Un dernier chant (7)

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Le père de la Belle Enfant nourrissait d’autres desseins, Ses rêves de fiefs et d’argent, son inextinguible faim, Pour ce mal-ci point de traitement, point de baume point de soin, Si belle fille assurément attirerait et de loin, Les rois, les princes et les puissants, prêts à conquérir sa main…

— Ça sent bon, dit Tya. J’ai faim.

— C’est bien, dit Saule. Un malade qui mange est à moitié guéri.

— J’aime bien le gras de poulet. Ce sera meilleur que la carotte.

— Tu n’aimais pas mes carottes ? lâcha-t-il d’un air vexé.

Une grimace navrée déforma le visage de la gamine.

— Moi aussi, ce poulet me donne envie, la rassura-t-il. Plus que les carottes. On a de la chance que ta maman ait rapporté tout ça. Ce soir, on fait un festin.

Il fit tourner la broche au-dessus de la flamme. Le jus de volaille crépitait joyeusement. De nouveaux parfums s’épanouirent et l’eau lui monta à la bouche.

Du coin de l’œil, il porta son attention vers la porte de l’autre pièce. Légèrement dégondée, elle ne fermait plus et laissait bâiller un jour. Il lui permettait de distinguer Lysbeth, qui faisait sa toilette. De deviner, plutôt. Il ne voyait pas grand-chose, un morceau de peau humide, le pli sous le sein, parfois, du moins se l’imaginait-il. Elle était belle. Et gentille. Personne n’avait été si aimable avec lui depuis bien longtemps.

Il était plus vieux qu’elle, mais pas tant que ça. Il pourrait peut-être encore lui plaire. Cette sensation, il l’avait oubliée. Enterrée avec son passé.

— Tu ne chantes plus ? demanda Tya.

Soudain honteux, il reporta son attention sur le foyer.

— C’est une chanson triste. On n’a pas besoin de ça ce soir.

Il se morigéna. Qu’est-ce qui lui prenait ? Cette femme venait de perdre son mari et ses fils. Qu’allait-il s’imaginer ? Ses instincts parlaient plus fort que son savoir-vivre depuis des années. Il devait réapprendre à les brider. Il se mordit la joue.

— Moi j’aimais bien la chanson, insista la fillette.

— Je n’ai pas dit que je ne l’aimais pas.

— Et j’aime bien quand tu chantes. J’ai l’impression que j’ai moins mal.

Il sourit.

— C’est parce que la musique, c’est un peu le gras de poulet de l’âme.

— Ah bon ?

Elle fronça les sourcils, dubitative, et le sourire de l’ermite s’élargit.

Le bruit de l’eau lui parvenait de la pièce à côté et continuait de le troubler, même sans regarder. Il se concentra sur leurs victuailles : du pain, du fromage, des pommes, du miel, ce poulet en train de rôtir et même de l’hydromel. Il en servit dans deux gobelets de terre cuite.

— Monsieur Saule ?

— Oui.

— On pourrait pas rester ici, pour y habiter ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas sûr. Et tu as besoin de soins.

— Oh.

La gamine semblait déçue.

— Et Terreur ? Comment il va ?

Il la regarda et son sourire s’effaça.

— Il ne souffre plus.

— Où est-il ?

— Il est parti.

— Oh.

Elle baissa la tête.

— J’espère que vous n’avez pas commencé sans moi, lança une voix dans son dos.

Saule se retourna. Lysbeth approchait. Ses cheveux détachés, encore humides, encadraient son visage. Sa chemise épousait un peu trop bien ses formes.

Il détourna les yeux, ramassa les gobelets et lui en tendit un.

— Santé, dit-il.

— Santé. Et à des jours meilleurs.

Ils burent. Puis il retira le poulet du feu, le découpa et le servit. Ils firent bombance et se maculèrent la bouche et les doigts d’une profusion de gras. Ils ne lésinèrent pas non plus sur l’hydromel.

— Tu souris, maman ! s’extasia Tya.

— Oui, je suis heureuse de te voir reprendre des couleurs.

— Je mange, donc je suis à moitié guérie.

Elle croqua dans une pomme.

— Je suis quand même un peu triste, reprit-elle, parce que ma figurine de guerrière est restée à la maison.

— Celle que je t’ai sculptée ? demanda l’ermite. Tu ne préfères pas les poupées ?

— J’aime pas vraiment les poupées. J’en avais une, mais je préfère les guerriers.

— Alors c’est vous qui lui avez mis ces idées en têtes, pouffa Lysbeth.

— Ah non, je ne suis pas coupable. Ces idées trottaient déjà dans sa petite tête-de-pioche. J’ai voulu lui fabriquer une jolie princesse ou un animal, mais c’est elle qui voulait un soldat.

— Les princesses, c’est barbant, grogna Tya.

Lysbeth sourit.

— Elle a grandi avec des garçons.

Saule haussa les épaules.

— Je crois de toute façon que ce que Tête-de-Pioche décide, nul ne peut lui en faire démordre.

— Je m’appelle pas Tête-de-Pioche !

— Ce nom te va pourtant comme un gant.

Elle lui fit une vilaine langue.

— Et Saule, c’est votre vrai nom ? demanda Lysbeth. D’où est-ce que ça vient ?

— C’est Soliloc, en fait. C’est lancelien.

— Vous êtes originaire du Lancerey ?

— Non, pas du tout. Ma mère trouvait que ça avait du style. Elle adorait la poésie et le théâtre du Lancerey. Armorac, Épicaste, Béliand, les Amants d’Oranthe, Chevalier la Bruyère, les Brumes de Saint-Aube…

— Dis donc, elle devait être instruite.

— Pas tant que ça, non. Pas dans le sens où vous l’entendez, en tout cas. Mais mon grand-père avait fait quelques campagnes au Lancerey, lors des guerres de religion. À son retour, il parlait leur langue, appréciait leur cuisine et ne tarissait pas d’éloges au sujet de leur culture. Il a communiqué son enthousiasme à ma mère.

— Alors vous n’avez pas toujours été ermite.

— On ne naît pas ermite.

— Sans doute, en effet.

Elle baissa la tête.

— Le Lancerey… ça semble être le bout du monde, reprit-elle.

— En dépit de toutes nos différences, ce sont nos voisins.

Lysbeth sourit timidement, le regard perdu dans les flammes.

— Je n’ai jamais vraiment quitté ces parages. Je n’ai jamais vu Graad. Et je n’ai vu Lichthel qu’une fois, j’étais à peine plus grande que Tya.

Saule haussa les épaules.

— Pas toujours besoin de courir bien loin pour trouver le bonheur.

Il regretta aussitôt ses paroles. Elles jetèrent un froid. Du sel sur des plaies à vif.

Tya s’était assoupie. Sa mère passa doucement la main sur son front. Puisque la gamine dormait et que la gaieté s’était envolée, Saule aborda un sujet moins agréable :

— Elle ne va pas bien, dit-il.

— Elle avait l’air un peu mieux, ce soir.

— Oui, mais le chien est mort et sa fièvre ne diminue pas. Et l’odeur quand j’ai retiré le pansement… L’infection empire. J’ai peur qu’elle soit empoisonnée.

— Empoisonnée ?

— Les Duadäns utilisent souvent du poison. Des mixtures dont ils ont le secret. Très difficiles à soigner.

Le visage de Lysbeth se décomposa.

— Elle doit voir un médecin le plus vite possible, ajouta-t-il. On doit atteindre Tierne et on ne doit pas traîner. Mais ne vous inquiétez pas, je la porterai.

— Vous n’y arriverez pas. Vous ne pourrez pas la porter sur cette distance. Tout à l’heure déjà vous étiez épuisé.

— On fera ce qu’il faut. Vous pourrez m’aider, porter la besace, l’arbalète et la mandoline.

— La mandoline, vraiment ?

— C’est ce que j’ai de plus précieux. C’est tout ce qu’il me reste.

— Très bien. Je porterai la mandoline.

Il hocha la tête.

— Maintenant reposez-vous, dit-il. Nous partirons tôt demain matin.

Elle acheva son gobelet d’hydromel et s’allongea derrière sa fille. Saule se cala aussi confortablement que possible contre le mur, assis sur sa propre paillasse. Il attrapa son précieux instrument et fit glisser ses doigts sur les cordes.

Les notes douces primitives s’affirmèrent et devinrent peu à peu des accords. La mélodie naissante enveloppa la pièce comme un cocon. Il en régla le rythme sur la respiration de Tya. Au fond de sa gorge, sa voix fredonna, basse et soyeuse. Sans articuler la moindre parole, il accompagna le chant de sa mandoline.

L’obscurité régnait dehors. Un souffle de vent faisait danser les pendus. Mais là, au creux de la chaumière, auprès du foyer, le chanteur solitaire entretenait la quiétude d’un petit havre.

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