Ombre-de-Nuit (6)

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Ingvar était de belle humeur.

Il avait ouvert le rideau du fiacre pour admirer la campagne moutonnante et profiter de la douceur qui annonçait le retour du printemps. Il avait renoncé à son épais manteau de fourrure au profit d’une mise plus sobre mais non moins onéreuse. Sa main garnie de bagues, posée sur le pommeau d’argent de sa canne, scintillait sous la caresse du soleil.

Un nouveau cahot secoua le véhicule et, face à lui, son ami grimaça.

— Toujours douloureux ? demanda le Duc.

— Metzger ne m’a pas loupé, lors de l’attaque de l’Entrepôt, répondit l’autre avec un accent lancelien. J’ai eu beaucoup de chance.

Il y avait encore un fond de reproche dans sa voix.

— La chance sourit aux audacieux, dit Ingvar d’un ton léger.

— Pour sûr, vous ne manquez pas d’audace, pour un nabot boiteux. Vous devez avoir une veine de pendu. La prochaine fois, je propose que ce soit vous qui preniez les risques.

Le Duc ricana.

— Je t’ai déjà présenté mes excuses, et je les renouvelle. Je savais que la cargaison était un leurre, pas qu’elle était armée et en rogne. Metzger ne devait même pas être présent. Mais après tout, tu as été grassement payé.

— Certes. Mais un mort, il aura beau posséder des monceaux d’or, il manquera toujours d’occasions d’en profiter.

— Tu n’es pas mort et tu vas pouvoir en profiter, à présent que tu as véritablement les mains pleines d’or. Ne dépense pas tout d’un coup, quand même.

— Je vais me gêner, tiens. Je dois célébrer la vie, maintenant, comme seuls savent le faire les gens de mon pays. D’autant que c’est maintenant que ça va vraiment commencer à payer. Pas vrai ?

— On peut dire que le plan a bien fonctionné, oui. Au-delà de mes espérances. Et tu as bien fait de laisser vivre Olgrim, ce jour-là.

— Peut pas dire que je l’aie vraiment décidé.

— En tout cas il est bien vivant, il fait dans son froc et c’est encore mieux. C’est pas demain la veille qu’il nous posera des problèmes. Les Marquis du Pavé vont à nouveau pouvoir prospérer.

— Drôles de marquis que vous vous trimbalez, tout de même.

— De drôles de marquis pour un drôle de duc.

L’autre sourit. Et pour une fois, il y avait de la sincérité derrière son insolence.

— Je vous aime bien, vous savez. Et pas juste pour l’or que vous m’avez payé, même si ça compte, bien sûr. Dans le fond, vous vous souciez des autres. Je crois que vous êtes mon duc préféré.

Le Duc rit de bon cœur. Il se souvenait d’une époque où, en effet, il s’était soucié des autres. Il s’était tiré de la fange du caniveau et tout son quartier en avait profité. Ça marchait bien. Il avait des projets, des idées. Ça marchait tellement bien que Metzger s’en était mêlé.

Metzger ne voyait rien d’autre que le profit immédiat. Metzger manquait cruellement d’ambition et de subtilité. Metzger était mort.

— Et pourquoi au juste vous allez tourmenter cette pauvre veuve ?

— Pour m’acheter une respectabilité.

La voiture entra sur le domaine. Elle franchit un corps de garde qui avait tout d’un château miniature et gravit l’allée jusqu’à un joli petit manoir.

Sitôt qu’ils mirent pied à terre, un valet ouvrit la porte pour les accueillir.

— Madame vous attend, dit-il d’un ton obséquieux.

Le Duc entra, suivi de son acolyte. Ils furent introduits dans la salle à manger, où en effet la maîtresse des lieux les attendait, tout de noir vêtue. Ingvar exécuta une révérence aussi gracieuse que possible et lui baisa la main.

— Madame, dit-il, merci de m’accueillir chez vous, en dépit de votre douleur. Je vous présente à nouveau toutes mes condoléances.

— C’est moi qui vous remercie, Ingvar. Vous avez toujours été trop bon pour nous. Et aujourd’hui encore, vous nous sauvez de la catastrophe.

— Ce n’est rien, vraiment. Je vous dois bien ça, à vous, aux filles et à la mémoire de votre époux.

— Désirez-vous du vin ? demanda-t-elle.

— Avec plaisir, répondit le Lancelien.

Le valet s’empressa de lui remplir une coupe. Il la savoura, nonchalamment appuyé contre la cheminée. Ingvar déclina poliment, pour sa part.

— Avez-vous réuni tous les documents ? demanda-t-il.

— Oui, bien sûr. Tout est là, dit-elle en désignant un carnet et des liasses de feuillets rassemblés sur la table. Tout ce dont vous aviez besoin.

Le Duc posa sa main rutilante sur le paquet de titres et sourit.

— Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de tout. Vous ne manquerez jamais de rien, je vous le promets. Au contraire, je prévois une période de prospérité remarquable. Tout ira pour le mieux.

— Merci, Ingvar. Merci. Je ne sais pas ce que nous ferions sans vous.

Le Duc prit sa main dans les siennes et la serra aimablement.

— S’il y a quoique ce soit que je puisse faire pour vous remercier, reprit-elle, n’hésitez pas à m’en faire part.

— Oh, il y a peut-être quelque chose, en effet. Un petit service.

Son ami lancelien lui adressa un clin d’œil tout en sirotant son vin. Il devait encore avoir la tête pleine d’idées lubriques. Ingvar l’ignora.

— Votre époux était un honorable membre de la guilde des producteurs d’essence. Et étant donné que dorénavant, ce commerce sera sous ma responsabilité, je me disais que vous pourriez peut-être m’ouvrir la porte de la guilde et me présenter à eux. Je vais avoir besoin de me faire des contacts, des amis, ainsi que d’établir une certaine réputation. Vous comprenez.

— Bien entendu.

De retour dans le fiacre, Ingvar consultait les comptes, les accords et les titres dont il venait de faire l’acquisition. Il sépara un feuillet des autres et le déchira.

— Que faites-vous ? demanda son ami.

— Je simplifie un peu la comptabilité.

— Je vois.

— J’ai simplement annulé la dette que j’ai dû contracter pour t’embaucher. Tu m’as coûté un bras.

— Je vous ai coûté le prix qui convient. À chaque chose le prix qu’elle mérite.

— Absolument.

— Vous allez les dépouiller ?

— Qui donc ?

— La dame et ses filles.

— Pas du tout, répondit le Duc d’un air offusqué, je ne suis pas un monstre. Je ne plaisantais pas, elles ne manqueront de rien. Elles vivront mieux encore que du vivant du paternel. C’est bien pour ça que cette dette n’a plus lieu d’être. Je ne vais tout de même pas me la rembourser à moi-même.

— Haaa, souffla le Lancelien d’un ton allègre, plus un ennui à l’horizon. Et vous êtes sur le point d’intégrer la guilde la plus puissante du royaume. Ça se fête, non ? Que diriez-vous d’une petite virée en ville, avec quelques filles, du bon vin, de la musique. Je connais quelques endroits.

Le Duc observait le paysage défiler, les traits détendus, serein.

— Je regrette, dit-il, une autre fois peut-être. J’ai du travail qui m’attend.

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