Nous autres, étrangers
On relève le col, soudainement on a froid aux yeux. On ouvre les bras, sur le vide, regardons en bas. Un petit soldat de plomb. Faire son ballot comme on peut, comme on doit. S’apprêter à traverser, oui, mais quoi. Qui un champ de mines, qui le maquis, qui la rue. Se tenir là, aux lisières de l’inconnu, du redouté, une ornière de l’Histoire. Se dire qu’il faut se munir au cas où, que nul ne sait, qu’on en sera, coûte que coûte. Que non, Monsieur le Président, je ne vous ferai pas une lettre, que je ne m’en vais pas déserter. Alors, avant de tirer la porte, on s’assure ne rien oublier. Se souvenir de ces moments de vie où il nous fallut affronter, oser et résister. S’en souvenir et faire l’inventaire de ce qui nous fut précieux et de ce qui, demain, nous tiendra en homme debout si d’aventure l’on se réveille dans un matin brun. On ouvre les bras, sur le vide. Enfant de silence, te souviens-tu ? La nuit tombait, les arbres étaient des fantômes, grands bras tordus sous la lune. Tu choisissais une étoile et t’y accrochait. Un lampion pour tenir en joue ta trouille gamine. Dans ton bagage, il te faut planquer un livre de poésie. Tu en auras besoin. Quoi d’autre. Ces jours de veine où tu écoutais tous ces autres qu’avaient haut et fort un avis, une colère ou parfois un simple mot. Tu la fermais, n’en pensais pas moins, en silence. Jusqu’au jour où tu as franchi le mur du son. Un mot peut-être, un hochement ou un grognement. Un avis timide, une fois, puis deux, l’audace de dire. La force des mots que l’on dit, que l’on écrit. Il te faut charger ta besace de tous les mots pour contredire, pour affirmer, pour consoler, pour convaincre et pour résister. On ouvre les bras, sur le vide. On survit. Mais que voit-on ? Du fond de l’espace, le ciel s’embrase. Par quelle fenêtre, par quelle fusée, un messager. L’heure passe, tu aurais préféré un autre quai, une autre voie. Mais voilà que ça pousse derrière et que tout recul t’est impossible. Mettre un pas devant l’autre, puis recommencer, jusqu’à ce que le siècle daigne une éclaircie sur nos chemins noirs. Ah ! N’oublie pas… Il te faut une boîte des douceurs. Des chansons douces, des fleurs, de la ouate et des cotons, de la bienveillance… Toutes ces choses qui t’ont aidées les jours de froid, lorsque tu entendais les loups et qu’on ne s’écoutait plus, tant par mépris que par ignorance. On ouvre les bras, sur le vide. Prendre son sac, fort du souvenir des belles choses, s’aventurer dans la fracture du jour, faire face à la crétinerie, au rance, aux leurres. Y aller en se répétant que l’étranger, c’est la différence, réelle ou fantasmée ; la mienne, la tienne, la leur. Que l’étranger, au fond, c’est l’autre, nous autres. Et que pour nous rencontrer, il ne faut rien d’autre qu’ouvrir les yeux, le cœur et nos bras.

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