Le Coucou (9)

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— Theo Grimald intègre les Vents-Corbeaux en 743 après avoir quitté l’armée avec fracas, récita frère Ubbe tandis qu’ils chevauchaient. Il en devient le capitaine dès Aubenoire 752 et permet à la compagnie d’enchaîner quelques succès retentissants. Ils se démarquent en Nibelmoor, aux côtés des troupes auxiliaires du duc de Branngard, où ils enlèvent le fort de Mosstein par la ruse. On rapporte, déjà à l’époque, des violences et des pillages à l’encontre de hameaux locaux.

— C’est la guerre », commenta Melvellio avec son accent aigue-franc. Il cracha un glaviot depuis sa selle. « C’est comme ça.

— En effet, d’ailleurs on ne leur fait aucune histoire, répondit frère Ubbe. Ils sont même largement remerciés et rétribués pour leurs accomplissements. Ils gagnent en réputation autant qu’en trésorerie et gonflent aisément leurs rangs lorsque vient la campagne d’Ostmark. Si bien qu’ils agissent pratiquement en force indépendante, relativement libre de ses manœuvres, hormis quelques objectifs imposés. Là, on rapporte davantage d’exactions et ils fâchent notamment quelques grands pontes, dont au moins un allié, beau-frère du margrave de Graad et proche de la cour. Grimald se retire alors des affaires militaires les poches pleines, mais s’éloigne judicieusement des trop hautes sphères. Il intègre la guilde des producteurs d’essence, fait un bon mariage bourgeois et s’installe dans cette région calme, près de Tristheim. Sa fortune ne cesse de grandir depuis lors.

— Dis donc, crâne d’œuf, s’esclaffa Klaes, t’es drôlement bien renseigné !

— Savant mélange de ragots de cuisines et de troupiers, ainsi que d’archives particulièrement précises tenues par l’hôtel de ville. Et puis tout ça est relativement récent et le principal intéressé est lui-même un troupier bavard. Il ne fait pas grand secret de son passé.

— Tout de même, moi qui m’étais toujours demandé pourquoi le chef s’encombrait d’un freluquet tonsuré infoutu de se battre… à part pour conduire cette foutue forteresse roulante, évidemment.

Il rit de nouveau, à l’excès. On aurait pu le croire dément, mais il était ainsi. Ubbe le connaissait et restait insensible à ses saillies.

Les cinq cavaliers suivaient la route, le long de la lande plane. Un ruban de gadoue. Des vénates, seul Ulrich était resté à Tristheim, au cas où l’on aurait voulu les joindre là-bas. Encadré de ses quatre compères, le questeur allait au petit trot dans un concert d’éclats spongieux.

— Et la femme ? demanda-t-il.

Frère Ubbe avait l’habitude de l’économie de mots du père Tyber. Aussi saisit-il d’emblée l’objet de sa question.

— Elle s’est jetée dans la rivière après quelques années de mariage.

— Ho ho ! s’esclaffa Klaes de plus belle. Le bonhomme sait peut-être pas aussi bien manier le dard que l’épée.

— On rapporte des disputes et des coups.

— Encore mieux ! Le vieux capitaine confond le plumard et le champ de bataille. Il chevauche la gueuse comme un destrier.

— En tout cas, la mort reste suspecte aux yeux des gens du cru, précisa le moine. Grimald a prétendu qu’elle s’était donné la mort, mais nul ne peut en attester.

— Des enfants ? demanda le questeur.

— Aucun.

— Peut-être qu’il ne la chevauchait pas du tout, finalement, observa Klaes.

— Y a des gens qui préfèrent y fourrer une lame, dit froidement Melvellio.

Sa réflexion fit place à un silence étrange. Le basané avait dit ça comme s’il était effectivement de ceux qui préféraient tuer que s’adonner à la bagatelle. Mais après tout, le questeur choisissait ses vénates pour leur efficacité, pas pour leur agrément.

— Pas de remariage ? demanda-t-il.

— Non, répondit frère Ubbe. Le doyen doit apprécier sa liberté. Pas un mois ne passe sans qu’il donne de charmantes réceptions comme celle d’hier soir. Elles ont une réputation sulfureuse.

— Il sait joindre l’utile à l’agréable, le gaillard, dit Klaes. Se faire des relations tout en profitant de la vie. On pourrait s’entendre. Dommage qu’on arrive après la fête.

Hagan, qui allait quelques pas en avant du groupe, se retourna sur sa selle.

— Nous arrivons, dit-il simplement.

Le Brümien avait l’œil perçant et nul autre ne distinguait encore la demeure du doyen. Une ondulation était toutefois perceptible dans le paysage, une cambrure de la lande. D’un côté, cette colline, inattendue dans l’immensité plane, s’élevait doucement, le long d’une pente herbeuse. De l’autre, elle s’interrompait net, sur une falaise à-pic de basalte nu. Un cours d’eau se faufilait à sa base. La fameuse rivière. Sur l’autre rive, une crête moins haute se découpait, couronnée de roches pointues comme élancées vers le ciel, avant de s’adoucir à nouveau vers un horizon monotone.

À mesure qu’ils approchaient de l’éminence, se dessinèrent le corps, les ailes, les tourelles et dépendances d’un manoir. Une splendide demeure, ornée d’arches, de balcons et de larmiers élégants, coiffée de cheminées aériennes.

— Mazette ! s’exclama Klaes. Le doyen a une plus belle bicoque que le baron.

— C’est le moins qu’on puisse dire, constata le questeur.

Ils gravirent la route, franchirent un portail de fer forgé et atteignirent l’entrée. Un battant de la porte pendait de guingois. Du sang coagulé maculait le sol.

— Hagan, tu inspectes les dépendances et environs, ordonna le père Tyber. Ubbe, Klaes et Melvellio, vous interrogez le personnel. Pas besoin de les bousculer. Je m’occupe du doyen.

Une voix leur parvenait depuis le hall. Le questeur contourna la flaque séchée et entra. Un homme supervisait plusieurs servantes pour le récurage et le nettoyage. Entre deux consignes, il s’entretenait avec un compagnon pour les réparations. En apercevant le questeur et son emblème rouge et or, il s’interrompit net.

— Vous… Que puis-je pour vous ? bafouilla-t-il.

— Mes hommes et moi enquêtons sur le tueur de Tristheim et les événements d’hier soir. Je souhaiterais m’entretenir avec le doyen Grimald.

— Un questeur ?

— Visiblement, les hommes du baron sont un peu perdus. Il y a peut-être là-dessous un aspect surnaturel ou une forme d’hérésie.

— Je vois. Il semble qu’il n’y avait qu’un assaillant, hier soir. Il a fait quatre victimes dont deux gardes. Et des blessés. À lui seul. Mais s’il y a de la magie là-dessous…

— Ce n’est pas encore certain.

— Mais un homme seul…

— Nous connaissons par exemple des cas de possession où l’hôte voyait ses forces démultipliées. Et dans le cas présent, il a été fait mention d’un géant.

— C’est vrai.

— Vous l’avez vu ?

— Non, j’ai seulement entendu des invités en parler.

— J’aurai certainement besoin de la liste des invités.

Le superviseur se gratta le crâne.

— Je… la liste est confidentielle. Certains des invités préfèrent venir ici discrètement.

— Nous verrons ça plus tard. Pour l’heure, je veux rencontrer le maître des lieux.

Tandis que ses hommes se dispersaient dans le manoir, le père Tyber emboîta le pas de l’intendant. Ils traversèrent une vaste salle à manger dévastée. Les meubles étaient renversés, du verre brisé jonchait le sol, une autre domestique frottait énergiquement un mur maculé de sang avec une brosse. Les reliefs du désordre apparaissaient, mouvants, sous les lueurs de hauts candélabres et du foyer.

— Des détails étranges à signaler ? demanda Tyber.

— De quel ordre ?

— Des lumières qui se sont éteintes toutes seules, par exemple.

L’intendant fronça les sourcils, puis ses yeux s’agrandirent.

— En effet, les bougies ont crachoté juste avant les terribles événements de cette nuit. » Il se frotta le menton, avant d’ajouter : « Et peu après le passage du meurtrier, j’ai aperçu du givre sur les croisillons d’une fenêtre. Or il faisait plutôt doux, cette nuit.

Le questeur hocha la tête. Ils gravirent un large escalier de pierre.

— Je vous préviens, ajouta l’homme à mi-voix, le doyen est de méchante humeur. Je crois que, au-delà de ses blessures, c’est sa fierté qui a pris les plus vilains coups. Monsieur était un grand guerrier, autrefois, voyez-vous. Il l’est encore, quelque part. C’est ce qui lui a permis de l’emporter cette nuit. Mais il ne quitte plus sa chambre. Même le bon docteur a à peine pu l’approcher, et non sans subir ses humeurs.

— Ce qui lui a permis de l’emporter ? Il a vaincu son assaillant ?

— Oui, le doyen a fini par se débarrasser de lui. Disons qu’il a tenu bon jusqu’à l’arrivée des gardes. Mais n’allez pas le lui formuler ainsi.

À l’étage, le valet frappa à une porte. Un filet de voix leur répondit de l’autre côté et ils entrèrent.

La pièce, une belle chambre spacieuse, était plongée dans la pénombre. Le feu dans l’âtre ne dispensait guère de lumière et encore moins de chaleur. L’une des deux grandes fenêtres était obturée par un panneau de bois, qui laissait filtrer un courant d’air.

Grimald avait des allures de dragon. Retranché dans un imposant lit à baldaquin, sous un monceau de fourrures et de couvertures, adossé à des piles d’oreillers, le doyen ruminait sa colère. Un souffle rauque soulevait sa poitrine, ses poings massifs serraient les draps, son courroux était perceptible de loin. Une belle pièce d’homme, en effet, encore épaissie par les pelisses. Sous sa tête bandée, un œil plissé les lorgnait. L’autre était aveuglé par un pansement.

— Doyen, dit simplement le questeur, avec une brève inclinaison de la tête.

Un long soupir vibrant fut sa seule réponse.

— Je suis le père Tyber, questeur du chapitre Saint-Errol de Lichthel. J’enquête sur les meurtres et événements sanglants de la région.

La montagne de fourrure remua, le doyen déploya un bras et balaya l’air.

— Partez, grogna-t-il d’une voix sourde, je ne veux pas être dérangé.

Le ton était brusque, mais le volume excédait à peine le chuchotement.

— Doyen, insista le questeur, vous êtes la seule personne à avoir affronté le tueur et à y avoir survécu. Ce n’est pas un mince exploit. Et cela fait de vous mon seul véritable témoin. Parlez-moi.

— Partez, j’ai dit, tonna-t-il de son filet de voix.

Le père Tyber ne bougea pas d’un iota.

— J’ai avec moi l’autorité du Souverain Primat. On me dit obstiné, même parmi mes pairs. On dit aussi que je manque de patience et de compassion. Croyez-moi, vous n’avez aucune envie d’en faire l’expérience. Si vous ne me parlez pas maintenant, je reviendrai, jusqu’à ce que vous parliez, et je ne demanderai peut-être pas toujours aussi gentiment.

Grimald abattit son poing dans les couvertures et tout le lit gémit.

— Je ne serai pas long, promit le questeur. Que s’est-il passé cette nuit ?

— Il est venu à ma fête sans y être invité. Il est entré dans ma chambre et nous nous sommes battus.

Sa voix était si basse et rauque que lorsque le feu crépitait, un mot était emporté.

— Vous étiez donc déjà ici, à son arrivée. Vous aviez quitté la fête.

Pas de réponse, ou si bas qu’il n’y avait rien à entendre.

— Il est venu jusqu’à votre chambre sans détour ?

Le doyen haussa ses lourdes épaules.

— Tout s’est passé très rapidement, intervint l’intendant, resté sur le seuil. Je pense que le meurtrier est entré dans le manoir et s’est précipité vers la chambre.

— Vous étiez seul ? demanda Tyber sans quitter Grimald des yeux.

À nouveau, pas de réponse.

— Je me fiche pas mal de vos frasques libidineuses, doyen. Je traque le mal et l’hérésie. En l’occurrence, il s’agit d’un meurtrier particulièrement sanguinaire. Les histoires de fesses ne m’intéressent pas.

— J’étais avec une fille, finit-il par souffler.

— Fait-elle partie des victimes ?

— Non.

— Je vais devoir l’interroger, elle aussi.

— Malda s’est cognée en prenant la fuite, mais elle va bien, précisa l’intendant pendant que son maître grinçait des dents. Elle vit dans le quartier du Pendu, à Tristheim.

Le questeur hocha la tête.

— À quoi ressemblait-il ?

— Il était grand.

— Je sais. Autre chose ?

— Il portait une capuche.

— Vous l’avez vu de près.

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il était fort. Très fort. Mais ça n’a plus d’importance, à mon avis.

— Pourquoi ?

Grimald tendit un doigt vers le panneau de bois qui bouchait la fenêtre.

— On ne survit pas à une telle chute.

Le questeur traversa la chambre et s’arrêta devant l’autre croisée, intacte. Elle offrait elle aussi une vue plongeante sur la rivière, quelque vingt-cinq mètres plus bas, aux pieds de la falaise de basalte.

— Sacrée chute, en effet. Mais il était costaud.

Tyber se retourna, dos à la fenêtre et face au lit.

— Votre épouse était tombée de cette hauteur ?

Silence. Près de la porte, l’intendant se raidit.

— Madame était tombée des jardins, un peu plus bas, expliqua-t-il d’une voix craintive.

Le doyen ne réagit pas.

— Et comment l’homme d’hier soir a-t-il fini dans la rivière ? demanda le questeur.

— Nous nous battions, souffla Grimald.

— Vous l’y avez poussé ou il a tenté de fuir à l’arrivée de vos gardes ?

Nouveau silence.

— C’est important ? finit par demander le dragon fulminant, depuis son antre nimbé de pénombre. Vous comptez peut-être m’accuser du meurtre du meurtrier ?

— Et la fille ? Il ne l’a pas attaquée ?

— Je me suis jeté sur lui. Elle en a profité pour fuir.

Le questeur fit quelques pas vers l’âtre et ses yeux se posèrent sur l’épée exposée au-dessus.

— Était-il armé ?

— Non.

— Et vous ?

— Je me suis emparé de cette épée, mais je n’ai pas pu m’en servir comme je l’aurais voulu.

— Et pourtant, vous êtes un fameux guerrier. L’un de mes hommes, Ulrich, a fait la campagne de Nibelmoor. Sous la bannière du prince Adrean. Les bois et les marécages, les moustiques et les maladies, sans parler des apostats et des rebelles… une vraie chierie, d’après lui.

L’œil plissé du doyen brillait depuis son cocon de ténèbres et d’oreillers.

— Vous avez dit que vous ne seriez pas long, finit-il par grommeler.

— En effet. Mes excuses, vous êtes épuisé. Et je suppose que vous souffrez.

— Les flammes glacées de l’enfer me seraient plus douces, souffla-t-il entre ses dents.

Le père Tyber resta immobile un instant, puis sourit.

— Je vais prendre congé, dans ce cas. Si j’ai besoin de nouveaux éclaircissements, je sais où vous trouver.

Le questeur se retira et retrouva ses vénates dans le hall du manoir. Ils étaient en train de discuter.

— On n’installerait pas plutôt notre quartier général ici ? proposait Klaes, goguenard.

Avec Tyber arriva le silence.

— Vous avez découvert des choses intéressantes ?

— Pas vraiment, chef.

Hagan présenta un tas de guenilles qui avait dû être un manteau à capuche. Rapiécé, crasseux et trempé.

— D’après les rumeurs, le meurtrier a fui par la rivière, dit-il. Je suis allé voir en aval. J’ai trouvé ça.

Le questeur hocha la tête.

— On fait quoi maintenant, chef ? demanda Klaes.

— On trouve une certaine Malda.

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