La Dernière Auberge (4)

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— Quelle tristesse, marmonna Vieux Tedd, le nez penché au-dessus de sa chope vide.

Tylda, son plateau serré entre ses mains et posé sur son ventre, restait sans voix.

— J’ai beaucoup aimé l’histoire de ce chanteur, dit Ombeline. Peut-être parce que moi aussi, je chante et que je connaissais ses chansons. Ça nous rapproche, sans doute. Et puis parce qu’il s’agit, quelque part, d’une histoire d’amour. Vous auriez pu nous prévenir, Conteur.

— La découverte fait partie du plaisir, répondit-il, avec un sourire bienveillant.

— C’est vrai que toi aussi, tu nous enchantes avec tes couplets, glissa Mikken en mélangeant un jeu de damoiseau. Et si tu veux une histoire d’amour… je me porte volontaire. He he.

Tout à coup, Philambeau perdit son éternel sourire suffisant.

— L’ensorceleuse à la voix d’or s’éprend du dernier des cul-terreux, souffla-t-il sur un ton plus proche du venin que de la plaisanterie. Ça pourrait faire une charmante balade, même s’il faudrait peu de chose pour sombrer dans le burlesque.

L’autre plaqua son paquet de cartes sur la table.

— Du calme, histrion, prévint le jeune homme courroucé, et un peu de respect, lorsque tu t’adresses à un burgrave.

— Un burgrave ? Mes excuses, majesté. Et de quelle illustre ville êtes-vous le meyster, si je puis demander ?

— Une petite ville, non loin d’ici.

Les joues du Vieux Tedd se gonflèrent et il pouffa, incapable de contenir son hilarité.

— Une petite ville, parvint-il à articuler entre deux soubresauts. Une petite ville…

— Ta gueule, le Vieux, se rembrunit Mikken.

— Une petite ville…

Philambeau avait retrouvé son sourire.

— Et elle a un nom, cette petite ville ? Parce que le coin m’a l’air plutôt désert.

Vieux Tedd était incapable de tenir une conversation. Alors c’est Blandin qui répondit :

— Mikken est burgrave du Trou.

— Le Trou ?

— Oui, c’est un hameau coincé dans une petite vallée, entre des collines abruptes. On l’appelle le Trou à musaraignes. Ou…

— Ou le Trou du cul du monde, articula Vieux Tedd en essuyant une larme au coin de l’œil.

— Je vois, charmant. Burgrave de culs-terreux, ça reste quand même un cul-terreux.

— N’empêche, je suis noble, se défendit Mikken. Et j’ai été l’écuyer de sir Wendred.

Le musicien plissa les yeux.

— Sir Wendred ?

Le sir Wendred. Wendred l’Écureuil. La fine lame.

— Vous vous enfoncez, confia philambeau, empli d’une fausse commisération.

Le nobliau piqua un fard.

— Cessez de vous disputer, les garçons, demanda Ombeline avec douceur. Moi, je trouve ça pas mal, en effet, l’idée de l’enchanteresse qui s’éprend d’un homme humble, mais de valeur.

— Oh oui, moi aussi, abonda Tylda. J’adore la chanson du Chevalier au Lys. C’est si beau et si triste. Il a beau être chevalier, il ne peut rivaliser avec un prince, même après tout ce qu’il a accompli, même après avoir terrassé un dragon. C’est tellement injuste.

Endriksen approcha une chaise et s’y installa, la jambe de bois tendue, pour soulager son moignon.

— Au moins, c’est une chanson d’amour sensée, fit-il observer. La naissance importe davantage que toute la bonne volonté du monde.

Avec un sourire triste, Ombeline gratta les premiers accords sur son cistre. Bientôt rejointe par ses compères : Philambeau à la viole et Cassien à la chalemie.

C’est l’histoire de deux enfants, qui partageaient un jardin

Et de leurs jeux bien innocents, blagues et rires galopins

Elle était belle et plein d’allant, le rouge aux joues, l’air mutin

Un peu plus âgé mais prudent, il lui épargnait les pétrins

Ou assumait bravement remontrances et mises au coin

À les voir aussi insouciants dans leurs mondes, leurs jeux badins

On eût pu croire assurément que par un charme divin

Durerait éternellement la jouvence du jardin

Ainsi aime le chevalier, le chevalier au lys

À sa dame il doit renoncer, c’est son sacrifice

Pour l’honneur et l’amitié, le chevalier au lys

Jusqu’à la mort sans ciller, c’est son supplice

Or bientôt survint un printemps et ses légions de bourgeons

Avaient disparu les enfants avec les neiges et les glaçons

Dur à la tâche, à l’entraînement, les armes et plus les bâtons

Restaient intacts les sentiments, solide la relation

Mais tout soudain bien différents, il voue une dilection

À cette amie d’un trop haut rang pour autoriser la passion

Elle le taquine gentiment, lui garde son affection

Elle n’a pas d’ami plus important, qu’importe son extraction

Ainsi aime le chevalier, le chevalier au lys

À sa dame il doit renoncer, c’est son sacrifice

Pour l’honneur et l’amitié, le chevalier au lys

Jusqu’à la mort sans ciller, c’est son supplice

L’ami devint un confident, un refuge le jardin

Le tendron devenait conscient que la douce enfance était loin

De plus en plus son père souffrant songeait aux lendemains

Les beaux partis, les soupirants et leur outrageux entrain

Elle les moquait odieusement, elle fâcha plus d’un voisin

Son père n’est pas des plus patient, elle doit trouver un moyen

On ne trouve pas plus vaillant que son ami du jardin

Joute, épreuve ou affrontement dont le prix serait sa main...

Tandis que les ménestrels jouaient, le marchand keelyan s’était joint à Mikken, Vieux Tedd et Blandin pour disputer l’une ou l’autre partie de damoiseau. L’étranger était prêt à miser quelques pièces, mais les trois habitués étaient frileux. Et surtout, ils ne disposaient pas de poches aussi pleines.

Au bout de quelques couplets, Ombeline s’interrompit.

— Vous ne finissez pas ? demanda Tylda.

— C’est que la chanson est longue et qu’il commence à se faire tard, répondit la chanteuse. Notre ami Conteur a dit tout à l’heure qu’il avait des histoires plein sa besace et je voudrais pouvoir encore en découvrir. Certaines m’inspireront peut-être d’autres chansons.

Le père Jerum, qui était presque parvenu à se faire oublier, dans son coin, s’éclaircit la gorge.

— Je suis d’accord, dit-il. Je ne goûte guère les chansons mièvres, je leur préfère les histoires crues du Conteur.

— La chanson n’est pas mièvre, contra Ombeline, un peu vexée. Et elle est tout aussi dramatique et véridique.

— Peuh ! Un chevalier qui affronte un dragon pour sa belle et qui ramène sa peau, une épée fantastique et un remède miracle à son père pour obtenir sa main, soit c’est inventé, soit c’est tout à fait exagéré.

— Un héros un peu plus brave, une armure un peu plus brillante, ça s’appelle ajouter une touche de féérie.

— Exactement, c’est mièvre et puérile, asséna le prêtre. Pour ma part, puisque la dernière histoire l’a justement évoqué, j’aimerais qu’on parle du second grand fléau de ce monde.

— Les bigots ? hasarda Endriksen.

Philambeau pouffa. Le père Jerum l’ignora.

— Les Duadäns. Ces vils païens, ces barbares sanguinaires qui menacent nos frontières, et parfois même nos cités.

Vieux Tedd hocha la tête tout en jouant une carte.

— J’ai perdu mes deux fils. L’un d’eux à cause de ces barbares.

Le vieux soldat fit la moue.

— Sûr que, les rares fois où j’ai eu affaire à eux, c’était pas beau à voir. Et vous, marchand… Au fait, comment peut-on vous appeler ?

— Ma mère m’appelle Eshmahl, répondit le keelyan. Pourquoi ne pas faire de même ?

— Eshmahl, vous qui passez votre vie sur les routes, vous devez avoir déjà eu pas mal de déboires avec cette engeance-là, non ?

— Pas tant, non. En tout cas pas plus qu’avec les bons vieux bandits de grands chemins himmlandais ou lanceliens de… Comment dit-on, déjà ? Pure souche ? » Le marchand tapa un carton et rafla un pli. « D’ailleurs mon frère Rahim, comme je vous l’ai dit, commerce sur la mer Australe. Il jette l’ancre dans des ports du royaume duadän de temps à autres et en ramène des soies, des parfums, des bijoux, des épices, des alcools qui ont beaucoup de succès sur vos marchés. Et quant à moi, lorsque je fais escale dans une cité d’importance, il n’est pas rare que je trouve bon accueil auprès de la population alfar. Peut-être parce que je suis moi aussi un étranger. Et parce que je les traite comme n’importe quel autre client.

— Et pourtant, reprit le prêtre, cette campagne de pillages autour de Tierne n’est que le dernier de leurs méfaits. Et nous avons déjà tous ici entendu de quoi ils étaient capables, ce qu’ils faisaient subir aux bons ysehites qui avaient le malheur de tomber entre leurs griffes. Les tortures, les horreurs, commises au nom de leurs dieux assoiffés de sang.

— Vous en avez déjà rencontré, prêtre ?

— Non, Yseh m’en préserve. Enfin, j’ai déjà pu croiser la lie qui infecte nos bas-fonds.

— Eh bien déjà, je peux vous dire que ceux qui se sont accommodés de vos villes, ceux qui hantent vos régions sauvages et ceux qui vivent dans leur royaume de l’est sont tous bien différents. Par la force des choses, ils ont dû évoluer chacun à leur manière.

— Mais ils peuvent bien se vanter d’être un peuple plus ancien que le nôtre, ils en sont restés à leurs mœurs barbares. Ceux qui infestent nos cités se cantonnent aux faubourgs crasseux, leur royaume n’a cessé de décliner et ceux qui harcèlent nos frontières et les terres inhospitalières se livrent aux massacres et aux pillages, comme nous avons pu le constater dans la dernière histoire. N’est-ce pas, Conteur ?

Le Conteur se cala dans son fauteuil et se lissa la barbe.

— Je crois que vous m’avez mal compris, dit-il. La dernière histoire concernait des héros improbables, humbles, pas du tout prédisposés à l’exploit.

— Mais il était bien question aussi de pillards duadäns.

— Je les ai à peine évoqués. Mais je puis vous en parler, si c’est là votre souhait. Vous êtes peut-être mûrs pour cette histoire-ci.

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