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L’heure du déjeuner était pratiquement passée lorsqu’elle parvint finalement au bureau. Elle soupira de soulagement devant l’open-space vidé de ses occupants habituels, reconnaissante de ne pas avoir à expliquer son retard à ses collègues ni à affronter les regards interrogateurs ou accusateurs de ses subalternes.

Sur son bureau, les notes de Laura s’étaient empilées. La secrétaire était un ange. Consciente de la répulsion de sa cheffe de service pour l’informatique, elle se bornait à lui transmettre les mémos par écrit plutôt que par mails internes. Pourtant, les piles de feuilles entassées par catégorie minèrent le moral de Clémence aussitôt que ses yeux tombèrent dessus. Elle en aurait pour la journée et une bonne partie de la nuit pour rattraper tout ça tout en s’occupant des problèmes qui ne manqueraient pas de venir s’ajouter dans l’intervalle. Elle résista à l’envie de se passer les mains sur le visage pour en extraire une partie de sa lassitude lorsqu’elle se rendit compte que c’était inutile.

Oh non, c’est pas vrai !

Avec le tuyau qui avait lâché alors qu’elle se préparait, elle avait complètement oublié de s’occuper de son maquillage. Il restait environ vingt minutes avant la fin de la pause. Elle n’avait qu’un poudrier et un crayon de secours sur elle, mais cela valait que mieux rien du tout. Filant aussi vite que ses talons le lui permettaient, elle s’engouffra dans les toilettes pour constater les dégâts devant le miroir. Déjà tirés par les heures supplémentaires et les nuits écourtées à préparer les projets, ses traits révélaient parfaitement l’ampleur de ses cernes. Elle avait à peine passé trente ans, mais on lui en aurait facilement donné quinze de plus avec cette tête. Elle dessina un trait sombre pour mettre ses yeux noisette en valeur, puis atténua comme elle put les cocards violacés qui la défiguraient.

À peine eut-elle terminé qu’un gloussement suivi de bruits de pas rapides la fit tressaillir. Comme une enfant prise en faute, elle rassembla ses affaires à la hâte et se cacha dans une des cabines de toilettes. Alors qu’elle abattait le verrou, deux personnes entrèrent en riant dans la pièce. Un couple, à l’évidence.

Sérieusement ?

Elle tenta de reconnaître leurs voix, mais leurs chuchotements et leurs rires ne lui permirent pas de cerner l’identité des intrus.

— Arrête, on ne peut pas faire ça ici, s’inquiéta l’homme. On est dans les toilettes des dames en plus !

— Tu as peur ? demanda une voix mutine qui parut étrangement familière à Clémence.

— De me faire virer ? Un peu que j’ai peur ! ricana l’inconnu d’une voix qui semblait prétendre l’inverse.

— Alors il ne fallait pas m’embrasser dans l’ascenseur… tu sais que je déteste qu’on ne finisse pas le travail.

Laura ? C’est une blague !

L’expression qu’affectionnait sa secrétaire prenait un sens tout à fait nouveau.

— Attends, tu es sûre qu’il n’y a personne ?

Assise sur l’abattant, Clémence releva aussitôt ses pieds pour masquer sa présence. Il suffirait qu’on regarde sous la porte bien trop haute pour la découvrir dans cette position grotesque, mais c’était plus fort qu’elle. La porte fermée à clef risquait d’attirer leur attention. Elle se mordit la lèvre inférieure, persuadée d’être démasquée.

— Tout le monde est parti manger. Ne sois pas parano !

S’ensuivit un nouveau rire, qui se transforma en soupir lascif. Les jambes électrisées par l’adrénaline, Clémence autorisa ses escarpins à retoucher le sol avec précaution. Le souffle court, elle resta immobile pendant que les respirations haletantes se muaient en ronronnements. Une boucle de ceinture tinta fortement contre le carrelage, faisant sursauter Clémence qui ne retint son cri de surprise qu’avec peine. La main plaquée sur la bouche, elle se demanda pourquoi c’était à elle de se cacher.

Ce n’est pas moi qui suis en faute ! Pourquoi je me suis planquée d’ailleurs ?

Le froufrou des vêtements glissant sur la peau achevèrent de la mettre mal à l’aise. Jusqu’où comptaient-ils aller ? Étaient-ils complètement nus ou seulement à moitié ? Que feraient-ils si un autre employé rentrait plus tôt que d’habitude et les trouvait ? Surprendre un flirt était une chose, mais ils étaient en train de… L’image de l’érection du plombier lui revint en mémoire lorsqu’elle ferma les yeux et elle secoua la tête pour la chasser.

Les coups de boutoirs la sortirent de sa rêverie. Ils le faisaient, ils le faisaient vraiment ! Les cris étouffés de sa secrétaire résonnèrent avec force. Comment allait-elle pouvoir la regarder en face après ça ? Laura, une collaboratrice si sérieuse, une vraie perle doublée d'une oie blanche...

Mon œil oui !

Échappant à ce qui les avait contenus jusque-là, les exclamations de la jeune femme se libérèrent totalement, rebondissant en échos dans la pièce bien trop vide. Après quelques secondes, elle fut rejointe par son amant, dont les grognements finirent par surpasser les cris aigus de sa partenaire.

Clémence n’y tint plus. Sans comprendre ce qu’elle faisait ou pourquoi, elle se pencha en avant et tira doucement le verrou. Son œil collé à la fente libérée par l’ouverture de la porte, elle assista aux derniers instants de l’étreinte. Le dos d’un inconnu lui faisait face, sa chevelure châtain labourée par la main de son amante, tandis que mollets et chevilles enserraient ses fesses exposées. Tremblante, la voyeuse se recula sans trouver la force de repousser la porte lorsqu’ils atteignirent l’orgasme.

Le silence revint. Clémence avait l’impression que sa propre respiration emplissait toute la pièce. On allait l’entendre, c’était certain. Des gloussements lui parvinrent et elle trembla de plus belle à l’idée qu’ils lui soient destinés. Le bruit des vêtements qu'on remettait en place avait quelque chose de répugnant, comme un corps qu’on enroulait dans un tapis pour cacher un meurtre. Enfin, les amants quittèrent les lieux en la laissant seule et elle s’autorisa à respirer plus librement, les oreilles encore bourdonnantes de leurs cris.

Lorsqu’elle voulut se lever, ses jambes se dérobèrent sous elle et elle heurta le rebord de la cuvette avec sa hanche. Tout en se massant ce qui ne manquerait pas de se transformer en bleu, elle repensa à sa bosse derrière la tête, acquise pratiquement dans les mêmes circonstances.

Pourquoi je me sens coupable ? Ce sont eux qui font n’importe quoi !

Les yeux fermés, elle respira lentement pour rassembler ses esprits. Rien ne devait changer, il était tout à fait naturel qu’une fille aussi belle que Laura ait un petit ami et tout à fait normal qu’elle soit active sexuellement. On préférait juste ne pas y penser et éviter de se le représenter dans le cadre du travail. Encore moins au travail, mais là c'était fichu.

Profitant de cette pause forcée, elle décida d’utiliser les toilettes pour de bon. La journée s’annonçait longue et pénible et elle n’aurait sans doute plus cette opportunité avant un moment. Geste pourtant anodin, remonter sa jupe pour glisser ses doigts sous sa culotte, lui parut subitement un peu tordu. Le froufrou du coton qui descendait le long de ses cuisses l’agaça.

C’est quoi cette hyper-réactivité ?

Lorsqu’elle posa les yeux sur le mince tissu du sous-vêtement, sa gorge se serra en constatant l’ampleur des dégâts.

Non… c’est une blague ?

Clémence n’avait ressenti que l’angoisse d’être découverte en les entendant, mais son corps semblait avoir eu une vision très différente des événements. Instinctivement, sa main se porta vers son sexe. Elle y rencontra la même humidité que celle qui avait tâché le sous-vêtement, bien trop glissante pour n’être due qu’à la sueur. Son majeur heurta un obstacle inattendu, non tant par l’emplacement que par sa taille. Son clitoris était si gonflé qu’un simple contact la fit tressaillir, lui nouant le bas-ventre au premier frôlement.

Durant un court instant, l’idée d’aller plus loin l’effleura. Elle la rejeta en bloc, purement et simplement. Pourtant, comme un soupirant éconduit mais insistant, le désir persista, à l'affut en périphérie de son esprit, prêt à profiter de la moindre faille pour la submerger.

Rhabillée en toute hâte, Clémence sortit de la cabine comme si elle cherchait à s’en évader. Après une courte vérification de l’état de son visage, elle se dirigea d’un pas incertain vers son bureau. Laura était à sa place habituelle. La secrétaire la salua chaleureusement en se levant et vint à sa rencontre pour s’enquérir des dégâts chez elle. Incapable de réagir de façon normale, Clémence bredouilla une excuse puis fila vers son bureau. La tête de la jeune secrétaire apparut dans l’encadrement de sa porte. L’air inquiet, elle ajouta :

— S’il vous faut quoi que ce soit, Madame Nowak, je suis là. N’hésitez pas si vous avez besoin d’aide pour le retard. Je peux même rester une petite heure de plus si nécessaire…

— Oui, merci Laura. Je sais que vous détestez quand on ne termine pas le travail.

La phrase plana entre elles, ralentissant le temps pour que Clémence profite pleinement de l’instant de gêne. Elle avait sorti ça le plus naturellement du monde, mais cela lui paraissait à présent totalement hors-sujet.

Laura écarquilla les yeux un bref instant, puis lui sourit avant d’ajouter :

— Mais une heure pas plus, sinon je me ferai gronder en rentrant.

— Bien sûr, approuva Clémence, soulagée de pouvoir passer à autre chose.

Il lui fallut plusieurs minutes pour que l’information lui parvienne.

Comment j’ai pu oublier ça ! Elle est en couple depuis six mois !

La sage Laura trompait-elle son petit ami au profit d’un collègue ou ce même collègue était-il celui qui l’attendait le soir venu ?

Ça ne me regarde pas après tout. Je devrais plutôt me concentrer sur ce qu’il y a devant moi.

L’horloge de son bureau affichait vingt-trois heures quarante lorsque Clémence releva la tête. La journée avait filé presque aussi vite que la soirée avait fui. Le dos douloureux, la tête en miettes, elle décida d’arrêter les frais et rassembla ses affaires pour rejoindre sa voiture. En passant devant l’espace réservé à sa secrétaire dans l’open-space, elle sentit son estomac se nouer. Plongée dans le travail, elle avait presque oublié l’aventure de la pause déjeuner. Avait-elle d’ailleurs volontairement ignoré Laura durant la journée ?

Je lui demanderai pardon demain en mettant ça sur le compte du dégât des eaux.

Repenser au plombier renforça son malaise. Le dégoutant personnage l’avait moins secouée que les ébats de sa subalterne, mais d’une certaine façon, son contact et l’évidence de son désir l’avait atteinte plus en profondeur, presque salie.

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