Le Coucou (13)

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Un vieux chêne occupait le centre de la petite place. Sa ramure griffue en couvrait presque toute la superficie. Et les lampes des vénates révélèrent les regards luisants de quelques corbeaux perchés, dissimulés dans la nuit.

— À quel point le baron peut-il bien en vouloir au doyen ? songea tout haut le questeur.

— Stahlart ne mâchait pas ses mots, ce matin, fit observer Ulrich.

— Mais s’il a deux sous de jugeote, intervint Klaes, il ne va pas crier sur tous les toits que le type qui a failli être assassiné hier soir était son ennemi juré, non ? Pas s’il est coupable.

— M’avait pas l’air d’avoir tant de jugeote. Ni le capitaine de la garde, d’ailleurs.

Le père Tyber s’immobilisa et se tourna vers frère Ubbe.

— Qu’en penses-tu ? Tout ce tapage pour se débarrasser d’un voisin gênant ?

— Eh bien… d’après moi, se débarrasser d’un voisin désagréable, c’est en quelque sorte la cerise sur le gâteau. Si l’on considère que Théo Grimald est veuf et sans descendance ni aucune parenté connue, son charmant manoir à lui seul peut faire un bon motif.

— Le baron Stahlart ferait main basse dessus.

— En l’absence d’héritier, sur le sonnant et trébuchant et autres biens précieux, le roi se taille la part du lion et l’Ordonnance passe ensuite. Mais tout ce qui est bâti revient au détenteur des terres, à savoir le baron.

— Plus besoin de rafistoler son donjon, s’amusa Klaes. Astucieux ! Et les meurtres des bas-quartiers, alors ? D’où ils sortent ?

— D’autres règlements de comptes ? avança frère Ubbe. Le baron avait peut-être des raisons de vouloir éliminer son capitaine.

— Encore faut-il établir un lien entre l’attaque du manoir Grimald et les événements de Tristheim, dit le questeur. Nous pourrions avoir affaire à deux coupables distincts. Malda sera peut-être en mesure de nous éclairer. » Le pisteur brümien s’était immobilisé, les sens aux aguets. « Hagan ? Quelque chose ne va pas ?

— J’entends quelque chose.

Le père Tyber percevait bien les éclats de quelque gargote proche, ainsi que le papotage de deux commères installées à des fenêtres en vis-à-vis.

— Qu’entends-tu ?

— Un homme et une femme. Ça fornique.

— On les laisse terminer ? demanda Klaes, son éternel sourire s’élargissant.

Le questeur soupira.

— Voilà, c’est déjà fini, dit Hagan.

— Bon, trop tard pour les surprendre, en tout cas. He he.

Bientôt, deux silhouettes apparurent de l’autre côté de la place. Ils en étaient encore à se rhabiller. Elle, une jeune femme frêle aux cheveux châtains, rajustait son jupon et s’enveloppait dans un châle de grosse laine. Lui, un barbu grisonnant, renouait ses braies et recoiffait un galurin informe.

Le questeur s’approcha.

— Malda ? demanda-t-il.

Un corbeau dans l’arbre répondit par un croassement sinistre. Mais la fille qui l’observait les yeux ronds paraissait frappée de mutisme.

— Z’êtes qui ? demanda le vieux bouc. J’ai rien fait d’mal !

— Vraiment ? Parce que vous semblez vous sentir coupable.

L’autre revissa son affreux chapeau pour la énième fois sur sa tête, mais ne trouva rien à répondre.

— Allez-vous en, s’impatienta le questeur. C’est à la petite dame que je souhaiterais parler.

L’homme ne se fit pas prier et s’éloigna d’un pas raide. Le questeur ne lui condescendit plus un regard, mais se pencha sur la jeune femme. Elle tremblait.

— Vous êtes blessée ? demanda-t-il.

Elle porta la main à son front. Un bleu s’épanouissait à l’orée de sa chevelure.

— Je suis tombée, dit-elle.

Il s’approcha encore, tendit la main vers son châle et fit doucement glisser l’étoffe de ses épaules, de manière à dévoiler ses bras. Elle ne réagit pas.

— Votre bosse sur la tête est due à une chute, mais les ecchymoses aux bras, d’où les tenez-vous ?

Elle frémit derechef et répondit sans oser croiser son regard :

— Un client. Ils paient parfois pour ça.

— Le doyen Théo Grimald, par exemple ?

Elle ouvrit la bouche, sans toutefois articuler le moindre son, et hocha la tête.

— J’enquête sur ces meurtres et j’ai besoin de vous poser quelques questions. Vous étiez à sa fête, hier soir, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous avez assisté à l’attaque ?

— J’ai vu un homme. Il est entré et ils se sont battus.

— Vous avez donc vu cet homme, l’assaillant ?

Elle hocha la tête.

— Mais je n’ai pas vu son visage. Il portait un capuchon. Un manteau sale et abîmé, je crois. Je n’ai pas vu grand-chose, j’ai fui aussi vite que j’ai pu.

— Mais à vous, l’intrus n’a rien fait ?

— Non. Je me suis faufilée.

— Vous avez vu le baron, à la fête ?

— Messire Stahlart ? Oui.

— Vous avez remarqué quelque chose de particulier ? Il était nerveux ?

Elle fronça les sourcils.

— Pas vraiment. Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Cette bonne femme sait rien de plus que les autres, souffla Ulrich.

— Chut ! fit le questeur en tendant la main. Je n’en ai pas fini.

Dans le lointain, les commères s’étaient tues et avaient refermé leurs persiennes. Le raffut de la taverne aussi s’était comme étouffé. Tristheim s’assoupissait peu à peu. Un croassement rompit brièvement le silence.

— Malda, reprit le père Tyber, avez-vous un homme dans votre vie, ou de la famille ?

— Non, rien de tout ça. C’est compliqué, quand on fait ce que je fais. Mais les filles, vous savez, c’est un peu des sœurs.

— Je crois savoir que vous avez connu d’autres victimes. Certaines étaient proches ?

— Gros Todd, qui s’occupait de protéger les filles, et mon amie Mel. Il paraît qu’on les a retrouvés sans leurs yeux.

— Et le capitaine Faustin. Vous y étiez aussi. Vous avez vu le meurtrier.

— Je… non. Il faisait nuit, il y avait du brouillard. Je n’ai aperçu qu’une silhouette.

— Mais vous êtes souvent dans les parages, lorsque le tueur frappe.

Malda se mordit la lèvre.

— Vous ne… Ce n’est pas moi, je vous le jure.

Le questeur esquissa un sourire sans tendresse.

— J’aurais tendance à vous croire, bien sûr. Nous cherchons homme grand, un géant d’après certains témoins. Quelqu’un de costaud, en tout cas. Et il est peut-être blessé, après sa chute.

— Sa chute ?

— Oui, il est passé par une fenêtre du manoir Grimald pour finir dans la rivière. Une fameuse chute.

Elle déglutit, secoua la tête. Elle entortillait ses doigts nerveusement.

— J’ai peur. Peur d’être la prochaine.

— Pourquoi ?

— Comme vous l’avez dit : un peu trop de morts autour de moi. Et puis il y a cet étranger.

— Vous n’aimez pas non plus les étrangers ?

— C’est que celui-là cherche après moi. Il pose des questions, il veut me trouver. Un homme ou un monstre, ceux qui l’ont vu disent qu’il fait peur.

— Mais lui, vous ne l’avez pas vu ?

— Non. Je sais juste qu’il en a après moi. » Elle le regarda de ses yeux humides, incarnation de la fragilité. Elle avait vraiment l’air inquiète. « Je suis navrée de ne pas vous être plus utile. J’avais demandé l’aide du capitaine Faustin et il est mort. Je ne veux pas que vous subissiez le même sort. J’espère vraiment que vous réussirez à attraper le meurtrier.

— Je l’espère aussi.

— Vous n’avez pas d’autre question ?

— Non, pas pour l’instant. Profitez donc de la soirée.

— Merci. » Malda s’emmitoufla dans son châle et s’en fut. « Bonne nuit, ajouta-t-elle sans se retourner.

Le questeur la suivit des yeux. Sa silhouette menue disparut, avalée par une venelle. Mais Tyber continuait de scruter le puits de ténèbres entre les façades.

— Hagan ? finit-il par appeler.

— Héraut ?

— Suis-la et tiens-la à l’œil, veux-tu ?

Le Brümien s’exécuta, de son pas souple et silencieux.

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