Le Coucou (25)

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La porte du petit hospice s’ouvrit pour livrer passage au questeur, suivi de frère Ubbe. Le père Armund replaçait un linge humide sur le front du vénate, lorsqu’il les aperçut. Il ne put réprimer un frisson.

Tyber s’immobilisa à sa hauteur, juste sous les rayons obliques déversés par la croisée. La lumière accentuait la pâleur de son visage et la noirceur de ses cernes. Ses mains gantées se refermèrent sur le pied de lit comme des serres.

— Ils ont ramené les autres corps. Je les ai fait installer dans la crypte.

Le père Armund hocha la tête.

— Ils sont tous morts, alors ?

— Tous les autres, oui. Ils se sont plaints, ils ont eu du mal à repêcher Ulrich. » Tyber serra les dents. « Mais Klaes vit toujours. Et je dois savoir ce qui s’est passé.

— Il n’y a aucun témoin ?

Le questeur désigna Klaes du menton.

— Seulement lui.

— Alors, il va falloir attendre qu’il se réveille. Et qui peut dire…

— Je vais le réveiller, coupa Tyber.

— Comment ça ?

Le questeur s’approcha et récupéra un bol de terre cuite sur une table proche. Puis il fit un geste à l’adresse de son aide. Frère Ubbe ouvrit une sacoche et en sortit deux petites boîtes en bois et une fiole contenant un liquide brunâtre, qu’il posa sur le lit.

— D’abord, je vais m’occuper d’apaiser la douleur, expliqua le questeur. Il doit pouvoir parler. Et il ne faudrait pas qu’il retombe dans les pommes à peine réveillé.

Il prit une pincée de poudre sombre dans une boîte, qu’il déposa dans le bol, puis une pincée de poudre d’un étrange argenté dans l’autre, et fit de même. Il les mélangea du bout du doigt.

— Un peu d’encens et de brumeuse devrait faire l’affaire.

— De la brumeuse ? Mais…

— Oui, de la brumeuse. Je ne connais pas de meilleur antidouleur. Et c’est aisé à administrer. Klaes est alchimiste dans l’âme et il produit lui-même un mélange des plus efficaces.

Tyber ramassa ensuite une couverture sur une autre couche, la roula et la disposa dans le dos du blessé, de manière à le redresser un peu. Puis un linge, dont il lui couvrit la tête.

— Mais la drogue ne le réveillera pas, hasarda le père Armund.

— Non. Mais, ai-je mentionné que Klaes était un alchimiste dans l’âme ? Il produit un petit remontant qu’il appelle trompe-mort. À n’utiliser qu’en cas d’urgence. C’est un puissant stimulant qui lui donnera un bon coup de fouet. Ça, ça devrait le réveiller.

Le prêtre grimaça.

— Votre ami n’est pas très vaillant, avança-t-il, je préfère vous prévenir. Ça ne risque pas de le tuer ?

— C’est une possibilité. Mais c’est un risque qu’il va nous falloir courir, j’en ai peur.

Le questeur attrapa une chandelle et mit le feu aux poudres. Une épaisse fumée se développa aussitôt. Il plaça le bol sous le linge et laissa le vénate assoupi inhaler les émanations pendant un moment.

Ensuite, il retira le linge, rangea le bol encore fumant et déboucha la fiole. Il porta cette dernière aux lèvres de Klaes en renversant sa tête en arrière. Le liquide brunâtre coula entre ses lèvres, déborda un peu sur son menton. Avec une délicatesse presque tendre, Tyber essuya la coulée.

L’effet fut immédiat. Le corps se raidit, fut secoué de tremblements. Les yeux s’ouvrirent et Klaes aspira une longue goulée d’air, comme au terme d’une asphyxie prolongée. Il toussa, cracha, puis, essoufflé, observa la pièce et ses occupants.

— Bon Dieu de merde ! jura-t-il. Qu’est-ce qui se passe ici ? La lumière fait des vagues.

Son regard se posa sur son moignon emmailloté.

— Hein ? Merde ! On m’a chouravé ma main.

— Klaes, dit calmement le questeur. Regarde-moi, écoute-moi.

— Chef, j’ai la tête en ébullition.

— Respire et écoute-moi. C’est important.

Le vénate hocha la tête.

— Fais un effort, j’ai besoin que tu te concentres. On n’a probablement pas beaucoup de temps.

Il hocha derechef.

— Bon, te souviens-tu de la nuit passée ?

— La nuit passée, chef ?

— Oui, la nuit passée. Toi et les autres vous êtes précipités vers un appel des hommes du guet, tandis que j’interrogeais une dame, dans le quartier du Pendu. Hagan, Ulrich et Melvellio sont morts. Tu es le seul survivant. Que s’est-il passé ?

Klaes secoua la tête. Il voulut se frotter les yeux, puis réalisa, et fut contraint de les frotter un à un de la main droite.

— Je me souviens, oui. Je me souviens, putain. Quelle horreur. Ça a mal tourné. Un vrai cauchemar. Par les enfers, ce type est un monstre… Un vrai, un costaud. C’est pas de la blague.

— Raconte-moi.

— D’accord. On… On a d’abord trouvé le corps du vieux. Il était là, la bite à l’air. Il tétait le pavé et y avait laissé ses dents. Et puis il y a eu un autre cri et on a trouvé l’homme du guet. De la glace lui sortait du visage. Putain, il était encore vivant.

— Je les ai vus moi aussi, s’impatienta Tyber. Que s’est-il passé ensuite ?

— On est sortis de la ville. Il fuyait. Du moins c’est ce qu’on croyait.

» Hagan l’avait aperçu, filant par les toits. Il pensait savoir où il allait. Alors on l’a suivi. On était au plus noir de la nuit. Les faubourgs dormaient. Mais Hagan, c’est un sacré bonhomme. Il a tout de suite retrouvé sa trace. Y a pas de pavés, là-bas, les rues c’est de la gadoue.

» Alors on y est allés sans traîner. On voulait le rattraper, parce que Hagan pensait qu’il voulait atteindre le cirque ambulant. On était quatre, il était tout seul, et on voulait surtout pas qu’il ramène des copains. On était confiants. Combien de fois on s’est pas battus ensemble. Combien de coquins on ne s’est pas déjà colletés, et des durs et des sales vicieux sorciers. Des horreurs qui en feraient pleurer et conchier plus d’un. Les autres étaient là, armés jusqu’aux dents. Je les sentais près de moi. Et j’avais mes deux beautés à la main, chargées de poudre bien tassée, les chiens armés. J’avais l’œil ouvert, chef ! Je vous jure !

» On a dû le rattraper. On a même dû le dépasser. Ou il a fait une boucle, je sais pas. En tout cas, il a dû se dire qu’il avait ses chances, même tout seul. Et putain, il les avait ses chances, ça oui ! On pensait être les chasseurs, mais tout à coup on était des proies. Il nous a tendu une embuscade, ce fils de pute…

» On a un peu ralenti, à l’approche du cirque. On n’était plus si sûrs de nous. On savait pas à quoi s’attendre, si toute la bande était dans le coup ou pas. Tout était calme. On ne voyait pas encore le cirque. Il est un peu à l’écart, alors autour de nous, y avait un petit bois et un champ d’un côté, des bicoques plus espacées de l’autre. Hagan allait un peu en avant, Ulrich s’occupait de nos arrières.

» Y a eu un bruit bizarre. Comme un chuintement ou un crissement, un peu comme la neige qui se tasse sous le pied. Il faisait froid aussi. Ça venait d’un puits et Ulrich est allé jeter un œil. C’est là qu’il a déboulé. Il est sorti de l’obscurité. Du bois, je crois. Il était aussi grand qu’Ulrich, mais avec la surprise, il l’a fait basculer… J’aurais pas cru ça possible. Ulrich, c’est une pièce d’homme, quand même. Un putain de tir de catapulte suffirait pas à le mettre à terre. Je crois… Je crois qu’il a voulu se débarrasser de celui qu’il percevait comme la plus grande menace. Ulrich est tombé, donc, y a eu un bruit de glace brisée. Et puis y a eu un nouveau chuintement et là il s’est mis à hurler.

» Là-dessus, Hagan l’a blessé. J’en suis presque sûr. Il lui a balancé une de ses hachettes et y a eu un bruit mat. Et Hagan manque pas souvent sa cible. D’ailleurs il a grogné, l’autre monstre. Il s’est retourné. Melvellio était le plus proche. Il a essayé de le crocher, mais ce putain de reître, c’est une véritable anguille. Il lui a filé entre les doigts, plusieurs fois. C’est là que j’ai voulu faire feu.

» Merde ! Merde, merde, merde ! J’ai jamais vu ça, chef. Quand j’ai tendu Flammèche pour ajuster mon tir, y a comme un bouchon de glace qui s’est formé et… et elle m’a pété dans la main. Comme ça. Boum ! Je suis tombé. Et l’autre coup, Étincelle, est parti tout seul. J’ai vu des étoiles. J’ai entendu des pas, j’ai vu des silhouettes. Melvellio tournait autour de lui, à distance. Alors le monstre s’est intéressé à moi. Sûr qu’il voulait m’achever. Merde, je crois même que j’ai chialé. J’ai pris un coup, je crois que j’ai des côtes pétées. Je savais plus me défendre. Putain, j’étais paralysé.

» Melvellio a voulu en profiter pour le suriner par derrière, mais ce monstre a des yeux dans le dos, sûr. Il s’est retourné, l’a attrapé à la gorge et a serré. Il a serré fort. J’ai entendu les os craquer. Melvellio a juste couiné, comme un pauvre clébard. Juste une fois. Et dans le puits, Ulrich gémissait toujours. Et… Putain… Et voilà, chef… Je me suis barré. Je suis un putain de lâche. J’ai abandonné Hagan. Mais j’avais plus qu’une main. J’avais plus qu’une main, chef…

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