La Dernière Auberge (7)

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Le récit s’acheva sur une galerie de visages défaits. La flambée avait beau danser et crachoter joyeusement dans la cheminée, un froid s’était abattu sur l’auberge. Les voyageurs s’étaient roulés dans leurs manteaux, Morryn et Tylda s’étaient serrées l’une contre l’autre, Philambeau était blême, la jambe de bois d’Endriksen frémissait contre le plancher.

Un silence épais s’était appesanti sur la salle commune. Et une sorte de pénombre commençait à noyer les recoins, comme si la nuit tentait d’investir les lieux. Plusieurs lanternes s’étaient éteintes, de même que certaines chandelles, sur les grandes roues de charrettes au plafond.

Le Conteur lui-même avait les traits tirés, comme épuisé et stupéfait par l’effet de son propre récit.

C’est un ricanement qui rompit le silence. Étouffé, lointain, il ne dura pas. Mais l’incongruité d’une telle manifestation de joie, à cet instant précis, jeta un malaise.

Les têtes se tournèrent pour en chercher l’origine.

— Ça venait de là, souffla l’un des membres de la caravane en désignant la tenture de l’alcôve fermée.

— On devrait peut-être y jeter un coup d’œil, proposa Philambeau.

— Non, lâcha Morryn, catégorique.

— Allons, vous êtes ici chez vous. Un petit coup d’œil. Juste pour savoir quel drôle d’énergumène se cache là et se marre quand tout le monde a la frousse.

— Pas question, non. C’est chez moi, comme vous dites.

— Je vais finir par croire que vous nous cachez quelque chose, marmonna Philambeau.

— Tu peux croire ce que tu veux, gamin, intervint Endriksen en faisant craquer ses doigts calleux, mais mêle-toi de tes affaires.

Le musicien se tassa sur sa chaise, vaguement bougon.

Le silence reprit ses droits. L’inquiétude provoquée par le dernier récit du Conteur tardait à s’envoler. C’est le prêtre qui rouvrit la conversation, mais pas pour restaurer l’atmosphère détendue du début de la soirée :

— La Fin des Temps approche ! clama-t-il. Tout du moins, la fin d’une époque. Nous sommes trop avides, nous ne respectons plus rien, nous ignorons les saints préceptes des origines, la pureté du message du premier prophète ; le seul qui vaille d’être reconnu.

— C’est toujours la fin d’une époque, fit remarquer Endriksen. Et il se trouvera toujours quelqu’un pour le dire haut et fort.

— Peut-être, reconnut le père Jerum, mais cette fois, le Jugement approche. Nous péchons par soif de pouvoir, les sorciers manipulent des forces qu’ils ne comprennent pas, mais des choses leur échappent. Des choses anciennes, qui ont toujours été là. Nous atteignons le point de basculement. Repentons-nous et craignons l’avènement de Malleus et le retour des Princes Noirs, je vous le dis !

Nouveau silence angoissé. Les paroles du prêtre sonnaient peut-être un peu trop vrai, surtout au regard de ce qui avait déjà été évoqué ce soir. Philambeau se permit de se moquer doucement, mais même son amusement paraissait feint.

— Vous geignez depuis tout à l’heure, railla-t-il, mais c’est quoi au juste, votre solution ? Pleurnicher dans son coin et demander pardon à un dieu qui s’est visiblement détourné de ses ouailles ? Si vous voulez mon avis, et si l’on admet qu’une menace pèse sur nos têtes, ce ne sont pas les prêtres qui nous sauveront. J’aime encore mieux me fier aux mages.

Le père Jerum secoua la tête d’un air navré.

— Des millénaires de travail, de lutte, de progrès, d’enseignements… pour retomber dans les mêmes travers que jadis. Il faut croire que le mal est trop profondément ancré en chacun de nous.

— Et vous voudriez qu’on fasse quoi ? Qu’on rejette la science et la magie ? Qu’on vive une vie austère, brève et sans saveur ? Les érudits et les arcanistes, au moins, trouvent des solutions.

— Et pour chacune de leurs solutions, de nouveaux problèmes. C’est un cercle sans fin, qui causera notre perte.

— On ne peut pas donner entièrement tort au prêtre sur ce point, admit le Conteur.

— Pas entièrement tort ? Mais vous proposez quoi alors ? Des prières et des chants, et tout s’arrangera ?

— Certains prêtres ne restent pas les bras croisés et se battent, dit Endriksen.

Son intervention lui valut quelques regards surpris.

— Ah bon ? lâcha Philambeau. Et ils se battent avec quoi, des bréviaires et des chapelets ?

— On a vu des ordres guerriers prendre les armes au nom d’Yseh par le passé. Mais j’ai moi-même été le vénate d’un questeur.

— Un questeur… Vous voulez dire ces fous furieux qui brûlent les gens qui ne leur reviennent pas?

— Oui, je sais, grommela le soldat. Je n’en suis pas si fier. C’était après avoir perdu mes fonctions à la capitale et avant que Morryn et Tylda m’accueillent ici pour veiller sur l’auberge. Mais le père Berengar, que j’ai servi quelques années, était plutôt pas mal dans son genre. Grande instruction, dur, mais juste. Clément, même, bien souvent. Pas vraiment le fou furieux que tu dis, gamin. Et puis, il a vu en moi le bon côté ; le vétéran, pas l’estropié.

— De ce que moi j’en ai entendu dire, ces prêtres font plus de mal que de bien.

— Peut-être, oui. Comme vos mages et vos érudits. Comme tout le monde, en somme.

— J’ai moi-même entendu l’histoire d’un questeur un peu particulier, dit le Conteur. Un fervent. Mais il est trop tard pour ça, je suppose. Nous sommes tous épuisés, et la nuit finira par s’achever.

— Allez-y, racontez-nous, demanda Tylda.

— Oui, abonda Blandin, nous avons tous besoin de nous changer les idées. Un froid inquiétant s’est comme abattu sur l’auberge.

— Oh, mais je ne suis pas sûr qu’une histoire de questeur fasse l’affaire pour vous dérider.

— S’il vous plaît, demanda Eshmahl, j’apprécie vos histoires. Et je pourrai ainsi les répéter ailleurs, partout où je passerai. Car elles sont proprement édifiantes.

— Je suis pour, moi aussi, marmonna Vieux Tedd d’une voix empâtée, bien qu’il fût près de sombrer dans un sommeil enivré.

— Vous êtes certains ? demanda le Conteur. Car non seulement cette histoire ne vous apportera pas la quiétude, mais elle vous privera également du peu du sommeil auquel vous pourriez encore prétendre cette nuit.

Mais tout le monde voulait une dernière histoire.

— Très bien. Les questeurs sont parfois confrontés à des horreurs qui défient l’imagination, commença le Conteur. On peut leur reprocher leur intransigeance, leur cœur de pierre, mais il faut avoir le cœur endurci pour côtoyer les méfaits et les ouvrages contre-nature des pires apostats qui arpentent ce monde. Monstres ou héros, je vous laisse juges. Toutefois il paraît que pour traquer des monstres, il faut être un peu monstre soi-même.

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