Un dernier chant (3)

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Les odeurs emplissaient la pièce. Lysbeth en inspira une grande bouffée, touilla, puis reposa le couvercle de la marmite. Elle en eut l’eau à la bouche.

Dehors, le jour déclinait. Ils allaient avoir du mal à tenir la promesse de Jonas. Machinalement, elle regarda par la fenêtre. Et tout à coup son ventre se noua, aussi fort qu’une contraction. Elle laissa échapper un gémissement. Par cinq fois, elle avait accouché, mais jamais elle n’avait ressenti une telle douleur. Une douleur profonde. L’aiguillon de l’angoisse.

L’horizon brûlait. Il brûlait, mais à l’opposé du couchant. Avec l’arrivée du soir, les rougeoiements dessinaient une ligne claire sur le ciel assombri. Ils découpaient une funeste couronne au-dessus des frondaisons. Et ces lueurs provenaient de la mine.

Lysbeth se précipita dehors et observa les jeux nébuleux des ténèbres braisillantes. Le vent soufflait et lui rapportait des parfums enfumés de destruction. Elle était au désespoir à l’idée d’avoir peut-être envoyé ses fils à leur perte.

Elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait, mais avant d’avoir l’occasion d’y songer, elle entendit un galop en provenance de la route. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Impossible à dire. Elle étouffa l’espoir naissant pour ne pas s’exposer à la déception. Elle n’osait envisager le meilleur, donc restait le pire. Elle entra, rafla son couteau de cuisine et se cacha, aux aguets derrière la fenêtre.

Deux silhouettes apparurent, deux cavaliers. Une monture élancée et une monture trapue. La tête châtaine et la tête blonde achevèrent de la rassurer. Elle se précipita dehors, son couteau toujours serré dans son poing.

Ewen fut le premier à atteindre la cour. Il bondit au sol et se rua vers la maison.

— M’man, rassemble quelques affaires ! L’essentiel. Nous devons partir.

— Que se passe-t-il ?

— Les Duadäns. Ils attaquent la mine.

— Mon dieu…

Jonas arriva à son tour. Il démonta, manqua de tomber par terre, puis se précipita sur sa mère pour l’étreindre. Lysbeth sentit sa joue humide contre son cou.

— Ils… Ils tuent tout le monde là-bas, bafouilla-t-il. Le sergent et ses hommes. Mais aussi les mineurs, les femmes, les enfants. J’ai vu une mère avec son enfant dans les bras… Tous les deux… Transpercés…

Elle ne trouva pas de réponse. Il n’y avait rien à dire, juste à le serrer un peu plus fort dans ses bras.

— Dépêchez-vous ! cria Ewen.

Il était déjà en train de réunir les arcs de chasse et les flèches, la cognée, la masse et cette épée courte de fantassin qu’il avait ramenée de sa campagne dans les comtés d’Ostmark. Lysbeth l’observait, encore sous le choc, incapable de décider que faire. La situation lui échappait.

Ewen la prit gentiment mais fermement par le bras.

— Allez M’man, on doit partir.

Elle cligna des yeux, comme au sortir d’un rêve.

— Et ton père ? Et Tya ?

— Ils n’étaient pas à la mine. On a eu le temps de parler au sergent avant l’attaque des Duadäns. Soit ils ont été surpris sur la route, soit ils se sont cachés. On les cherchera sur la route du Bois-Ombreuil. Ils ne pouvaient pas être bien loin. Mais là, il faut partir. Car les Duadäns risquent de venir fureter par ici.

— Je vais couvrir le feu…

— Pas le temps, M’man. Prends des provisions. Du pain, un jambon fumé. Quelques couvertures.

Lysbeth hocha la tête et s’activa. Elle rassembla des couvertures, quelques draques d’économies, une jolie bague héritée de sa mère qu’elle n’osait pas mettre à son doigt de peur de l’abîmer. Elle hésita, puis ajouta aussi son couteau de cuisine dans le sac. Jonas se contorsionnait pour enfiler un vieux gambison de son frère.

Puis Ewen lâcha un juron.

— Des cavaliers, sur la route. Merde ! Ils nous ont peut-être suivis.

— Quoi ? Qui ? Les Duadäns ? bredouilla Jonas.

— Qui veux-tu que ce soit, frangin ? Tu as vu ce qu’ils ont fait à la garnison de la mine.

— Oh putain…

— Vite, dit Lysbeth, partons !

Mais Ewen secoua la tête.

— Toi tu pars, M’man.

— Comment ça ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ils sont là. Ils arrivent. Si nous partons, ils nous suivront. Toi tu pars, par derrière, par les champs. Tu suis la Blédiane jusque…

— Non. Je ne pars pas sans vous.

— Moi et Jonas, on va les retenir. Juste le temps pour toi de fuir. Toi, tu retrouves P’pa et Tya. Ils ont besoin de toi.

— Hors de question !

— Tu pars ! hurla Ewen avec une autorité qui ébranla sa mère. Pas le temps de discuter. Ou on va tous crever.

— Non, je… Jonas au moins. Laisse Jonas venir avec moi.

— J’ai besoin de lui. Et puis ils ont probablement vu deux cavaliers quitter la mine pour venir ici, ils chercheront forcément le deuxième.

— Il a raison, sanglota Jonas. Vas-y, M’man.

Ewen la prit par les épaules. Sa poigne était dure, mais ses yeux s’étaient radoucis.

— Dès qu’on a fini ici, on vous rejoint.

Il trouva même la force de lui sourire. Lysbeth était tellement désespérée qu’elle faillit y croire. Jonas la regardait, aussi pâle que s’il était déjà mort. Ewen posa le sac avec les couvertures dans ses bras. Elle n’avait pas eu le temps de prendre des provisions. Avec une tendresse un peu maladroite, son fils la poussa vers la sortie côté champs.

— Bonne chance Maman, murmura-t-il. Dis à Papa et Tya qu’on les aime très fort.

Il était là, son arc à la main, son sourire sur le visage. Il referma la porte et ce fut la dernière image qu’elle eut de lui. Elle entendait les galops à présent. Comme le roulis d’un orage en approche. Et les hululements stridents que poussaient les cavaliers pour s’encourager au meurtre.

Elle se retourna et courut, courut dans l’obscurité à en perdre haleine. Elle ne réfléchissait pas, surtout pas. Elle ne pensait qu’à une chose : sa petite fille, quelque part, là-bas dans les ténèbres. Son unique objectif. Un fanal à atteindre. Elle voulait la revoir, la serrer dans ses bras, la réconforter, se réconforter. Sa vie venait de basculer, mais elle était encore incapable d’y croire. Alors elle se cramponnait à cette chose, cette seule chose qui valait la peine de courir.

Et soudain la nuit se fit moins dense. Surprise, elle trébucha sur le sol inégal. Elle se retourna pour voir les premières langues de feu lécher sa chaumière. Son foyer.

Des larmes roulèrent sur ses joues tandis que son passé partait en fumée. Elle se frotta les yeux. Ses doigts sentaient encore l’oignon.

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