Artisan du malheur (1)

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Le soleil se couchait sur les cimes rocheuses, qu’il couvrait d’or rouge entrecoupé de pourpres ombreux. Trompeuses lueurs incandescentes. La chaleur quittait rapidement la vallée tandis que des filets de brume venaient caresser le pied des contreforts, prémices d’une nuit froide.

Endraig trépignait. Il n’en pouvait plus d’attendre. Le jour mourait. Bientôt, elle serait en retard.

Sa mère découvrirait son absence, assurément. Elle ne serait pas contente, mais il s’en moquait. Voilà des semaines que Lianore occupait ses pensées, du lever au coucher. Impossible d’y échapper. C’était idiot, il en était conscient. On le lui répétait autant qu’il se le répétait lui-même. Un Duadän et une Duadëyr. Et pourtant, quoi qu’il pût en penser, il avait beau tenter de raisonner, il était amoureux.

Le hasard, ou le destin, les avait réunis. Une chasse l’avait quelque peu éloigné des sentes habituelles, elle s’était égarée lors d’une promenade à cheval. Elle avait eu peur de lui et ne s’en était pas cachée. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’était montré aussi délicat et prévenant. Il l’avait ramenée vers la vallée et, sans vraiment s’en rendre compte, ils avaient passé la matinée à bavarder. Elle était si charmante et exotique. Et ce devait être réciproque.

Les circonstances, qu’ils avaient tous deux cherché à réunir, ne leur avaient permis de se revoir que deux fois. Brièvement. Mais ils échangeaient des messages au pied du vieil arbre tordu, ainsi qu’elle l’appelait. Ils dissimulaient les plis dans un trou entre les racines. Vieux, cet arbre l’était probablement bien davantage que la jeune femme ne l’imaginait. Les entrelacs qui en ornaient l’écorce le désignaient comme un Daerluwyn, un chêne argenté planté du temps de la domination duadane, qui servait autrefois de repère et de sanctuaire légal et sacré.

Pour elle, il n’était qu’un vieil arbre en bordure de carrefour. Pour lui, il était un rappel frappant de tout ce qui les opposait. Ces terres avaient jadis appartenu à ses ancêtres, un peuple fier et grave. Cet endroit était alors respecté, on n’y violait pas l’abri qu’il procurait. Mais aujourd’hui, il n’avait plus rien de sacré. À un jet de pierre en contrebas, les Duadëyrs avaient établi une de leurs affreuses mines. Elle défigurait le paysage. Endraig en discernait les bâtiments austères, les petites masures des mineurs et les tas de gravats excavés, baignés du jour mourant.

Dans l’une de ses lettres, Lianore lui avait confié être la propre fille de sir Galwen Ostern, le banneret qui avait ouvert la mine. Autant dire que le paternel ne devait pas être plus favorable à leur idylle que sa mère. Si leurs parents devaient jamais se rencontrer, ils se sauteraient à la gorge. Mais rien de tout ça ne comptait lorsque Endraig songeait à la revoir.

Il avait davantage de libertés pour quitter le clan et musarder dans les vallées. C’était pour cette raison que leur point de chute, pour les messages et les rencontres, se situait si près des Duadëyrs. Ce soir, au crépuscule, elle devait venir le voir. En secret, bien entendu. Elle le lui avait promis dans son dernier message.

Les rougeoiements incendiaires s’éteignaient sur la vallée, mais Lianore n’était toujours pas en vue. Et Endraig trépignait.

L’ombre des montagnes engouffra le défilé. Ne resta bientôt qu’un liséré cramoisi autour des cimes occidentales. Et doucement, il déclina lui aussi, pour finir par s’éteindre. Nuit noire et toujours pas un signe de la demoiselle de ses pensées. Mais Endraig était patient. Ce n’est pas comme s’il avait mieux à faire ailleurs. Il n’était en outre pas pressé de se faire passer un savon par sa mère.

Comme il en avait l’habitude depuis quelque temps, il invoqua le visage de Lianore dans ses pensées et se remémora chaque mot échangé, chaque contact, chaque sourire. Une mosaïque réconfortante de souvenirs agréables. Il reconstitua sa carnation pâle, le contraste avec sa chevelure sombre, son regard clair, le petit grain de beauté au coin de sa pommette gauche, les lèvres rouges et bien dessinées, le nez légèrement retroussé. Lorsqu’il se la remémorait ainsi, dans le moindre détail, le temps pouvait filer à une vitesse hallucinante.

Aussi, lorsqu’enfin un mouvement vint rompre la tranquillité de la nuit, il ne sut d’emblée combien de temps s’était écoulé. Pour autant qu’il pût en juger d’après le mince croissant de lune, l’attente n’avait pas été trop longue.

Il se redressa et scruta les ténèbres. Une chiche lueur, guère plus qu’une étincelle, se détacha du hameau minier et se faufila le long des ondulations de la route. Peu à peu, elle monta, se rapprocha du vieil arbre. Endraig devina une silhouette mince, encapuchonnée, dans le halo d’une lanterne. Les battements de son cœur s’accélérèrent au point de devenir douloureux. Et tout à coup, il craignait de ne plus savoir que dire, de perdre ses mots, d’en être réduit à bafouiller comme un idiot.

Toutefois, quelque chose clochait. Il l’aurait probablement remarqué plus tôt s’il n’avait à ce point été obnubilé par ses retrouvailles avec la jeune femme. Sans pouvoir exactement définir ce qui le chiffonnait, Endraig avait l’impression que la silhouette hésitait à s’approcher. Le frisson de la clandestinité, probablement.

Il décida de parcourir les derniers pas à sa rencontre, en guise d’encouragement. Comme il s'avançait, elle s’immobilisa. Elle redressa la lanterne pour le voir. Il entra dans le halo de lumière, glissa un regard sous le capuchon pour redécouvrir sa beauté, la raviver dans sa mémoire. Il se figea.

Une vilaine ecchymose, violacée, gonflée, s’étendait sur sa pommette et camouflait son si joli grain de beauté. Les yeux inondés de larmes, elle frémissait.

— Lia... Que s’est-il passé ? demanda-t-il en la prenant dans ses bras.

Elle fit un pas maladroit en arrière, comme pour se soustraire à son étreinte. Il n’eut pas même le temps de s’en étonner. Le halo de la lanterne était soudain cerné d’une demi-douzaine d’hommes en armes. Une lourde paluche s’abattit sur sa nuque et lui serra le col autour du cou. Endraig émit un glapissement de surprise.

— Un bon gros rat qu’on a attrapé là, grinça la voix du type qui l’étranglait avec sa propre chemise. Z’entendez comme y couine ?

La remarque provoqua quelques ricanements.

— Alors c’est lui ?

L’homme qui venait de s’exprimer, avec un calme glaçant, n’était pas armé. Il se tenait légèrement en retrait et la lumière suggérait sa silhouette plus qu’elle ne la révélait. Des reflets brillants s’égaraient sur un collier en or, une chevalière, ainsi qu’une touche sur le bout de son nez légèrement retroussé.

— Père, je vous en prie, sanglota Lianore.

Mais il ne l’écoutait pas. Toute son attention était focalisée sur Endraig.

— Tu as osé poser tes sales pattes sur ma fille. Toi, un moins que rien, un barbare, un fils de chien loqueteux. Mais pour qui te prends-tu ? De quel droit te permets-tu ne fût-ce que d’imaginer lui adresser la parole ?

— Je l’aime monsieur, répondit-il d’une voix rendue rauque par la strangulation.

Sa réponse provoqua des rires parmi les hommes d’armes, vites calmés par le regard courroucé de leur maître. Ce dernier avança dans la lumière, les arrêtes de ses traits se précisèrent. Apparurent une fossette de menton et une moue hautaine. Et des sourcils si froncés que le regard disparaissait presque complètement dessous. Il tendit la main et retroussa l’une des manches d’Endraig, révélant les zébrures tatouées sur ses avant-bras. Les marques du clan Mendyrel.

— Quel culot... Les rats ne peuvent prétendre séduire des anges tels que ma fille.

— Les rats ne sont pas non plus des fils de chiens, monsieur.

Le banneret déglutit.

— La lettre m’avait déjà appris que tu ne manquais pas davantage de verve que de culot.

— Père, intervint Lianore, il n’a rien fait. Laissez-le partir. Nous ne nous reverrons plus.

— Ça, je te le confirme, ma chérie. Tu ne le reverras plus, ni lui, ni aucune vermine de son espèce. Tu vaux bien mieux que ça.

La poigne qui lui serrait le cou s’agita.

— Qu’est-ce qu’on en fait, m’sire ? demanda l’homme d’arme.

Le paternel se cala la fossette au creux de la paume et fit mine de réfléchir.

— Commencez donc par lui donner une bonne leçon.

— Non ! s'écria Lianore.

— Tu vas devoir apprendre que tout acte entraîne des conséquences, ma chérie. Et le plus tôt sera le mieux.

Endraig pouvait respirer, quoiqu’avec difficulté, mais sa gorge commençait à brûler. Et la peur lui nouait les entrailles. Il avait renoncé à se débattre, bouger ne rendait la douleur que plus cuisante. Il était parfaitement impuissant. Et Lianore ne pouvait rien pour lui non plus.

Un autre homme vint se poster devant lui. Chauve, mal rasé, le regard las. Imperturbable, il l’observa sans la moindre émotion. Peut-être un vague ennui, comme avant de s’atteler à une tâche répétitive. Endraig le vit à peine bouger. Il sentit son poing s’enfoncer sous ses côtes et la douleur explosa aussitôt. Le peu d’air qu’il avait emmagasiné dans ses poumons fut expulsé. Des larmes lui piquèrent les yeux.

Si, de prime abord, l’homme avait pu lui paraître pataud, Endraig réalisa bien vite qu’il s’était trompé. Le second coup le cueillit au visage. Il ne l’avait pas davantage vu venir. Sa joue parut immédiatement doubler de volume, ses dents grincèrent, du sang lui coula dans la gorge et manqua de l’étouffer. Il en recracha un jet, qui éclaboussa la face de l’homme d’arme chauve. Il réagit à peine et s’essuya d’un revers de manche, comme si c’était la routine.

Une volée de trois autres coups suivit. Côtes flottantes, plexus solaire et mâchoire. Le second lui donna l’impression de mourir. Le dernier le laissa sonné, avec un objet insolite en flottaison dans sa bouche. Dur, à priori étranger. Endraig, à demi conscient, réalisa néanmoins qu’il s’agissait d’une dent. Il la cracha, avec le sang, la salive et une bile acide.

Le frappeur lui laissa un répit. Lianore sanglotait. Quelques-uns des hommes plaisantaient. Le monde tournait et le silence de la nuit vrombissait à ses oreilles. La prise sur le col se relâcha un peu. L’air regonfla ses poumons. Ses talons retrouvèrent le sol. Il chancela.

C’est au moment où il croyait la leçon du banneret terminée qu’un nouveau coup de poing, plus violent que tous les précédents, s’enfonça dans son ventre et comprima sa vessie. Un filet d’urine s’échappa et il fut contraint de serrer les cuisses pour s’empêcher de noyer ses braies. Il garderait au moins cette dignité-là.

— C’est bon comme ça, m’sire ?

— Mmm, ça me semble un peu léger, non ? Il a osé toucher ma fille. Il lui en coûtera une main. Une seule, car je suis magnanime.

— On la coupe ?

— Contentez-vous de lui briser les doigts.

Sous le regard horrifié de Lianore, ils le contraignirent à s’agenouiller. Il ne résista guère. Il n’en avait pas la force. Ils posèrent sa main droite au sol et une lourde botte s’abattit dessus. Craquement sinistre et brûlure incandescente. Il hurla et s’affala par terre.

Le talon s’abattit encore une fois.

— Maintenant, hissez-le à cet arbre, que tout le monde voie ce que je réserve aux impudents et aux barbares.

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