La Dernière Auberge (3)

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Philambeau siffla d’admiration.

— On peut dire que vous avez de l’imagination, Conteur. Je dois au moins vous reconnaître ça. Même moi, je passe une bonne soirée.

— Remerciez-en plutôt le monde et son étonnante diversité. Le Duc est l’un des membres les plus influents de la guilde des producteurs d’essence à Lichthel.

— Pas possible…

— Dans la capitale, tout le monde, jusqu’au roi, a déjà entendu le nom d’Ingvar Kaiser.

— Eh ben, ce type a élevé le complot au rang d’art. On peut dire qu’il a bien baisé son monde. Mais bon, il a eu raison, puisqu’il a ainsi quitté son caniveau.

— Toute la question est là, n’est-ce pas ? Aurait-il dû se contenter des miettes et de la misère ?

Le Conteur agita son bock vide à l’attention de Tylda. La jeune femme s’empressa de venir le lui remplir.

— En parlant de complot, lâcha Mikken, c’est quoi, cet isoloir fermé, depuis tout à l’heure ?

Du menton, il désigna l’une des alcôves, dans l’aile sud. La tenture était tirée de manière à en préserver l’intimité.

— Il y a au moins quelqu’un ici qui ne veut pas entendre ce cher Conteur, s’amusa Philambeau.

— Ou qui traficote simplement quelque chose de secret, suggéra Ombeline. Un courtisan intriguant, un assassin qui doit recevoir ses consignes, un contrebandier venu passer un marché.

— Ou un époux volage qui aurait choisi un bien mauvais soir pour venir trousser sa maîtresse en toute tranquillité.

— Moi, s’il y a un marché à prendre, ça peut m’intéresser, lança le marchand keelyan avec des étincelles dans les yeux.

— Vous vendez quoi, au juste ?

— De tout. Tout ce qui est transportable, en tout cas. Et quelque fois aussi des services. En Keelyn, nous avons le commerce dans le sang. Mon père gère la maisonnée depuis Shashannah. Mon frère Amyr s’occupe d’une caravane en Keelyn même, tandis que mon frère Rahim fait du cabotage le long des côtes de la mer Australe. Il m’approvisionne en denrées du sud et je l’approvisionne en denrées du nord. C’est dans le sang, je vous dis.

Le père Jerum remua sur sa chaise.

— C’est pas plutôt la nécromancie, que vous avez dans le sang ?

L’étranger s’esclaffa. Un peu trop fort, peut-être, pour qu’on ignore qu’il en prenait ombrage.

— Cette réputation nous suit depuis des siècles. Depuis un temps avant l’Histoire. Il serait temps de vivre avec votre époque, vous ne croyez pas ?

— Vous n’allez pas prétendre le contraire, je suppose. Mais ce qu’on raconte, c’est que les cités marchandes seraient en fait dirigées par des sorciers. Des spécialistes de l’illusion et de la manipulation des esprits, qui tirent les ficelles dans l’ombre. Ça leur ressemblerait bien.

— Et ce qu’on raconte chez moi, rétorqua le marchand, c’est que la magie vient de nos dunes. Les premiers manipulateurs de l’ether ont vu le jour dans le désert et, à force d’imposer leurs volontés, ont bâti des civilisations. Ces civilisations sont mortes, comme tant d’autres. Et depuis lors, nous passons tous pour des sorciers tyranniques. Mais dites-moi, vos sorciers à vous, ont-ils tous le poil noir et la peau sombre ?

Le prêtre se rembrunit.

— N’empêche, dit Philambeau, c’est bien aux vôtres qu’on doit la découverte de l’essence.

— Erreur, encore une fois, répondit le marchand. C’est un certain Heinrich Volk qui découvrit l’arc de transmutation. Ça ne sonne pas très keelyan, vous ne trouvez pas ?

— En effet, renchérit Blandin, c’était un savant ybohrien. Mais ce sont les alchimistes de Keelyn qui ont découvert le moyen de la raffiner et d’exploiter ses propriétés arcaniques, permettant aux mages d’en consommer. Avant ça, elle n’était qu’un combustible.

— Je salue votre érudition, jeune homme. C’est exact, je plaide coupable au nom de mon peuple. L’essence a beau nous rendre riches, elle est très certainement à l’origine de nombreux problèmes actuels.

Le père Jerum émit un ricanement moqueur.

— Je maintiens que le problème, ce n’est pas l’essence, c’est les mages. Ils se prennent pour des dieux et jouent avec des forces qui les dépassent et qui devraient rester la prérogative de notre Père à tous.

— Alors pourquoi votre dieu permet-ils aux simples mortels de s’en servir ?

— C’est une transgression. Un pacte avec Malleus.

Endriksen vida sa pipe en la tapant contre le bord de l’âtre.

— Ils se prenaient déjà pas pour de la merde avant, c’est sûr, dit-il. Mais s’ils se prennent pour de véritables dieux, aujourd’hui, c’est à cause de l’essence. Avec ça, ils n’ont plus de limites. Avec ça, ils font ce qu’ils veulent. » Il avait essuyé des charges ennemies, sa vie n’avait parfois tenu qu’au fil d’une épée, et cependant la lourde carcasse du vieux soldat frémit. « Imaginez un instant un Roi-Vouivre qui aurait eu de l’essence à sa disposition. C’est déjà pas passé loin, à l’époque. Mais avec cette putain de ressource, il aurait mis le monde à ses pieds, ça fait pas un pli. Et on serait tous à présent les esclaves d’une caste suprémaciste.

Un silence inquiet fit suite à son intervention.

— Mais sans ces sorciers, pas de problème, martela le père Jerum. C’est encore eux qui décident de ce qu’ils font de l’essence. Ce ne sont que des pécheurs, tous autant qu’ils sont.

— Je n’en ai jamais rencontré, intervint Tylda en récupérant une brassée de chopes vides sur une table. Enfin je ne crois pas. Mais j’ai peine à croire qu’ils soient tous des monstres. J’ai entendu parler d’une sage-femme qui apaisait les mères à l’accouchement, ne perdait jamais un enfant ni une maman et même adoucissait les vieux jours des vieillards.

— Les arcanistes sont des êtres humains, comme nous tous, dit le Conteur. Un grand pouvoir peut aisément faire perdre la tête à n’importe qui, qu’il s’agisse d’un sorcier, d’un seigneur, d’un ecclésiarque ou d’un marchand fortuné. L’emprise qu’on peut avoir sur les autres nous amène bien souvent à les déconsidérer. Et la magie est quelque chose de très subtil, il me semble. Le Cercle prétend l’enseigner, comme s’il s’agissait d’une discipline maîtrisée. Alors que plus on en découvre et plus on s’aperçoit qu’on ne sait rien.

» La prochaine histoire que je me propose de vous raconter concerne des humbles, des insignifiants. Des héros insoupçonnés, ballottés par des événements qui les dépassent, qui concernent des puissants qui n’ont que faire d’eux.

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