malandrins commençait à s’intéresser plus particulièrement aux tablées des Débardeurs. Olgrim se contraignit à cesser de les détailler.

Cet effort lui coûta. Il avait la désagréable impression d’un danger imminent. Quelque chose, dans l’attitude des quatre comparses, comme des chats ramassés sur le point de bondir, lui donnait à penser qu’ils gardaient la main au pommeau, prêts à dégainer. Et son instinct le trompait rarement. Ou alors il était simplement infecté par les autres et leur trouille d’avant bataille.

De fait, ses hommes étaient tendus. Barn avait cessé de jouer avec sa dague. Un silence tout sauf naturel pesait parmi eux. Même les conversations aux autres tables se firent murmures. L’étrange moment de flottement s’éternisa.

Le tenancier, au comptoir, échangea un regard avec Olgrim.

C’est alors que le silence fut brisé. D’abord un cri à l’étage. Un cri d’alerte. Des pas précipités sur le plancher. Des fenêtres ouvertes à la volée. Puis d’autres cris. De douleur. Sur le quai.

— Bon sang ! souffla Barn, faisant mine de se lever.

D’autres voulurent l’imiter, mais Olgrim les arrêta net.

— Vous, dit-il en désignant l’une des tablées, allez barrer la porte ! Plus personne n’entre. Les autres, vous attendez mon signal et vous me surveillez ces quatre-là.

— Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda Barn.

— Nos gars à l’étage ont vu quelque chose et canardent.

Tout à coup, une fenêtre vola en éclats. Un pavé de la taille d’une tête d’enfant heurta le sol et roula jusqu’aux premières tables. Des clients vociférèrent.

Ce devait être un signal, car les quatre malandrins se levèrent à l’unisson, toutes armes dehors, et se ruèrent vers la porte.

— Barrez-moi cette fichue porte ! hurla Olgrim. Et trouez-leur la peau !

Lui-même bondit en renversant sa chaise. En quelques enjambées, il fut sur l’adversaire le plus proche, une épée dans une main et une miséricorde dans l’autre. Emporté par son élan, il n’essaya même pas de ralentir. Il heurta sa cible de plein fouet. Empêtrés l’un dans l’autre, ils se vautrèrent contre le mur. Une vive douleur lui traversa l’épaule, comme si l’articulation se déboîtait. Il grogna.

Il sentait le jeune homme se débattre et chercher une ouverture pour darder son coutelas, mais sa lame était trop longue pour une danse si près du corps. Manque d’expérience. Olgrim ne tenta même pas de lui faire goûter du fil de l’épée, il se contenta d’un coup de garde à la tempe. Puis la pointe de sa dague se faufila vers la partie molle du ventre. Il piqua à deux reprises. Toutefois la pointe n’entama qu’un cuir rigide. Le gamin portait un plastron sous sa chemise.

Olgrim jura. L’autre se débattait toujours et lui griffa le visage de sa main libre. Ça aussi, c’était une erreur. En levant le bras, il découvrit son aisselle. Olgrim le coinça dans cette position, de tout son poids, puis glissa la pointe de sa dague dans cette brèche offerte, de toutes ses forces. Le jeune homme hurla, les yeux écarquillés par l’incompréhension. Olgrim poussa jusqu’à la garde. Puis se redressa et cessa de s’occuper de son cas.

Il avait eu de la chance. Il avait cru se débarrasser de celui-ci plus vite. Mais personne ne lui était tombé dans le dos. Ses hommes l’avaient suivi. Barn s’était occupé d’en larder un à mort. Les autres étaient tombés sur un troisième, étendu par terre, qu’ils criblaient de coups de bottes. Il ne bougeait même plus et son visage n’en était plus vraiment un.

Par contre le dernier homme, le vétéran, avait réussi à se faufiler jusqu’à la porte. Deux des gars qu’Olgrim avait chargés de barrer la porte gisaient à ses pieds et les deux autres n’en menaient pas large. L’un avait un avant-bras en sang sous sa chemise déchirée. L’autre reculait sous ses assauts. Il finit par être touché à la jambe. Il s’affala. Et le malandrin au regard de tueur ne se préoccupa plus de lui. La porte seule l’intéressait.

Olgrim s’élança dans sa direction. Trop tard. Le vétéran ouvrit le premier battant en grand. Puis il fit sauter les loquets de l’autre, celui qu’on n’ouvrait presque plus depuis qu’il ne s’agissait plus d’un entrepôt. C’est à ce moment qu’Olgrim arriva sur lui. Mais le gredin fit volte-face et para aussi bien la dague que l’épée. Ensuite, il se coula parmi une troupe d’hommes prête à assaillir la planque.

Un combat pour la porte s’engagea, entre les assaillants qui désiraient entrer et les hommes d’Olgrim qui faisaient barrage. Les ennemis étaient nombreux. Et ils paraissaient pressés d’entrer. Un instant suffit au lieutenant pour saisir la situation.

Ils étaient cernés sur le quai, entre eux et les hommes sortis des maisons voisines. Et les tireurs, à l’étage, faisaient pleuvoir la mort. Une douzaine de corps jonchaient déjà le pavé. C’est avec l’énergie du désespoir qu’ils se battaient.

— C’est un piège ! cria le vétéran pour couvrir le chahut. Ils nous attendaient.

Mais sans directives précises, et avec ces viretons qui s’abattaient, les hommes poussaient toujours pour entrer dans la taverne.

— Ne les laissez pas entrer ! beugla Olgrim.

S’ils passaient la porte, ses hommes se feraient déborder. Le combat reprit de plus belle.

Comme l’avait deviné Olgrim, le vétéran savait se battre. Insaisissable, il profitait de la moindre ouverture pour allonger une botte mortelle. Le lieutenant des Débardeurs ne sauva son œil que grâce à un réflexe. Au lieu de se retrouver borgne, ou mort, il écopa d’une entaille dans les cheveux. Le sang commença à pisser. Il en avait plein le front et risquait de se retrouver aveuglé. Et son épaule l’élançait toujours. Il peinait de plus en plus à parer.

— Putain ! jura Olgrim.

Un nouvel assaut du vétéran fusait. Il para. De justesse. Puis soudain, la gaffe d’un marinier surgit par-dessus son épaule, droit vers la tête de son adversaire. Ce dernier fut contraint de se tordre pour échapper à l’embout meurtrier de la perche. Son équilibre n’était plus assuré. Olgrim ne laissa pas passer l’opportunité.

Un pas chassé sur la gauche pour le prendre par le flanc, un coup de dague vers la gorge, mortel s’il ne réagissait pas. Il réagit, mais découvrit ses jambes. Et voilà, il tenait son occasion : l’épée tailla dans le mollet et remonta vers la rotule. Le vétéran glapit, tomba à la renverse. Les hommes qui poussaient derrière lui le rejetèrent vers Olgrim. Le corps gesticulant s’effondra dans ses jambes et l’emporta dans sa chute. Olgrim heurta le sol. Sa vue se troubla un instant. Sans même regarder, il larda son adversaire de coups de dagues au cou et aux bras. Du sang lui empoissa les braies. L’homme aux yeux de tueur ne réagissait plus. Mais ses copains prirent sa place, avec une seule envie : clouer Olgrim au sol.

C’est Barn qui vint à la rescousse et empêcha le flot d’envahisseur de se déverser dans la taverne. Rapide et agile, il leur tailla de sanglantes esquisses aux jambes et aux visages.

Olgrim se dégagea de sous le cadavre et se remit debout. Il n’y voyait presque plus rien. Il s’essuya le visage sur la manche, cligna des yeux, se frotta les paupières. Enfin, il distingua ce qui se passait devant lui.

Le quai n’était plus qu’un charnier. Du sang, des mourants et des morts partout. Des assaillants, surtout, mais aussi des Débardeurs. L’ennemi vendait chèrement sa peau. Cependant la taverne était sauve.

Soudain, un mouvement capta l’attention d’Olgrim en arrière-plan. Derrière la dernière ligne d’assaillants, qui commençait à reculer, à demander grâce. Une silhouette singulière, solitaire, surgie des ténèbres humides. Une forme élancée, encapuchonnée, hérissée de plumes à hauteur d’épaules. En quelques mouvements fluides empruntés à la danse, elle s’était ménagée une brèche dans l’une des équipes de Débardeurs déployées en tenailles. Les yeux du lieutenant s’arrondirent.

L’Ombre traversa le charnier comme si le quai était désert et paisible. D’une taillade sur la droite, elle éventra un Débardeur, d’un coup sur la gauche, elle transperça un assaillant de part en part. C’était à n’y rien comprendre. Le tueur solitaire fauchait quiconque se dressait sur son passage, sans distinction d’allégeance. Lorsque les combattants s’en avisèrent, une zone de calme se fit autour de lui. Un cercle, pareil à l’œil d’un cyclone.

Un bref moment, la scène sembla se figer, cristallisée en dehors du temps. Deux arbalètes claquèrent à l’étage. Une lueur s’alluma en périphérie de l’Ombre solitaire, à une coudée et demi de sa capuche. Les traits s’étaient consumés dans un scintillement aussitôt éteint. Les tripes d’Olgrim se nouèrent.

Le puits obscur sous le capuchon se leva vers les fenêtres de l’étage. Puis l’Ombre fléchit et bondit. La silhouette disparut du champ de vision d’Olgrim dans un froissement d’étoffe. Des rugissements et le chant de l’acier retentirent au-dessus de leurs têtes. Des pas précipités. Des appels. Des cris étranglés. L’acier à nouveau. Un fracas de bois brisé. Un corps tomba sur le quai, sans vie. Il s’écrasa parmi les autres. Thoralf le Nordien. Un bref silence. Une insulte ou un juron. Le bruit d’une course, d’une fuite vers l’escalier. Un glissement. Un dernier cri, interrompu net. Le silence.

Le combat sur le quai s’était ramolli. Les hommes en avaient presque oublié ce qu’ils faisaient là. Olgrim en réunit quelques-uns et se posta aux pieds de l’escalier.

Les clients qui n’avaient rien à voir avec les Débardeurs avaient trouvé refuge derrière le comptoir, avec le tenancier. C’est à peine s’ils osaient jeter une œillade par-dessus. Olgrim, lui, n’avait d’yeux que pour ce foutu escalier et les derniers degrés qui menaient à l’étage. D’un coup de manche, il essuya un filet de sang qui menaçait à nouveau de l’aveugler.

L’homme au manteau de freux surgit tout à coup, survola les marches, aussi sûr qu’un piaf, atterrit sur l’un de ses hommes et y planta ses crocs d’acier. Il rebondit aussitôt hors de portée. Hors du cercle formé par les Débardeurs. Ses lames rougies.

Ils se redéployèrent autour de lui. Olgrim le harcela sans relâche, mais l’Ombre bougeait plus vite que le vent et plus souplement qu’une anguille. Un coup, il parait et envoyait valser son épée au loin, un coup, il se faufilait dessous, intouchable. Virtuose, il tenait huit hommes en respect. Impossible en outre de deviner s’il éprouvait la moindre difficulté, avec ses traits dissimulés.

Ombre-de-Nuit dansait et virevoltait, mais ne terrassait toutefois plus personne. L’étau se resserrait. Et bientôt, démonstration fut faite qu’il n’était pas infaillible. L’un des hommes le toucha à la jambe, là où la cuisse rejoint la hanche. L’Ombre saignait, plus aucun doute. Elle émit un râle, légèrement penchée de côté.

La blessure avait beau être superficielle, Olgrim poussa l’avantage et se rua sur l’Ombre. Mais elle glissa, juste sous son nez. Le lieutenant trébucha sur sa jambe tendue à dessein et roula par terre, renversant des tabourets comme un jeu de quilles. Déjà, l’Ombre était sur lui, un pied sur sa dextre, l’autre, vlan ! dans les gencives. Et encore crac ! un coup de talon au visage, sur l’arcade sourcilière. La douleur l’aveugla et lui fit lâcher ses armes. Le monde se troubla.

Le poids sur son poignet disparut. Il percevait les échos de la lutte, mais de très loin. La taverne n’était plus peuplée que d’un contraste de lueurs vives atroces et de silhouettes sombres difformes. Les cris, les râles, les tintements de l’acier résonnaient à des lieues de distance. Olgrim secoua la tête, essuya son front empoissé. Des ondes chauffées à blanc pulsaient sous son crâne. Son visage avait doublé de volume.

Les contours de son environnement finirent par retrouver de leur netteté. Il devina plusieurs corps au sol. Et Barn, qui reculait, reculait, heurtait une table derrière lui, perdait l’équilibre, prenait un coup de lame dans le bide, prenait un coup de lame dans la joue et trouvait encore l’énergie de taillader l’avant-bras de cette ombre insaisissable.

La vie quittait le regard de Barn, mais Olgrim reculait, désireux de sauver sa propre peau. Il se contorsionna par terre, parvint à se mettre sur ses pieds, se précipita vers la porte du quai, là où était amarrée la barge. Il perçut un nouveau râle d’agonie dans son dos. Un autre de ses hommes venait de mordre la poussière. Le dernier ? Il n’hésita pas. C’était presque comme s’il pouvait sentir le poids du regard de l’Ombre sur sa nuque.

Il poursuivit sur sa lancée, ouvrit la porte, traversa le quai et bondit sur le pont de l’embarcation. Il tituba jusqu’au garde-corps et s’y agrippa pour ne pas retomber par terre. La tête lui tournait. Des aiguilles stridentes lui vrillaient le visage. Un œil fermé, les dents serrées, il se retourna.

Ombre-de-Nuit approchait d’un pas nonchalant. Olgrim cracha un glaviot sanglant sur le pont.

— Qui t’es, putain ? demanda-t-il.

L’Ombre ne dit rien. Leste, elle atterrit à son tour sur le pont de la barge, ses lames rougies prêtes à mordre à nouveau.

— On peut dire que t’as des couilles, en tout cas. Je te l’accorde.

L’autre le toisait, toujours silencieux.

— Mais tu peux crever, j’ai vu que tu saignais. T’es pas encore tiré d’affaire.

L’Ombre avança encore d’un pas, puis hésita.

C’est à ce moment que les trappes s’ouvrirent pour livrer passage à la fameuse cargaison : une sélection des meilleurs assassins et coupe-jarrets des Débardeurs, tout en brigandines et surins affûtés. La cale vomissait fripouilles et scélérats comme une ruche son essaim.

Ombre-de-Nuit fut immédiatement submergé, contraint de virevolter et de parer tout ce qui jaillissait d’acier dans sa direction, obligé de reculer. De s’esquiver et de reculer encore. Et lorsqu’il arriva à proximité de la cabine, la porte s’ouvrit brusquement et un colosse lui tomba sur le dos. Metzger en personne. Vêtu d’une broigne cloutée qui élargissait encore sa silhouette. Dans une main, un hachoir et dans l’autre un couteau de boucher.

Le Cannibale prit l’Ombre par surprise. D’un bras, il le crocha au cou, de l’autre, il l’empala sur son long couteau. L’Ombre se contorsionna, tenta d’échapper à sa prise. La lame s’était immiscée dans son flanc. Metzger avait visé les reins, mais le vengeur encapuchonné était du genre remuant. Ceux qui osèrent s’approcher reçurent des coups de bottes. L’Ombre leur envoya sa dague. La lame se ficha dans une gorge. Mais lui-même avait la gorge écrasée par le bras implacable du Cannibale. Il suffoquait.

Puis l’Ombre tira un stylet de sa ceinture et le planta dans la cuisse de Metzger. Surpris, ce dernier grogna et relâcha brièvement sa prise. Ce fut suffisant. Ombre-de-Nuit se tortilla, se libéra et, en deux bonds acrobatiques, échappa aux coupe-jarrets pour plonger dans l’eau. Ne restait qu’une légère ondulation à la surface, là où il avait disparu.

Les hommes se précipitèrent aux garde-fous, Metzger inclus. Il y eut un bruit sourd, un son indéfinissable, un choc assourdissant, n’eût-il été amorti par les flots. Mais rien ne remontait du fond vaseux.

— Bon sang, où est-il ? s’énerva Metzger.

— Voulez qu’on plonge, chef ? demanda l’un de ses hommes.

On ne pouvait pas dire que l’idée soulevait beaucoup d’enthousiasme.

— Pas la peine, souffla Olgrim entre ses lèvres abîmées, le doigt pointé vers l’extérieur.

Les autres suivirent du regard la direction indiquée.

De l’autre côté de la herse, l’Ombre émergeait du canal et se hissait sur le bord. Il se remit sur ses pieds et leur adressa une petite révérence moqueuse. Puis il se détourna et s’éloigna. Sa démarche n’était plus aussi assurée, son maintien trahissait la blessure qu’il avait reçue au flanc. Mais il s’en allait sans paraître davantage inquiété.

Olgrim pouvait sentir la rage de Metzger irradier. Lui-même était trop épuisé pour ça.

— Relevez cette foutue grille ! rugit le chef.

Les hommes s’activèrent. Olgrim savait toutefois que c’était peine perdue.

Lorsque la herse fut relevée, l’Ombre était loin. L’eau dégouttait le long de la grille de métal et des festons limoneux. Et une pointe manquait. L’acier avait été coupé net. L’eau s’évaporait à cet endroit. Le passage ainsi ménagé était juste assez large pour qu’un homme puisse s’y faufiler. Certains des pires gredins que comptaient les Débardeurs se signèrent.

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