Le Coucou (35)

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À mesure qu’ils approchaient, la plaine se soulevait. Elle se cambrait jusqu’à se déchiqueter autour du lit de la rivière pour dessiner cette crête si singulière. Et là-haut, non loin du sommet, se dressait le manoir, repeint des rougeoiements sanglants du couchant.

Le portail du jardin était déjà ouvert. La porte d’entrée aussi, au bout de l’allée. Le cri d’angoisse d’un domestique leur parvint depuis la demeure.

— Vous voyez ? murmura le questeur, sans parvenir tout à fait à dissimuler son triomphe.

— Comment avez-vous su ? grogna sir Otto.

— La réponse se cache souvent dans les détails. C’est en tout cas ce que m’a enseigné un vieux maître, durant mon noviciat. Et je dois avouer qu’une fois encore, la sagesse de maître Eugénius ne s’est pas démentie.

— Un détail, alors ?

Tyber hocha la tête.

— Je suis du genre perfectionniste. Pour être le meilleur, il faut faire attention à tout. Votre Coucou, vous m’avez dit qu’il provenait de l’Ebenfels. Et il se trouve que cette région a longtemps été un foyer protestant, avant les guerres de religions. Or la tradition protestante ne fait mention que d’un seul enfer. Et il y a cette expression, qui a dû persister depuis lors, et qui évoque les flammes de l’enfer. Je ne l’ai entendue que par deux fois, depuis que je suis arrivé à Tristheim. La première fois, c’était ici. Vous avez raison, il est devenu rusé. » Il ricana, comme au souvenir d’une bonne blague, avant d’ajouter : « Et je comprends un peu mieux pourquoi le doyen était si peu disert sur ses exploits guerriers avec moi.

Sir Otto fronça les sourcils, dubitatif. Il mit pied à terre dans la cour et tira sa longue épée à une main et demi hors de son fourreau.

— Finissons-en, lâcha-t-il entre ses dents.

Tyber démonta également et se tourna vers les hommes d’armes.

— Déployez-vous autour du manoir. Postez-vous aux accès et ne laissez personne quitter les lieux. Je veux d’abord discuter seul à seul avec lui.

— Discuter ? s’exclama le chevalier. Vous êtes devenu fou ?

— Je veux simplement avoir l’occasion de lui parler. Il n’est pas comme les autres.

— Justement, c’est pour ça qu’il faut lui faire bouffer deux bons pieds d’acier, lui décoller la tête, le brûler et éparpiller ses cendres aux quatre vents. Juste pour être sûr.

— Restez ici avec quelques hommes, je reviens.

— Hors de question ! Je ne vous laisse pas entrer seul là-dedans !

Le questeur soupira, mais il renonça à entamer un débat stérile. Il se saisit de sa masse à ailettes et entra, sir Otto sur les talons.

Le hall, froid comme une tombe, était plongé dans des ténèbres foisonnantes. Une colonne de crépuscule tombait d’une rosace au-dessus du seuil et révélait avec parcimonie les reliefs de la pièce. Un souffle rauque leur parvenait du fond, du pied d’un grand escalier de pierre, où une imposante silhouette était affalée.

Le Coucou gisait là, exténué. Brisé. Son ample cage thoracique se gonflait au gré de sa respiration saccadée. Au creux des ombres sous sa capuche, le questeur devina un regard brillant, d’amertume et peut-être aussi de fièvre.

Le chevalier Malégide le dépassa en trombe. Mais Tyber l’attrapa par le bras. Les ruines de visage se tournèrent vers lui et, sertis dans les décombres de chair, l’œil laiteux luisait d’un feu éteint, l’autre brûlait d’une haine bien vivace.

— Je veux lui parler, rappela Tyber.

— Mais à quoi bon ? Il faut profiter de sa faiblesse. Qui sait quand ce démon retrouvera ses forces ?

— Vous êtes aveuglé par votre besoin de revanche. Vous ne voyez pas l’opportunité.

Sir Otto se figea.

— L’opportunité ?

— Vous avez vu ce dont il est capable. Imaginez cette force de la nature, ce potentiel fabuleux, mis au service d’intérêts supérieurs.

— Cette force de la nature, comme vous l’appelez, c’est un fou dangereux, un fléau, une menace indomptable. Nous avons enfin l’occasion d’y mettre un terme. Si vous pensez autrement, c’est que vous êtes aussi dément que lui.

— Non, s’obstina Tyber. Pas indomptable. Tout ce dont il a besoin, c’est un nouvel élu.

Les lèvres craquelées du chevalier s’ouvrirent, se fermèrent. Ses yeux se rétrécirent.

— Vous prépariez ça depuis le début ? finit-il par demander. Lorsque vous avez donné le couteau à cette gamine ?

— Laissez-moi essayer de lui parler.

Sir Otto s’arracha à son étreinte et s’approcha du géant terrassé. Il se campa au-dessus de lui et brandit son épée. Le fil de Ferfroy luisait d’un reflet bleuté, une promesse de mort. Leurs regards se croisèrent, le monstre et son traqueur. La longue chasse touchait à son terme. Mais soudain, l’œil valide du chevalier se voila. Il tituba, porta la main à l’arrière de son crâne. Du sang chaud lui macula les doigts.

Incrédule, il se tourna vers le questeur, juste à temps pour voir venir un nouveau coup de masse d’arme. Sir Otto s’effondra. Tout à côté de son ennemi juré. Durant un ultime instant, il connut alors le terrible sentiment, celui qui avait abattu le colosse sur la grand place de Tristheim : la trahison.

Le père Tyber s’approcha avec précaution du Coucou, qui l’observait à présent, sur ses gardes.

— Je ne te veux pas de mal, dit-il. Je suis… ton ami.

Le géant eut un mouvement de recul.

— Je viens de te sauver la vie, expliqua le questeur, en désignant le chevalier. Cet homme te pourchassait depuis longtemps. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Le regard fiévreux oscilla entre lui et le corps inerte.

— Je sais à quel point tu es seul. Je suis seul, moi aussi. Souvent incompris. Mais je t’ai vu à l’œuvre. Je pourrais veiller sur toi et tu pourrais veiller sur moi. Je n’ai aucune peine à imaginer ce que nous pourrions accomplir ensemble.

Le questeur s’approcha encore.

— Qu’en dis-tu ? conclut-il en tendant la main. Je suis le père Tyber.

La grosse main du géant se referma sur la sienne.

— Rübbshall, répondit une voix caverneuse. Mais on m’appelle Rübb.

À cette distance, sous la clarté crépusculaire, le questeur discerna le visage sous le capuchon. Un menton massif, des traits épais. Mais le teint pâle, les yeux cernés et les cheveux filasses lui étaient familiers.

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