Artisan du malheur (17)

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La cité avait changé. Elle était plus vaste que dans son souvenir, plus sordide aussi. La grisaille s’ajoutait au gris des ardoises et des pavés ainsi qu’à son propre reflet dans les flaques pour compléter le sinistre tableau.

La foule s’était rassemblée à l’occasion du retour triomphal du margrave et de ses troupes. Elle s’amassait dans les ruelles, sur les places, aux balcons et aux fenêtres pour acclamer des héros qui, pour la plupart, n’avaient pas même eu à tirer le fer au clair. Pour pleurer leur jeune seigneur. Et aussi pour apercevoir cette femme étrange, tatouée, cette barbare captive qu’on ramenait sur un chariot, qu’on exposait comme une bête de foire. Ils avaient entendu les rumeurs sur ces gens venus des montagnes, sur les destructions perpétrées dans le sud et le massacre de Tierne. Et ils avaient tremblé.

Mais l’heure était venue d’exorciser leurs terreurs, en acclamant leur protecteur et en exprimant leur colère. La liesse et les ovations qui accueillaient la tête du cortège se muaient en huées et quolibets à l’approche du chariot. En dépit des insultes, des crachats, des malédictions, des ordures qu’on lui jetait, Louve demeurait sans réaction.

L’heure était venue de payer le prix. Elle avait espéré qu’avec la résignation viendrait la paix. Or la voix de son père hantait ses pensée d’échos moralisateurs. À quoi bon les morts et la douleur ? Et cependant, elle se persuadait que ça en avait valu la peine. Opter pour l’inertie aurait été un aveu de lâcheté.

Dépossédée de ses armes et de son armure, enchaînée, vêtue d’une tunique sale, affaiblie par la faim et ballottée par les cahots du véhicule, elle n’avait pas le sentiment d’être très impressionnante. Et cependant, elle distinguait des regards apeurés.

Cette crainte qu’elle inspirait, ainsi que la mort du fils de son ennemi, représentaient sa seule petite lueur de réconfort. Grâce à elle, elle endurait les humiliations et affrontait sans flancher l’imminence de sa mort. Parfois, une pierre volait dans sa direction. Elles n’atteignaient que rarement leur cible et jamais ne provoquaient de souffrance. Sa petite bulle de réconfort l’en préservait.

Soudain, un projectile l’atteignit à la tête. Un liquide frais lui trempa les cheveux et la tunique. Le goût de la bière glissa sur ses lèvres. S’y mêla une vague saveur de sang. Elle s’essuya la tempe sur la manche et, baissant les yeux, aperçut les tessons de céramique. Les restes d’une cruche. Et sans trop savoir pourquoi, le récipient lui était familier. Presque intimement.

Un morceau en particulier attira son attention. Une anse. Elle reposait là, à ses pieds. Suffisamment petite pour tenir dans son poing. La boucle qu’elle formait, nette et harmonieuse, s’achevait sur une extrémité aussi acérée qu’une lame.

Louve s’accroupit et la ramassa. Son poing se serra sur le morceau de cruche. Il lui restait peut-être encore une bonne surprise pour le margrave avant de dire adieu à ce monde.

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