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Clémence avait accepté le rendez-vous du vendredi avec ses amis de toujours comme on acceptait une maladie chronique incurable, avec un curieux mélange de résignation et de détermination. Pour une fois, elle n’avait pas traîné des pieds afin d’arriver en retard, se cachant derrière l’excuse du travail comme elle le faisait en temps normal. Elle ne s’était pas contentée d’enfiler un pantalon confortable et de jeter une grosse écharpe sur une veste pratique et décontractée. Elle avait pris le temps de bien faire les choses tout en laissant son esprit vagabonder.

Ces instants de calme étaient mésestimés. Devant sa coiffeuse, effectuant les gestes du maquillage par habitude, calmement, l’esprit libéré des contraintes habituelles du smartphone ou de la nécessité de songer au temps qui lui restait, elle redécouvrait sa capacité à imaginer. Elle découvrait sa propre extravagance, son génie à tisser des liens et à anticiper les événements. Avait-elle toujours eu cela en elle ? Il lui semblait que oui. Seul un carburant suffisamment pour lancer le moteur lui avait fait défaut. Jusque-là.

Je suis une voyeuse.

D’abord honteuse après cette révélation, elle avait pris la pleine et entière mesure de son identité, repassant le fil d’une vie bien trop sage, à rester en arrière, à voir les autres prendre des risques, s’amuser, enfreindre des tabous qu’elle n’osait même transgresser en rêve. Clémence avait passé sa vie à regarder les autres s’amuser et une amertume rance avait peu à peu germé en elle. Alors même qu’elle ne sentait pas à l’aise dans les rôles qu’ils semblaient tous tenir à la perfection, elle se prenait à les envier, à désirer prendre leur place l’espace d’un instant.

Pour autant, regarder en fantasmant ne lui suffisait pas. C’était le contrôle sur ce qu’elle voyait, le secret de celle qui se tient dans l’alcôve et qui sait, qui voit sans être vue, qui lui avait toujours manqué. Elle s’était découverte passionnée en franchissant cette ligne et, il lui avait fallu l’admettre, il n’y aurait plus de retour en arrière. Impossible de retrouver sa vie de grisaille, à espérer une promotion qui n’arriverait jamais. Impensable de retourner à sa vie intime morne, dépitée par des expériences et des plaisirs limités.

Mais je suis une voyeuse.

Et tout s’éclairait enfin. L’envie de posséder, non pas l’autre, mais ses désirs les plus secrets au moment où ils se dévoilaient. Le besoin, non de s’emparer du corps de l’autre pour l’amener au plus profond d’elle-même, mais de s’accaparer l’instant où ce besoin était comblé chez une autre femme. Sans qu’on la voie. Sans qu’on sache.

Elle avait encore près d’une heure d’avance lorsqu’elle acheva de parfaire son visage. Des lignes discrètes sur les cils, à peine une pointe de gris au-dessus qu’elle avait éclairci près de l’arête du nez, un fond de teint aérien, une glissade de gloss incolore sur ses lèvres. Elle n’avait jamais été adepte des tartines de poudre et de rouge à lèvre que s’imposaient les femmes dans sa tranche d’âge. Elle se sentait ridicule lorsque trop d’artifices modifiaient son apparence, comme si elle cherchait à se déguiser, à se parer d’une armure pour cacher sa véritable nature.

Elle se leva pour s’admirer. Une chemise grise et une veste noire cintrée, très working girl, sur une petite jupe noire flottante qu’elle n’avait pas remise depuis plus de dix ans. Et pour une fois, son carré long était ramené en queue de cheval bien trop haute pour son âge. Ce n’était pas d’une carapace pour se cacher dont elle avait besoin, mais d’une armure de combat. Lorsqu’elle se porta vers son dressing, elle rejeta d’emblée les collants noirs et épais censés la protéger du froid et des regards appuyés sur la moindre imperfection. Ce qu’il lui fallait, c’était une épée, une lance, une arme imparable. Elle s’accroupit et sa main glissa sur le tiroir du dessous. Oublié, négligé, il contenait un tas de jouets qui avaient perdu tout intérêt à ses yeux depuis qu’elle avait banni les hommes de son lit, mais surtout quelques ensembles qu’elle avait cessé de porter, soit par désintérêt, soit par sentiment d’imposture.

À peine des sous-vêtements dignes de ce nom, les strings minimalistes achetés pour faire plaisir à un ex la laissèrent de marbre. Elle avait déjà choisi un ensemble de lingerie à la fois sexy et confortable qui lui plaisait à elle. Ce qu’elle cherchait était bien plus tranchant, plus dangereux et plus visible, selon les circonstances. Le porte-jarretelle était l’une des choses qu’elle n’avait jamais vraiment comprises. C’était devenu un banal accessoire coquin, du genre qu’on portait le soir d’Halloween ou pour une soirée cochonne. Celui-là était tombé dans l’oubli en même temps que sa libido.

À présent, je comprends.

L’intérêt n’était pas de le montrer, c’était de savoir. Elle seule saurait qu’elle ne portait pas de simples collants, inesthétiques sous sa jupe et sur son ventre. Elle seule saurait qu’une bande de vingt centimètres à peine séparerait toute la soirée la blancheur de sa cuisse des yeux de ses amis. Voilà quel était le pouvoir d’un tel ornement : celui du secret qu’on choisissait ou non de partager d’un mouvement faussement ingénu, d’un croisement de jambe calculé en remontant légèrement une jupe qui semblait conçue pour ça. En l’enfilant, elle sentit son ventre se tendre délicieusement. La sensation des escarpins frottant sur les bas lui sembla étrangement érotique. Clémence s’étonna de l’ampleur que prenait le moindre geste, lorsqu’il était effectué comme une cérémonie.

Dans pareille tenue, impossible de risquer les transports en commun. Elle commanda un chauffeur et se fit amener comme une princesse jusqu’au bar. Ses chevilles la remercieraient d’éviter la marche sur ses pavés.

Malgré tous ses efforts pour ne pas se presser, elle avait presque une demi-heure d’avance, aussi fut-elle surprise de trouver deux de ses amies sur les trois, déjà attablées et en grande discussion.

Est-ce qu’elles font ça à chaque fois ou c’est juste une coïncidence ?

Chassée par le froid hivernal, elle entra sans attendre. Karima leva les yeux vers elle et les reporta presque aussitôt sur Élodie, comme si Clémence n’était qu’un courant d’air. Un instant vexée, elle comprit que son amie ne l’avait pas reconnue, trop absorbée par leur conversation. Affichant un grand sourire, elle se prépara à les surprendre, mais une idée germa soudainement dans son esprit. C’était une chance d’en apprendre plus sur elles, de trouver l’idée qui lui permettrait d’amorcer son plan.

Son arrivée avait attiré l’attention d’un habitué. Il ne la dévisageait pas, il la dévorait. D’abord rebutée par son comportement et son sourire vicieux, Clémence réalisa qu’il était idéalement posté au bar, le siège à sa gauche à moins d’un mètre de la table de ses amies. Elle lui rendit son sourire, puis alla s’asseoir à côté de lui. Avant même qu’elle ne commande, il intervint en hélant le barman, la désignant comme on montre une voiture :

— Patron, c’est pour moi.

Yeurk…

— Merci, glissa-t-elle avec ce qu’elle espérait être un sourire ou ne perçait pas le mépris. C’est très… euh galant.

— C’est normal, tu m’as refait la soirée rien qu’en entrant.

Ah, on se tutoie direct. Charmant.

Alors qu’elle recevait son verre, il enchaîna rapidement pour profiter de son avantage, comptant probablement sur le fait qu’elle se sentirait redevable :

— Tu habites le coin ? Tu me dis quelque chose.

Évidemment, je viens pratiquement toutes les semaines depuis deux ans… sauf que tu ne m’avais encore jamais remarquée.

— Non, je suis… en visite. Je repars bientôt.

Loin de rebuter son prince d’un soir, la nouvelle parut aiguiser ses crocs et il sourit plus largement encore en se lançant dans un monologue sur son métier, ses loisirs (couteux), sa résidence secondaire au Touquet et les réparations de sa voiture (un modèle de sport). Ses techniques de drague lourdes ne faisaient pas qu’incommoder Clémence, elles l’empêchaient d’entendre ce qui se disait dans son dos, au sens propre comme au figuré. D’une voix métallique, elle le coupa :

— Je vous remercie pour le verre, mais je préfère vous le rembourser si je dois entendre un mot de plus.

Le barman se figea, leur lançant tour à tour des regards interloqués. Dans un grognement, son soupirant se recula légèrement.

— Faut pas chauffer si on n’est pas prête à aller au bout, sale petite allumeuse, lâcha-t-il avant de se diriger vers les toilettes.

Le sang lui chauffait les joues et les oreilles, mais Clémence se retint de répondre pour ne pas attirer l’attention. Elle avait eu ce qu’elle voulait. Elle pouvait entendre ses amies et les observer l’air de rien grâce au miroir du bar.

La discussion entre Élodie et Karima ne tournait pas autour d’elle, ce qui ne l’étonna pas mais la soulagea malgré tout. Elles parlaient des mêmes sujets sans intérêt qu’ils évoquaient depuis des années, mais la différence était perceptible. Il y avait dans cet échange une jovialité qui était absente de leurs discussions à quatre. C’était principalement Karima qui parlait. Karima la sage, la chaste. Karima qui plus encore que Clémence semblait avoir laissé passer sa chance.

Karima la lesbienne refoulée.

Jusque-là, Clémence n’avait rien eu de plus que des doutes et quelques réflexions lancées dans le dos de son amie. Une réputation qui datait de la fac. Devant le spectacle de ce duo et les joues rosies de son amie, elle obtint une intime conviction. Hétéro ou pas, Karima était attirée par Élodie. Peut-être même amoureuse. Ses doigts se refermèrent comme des serres sur son verre à cocktail.

Voilà qui est très prometteur…

Benoît choisit ce moment pour entrer. Entièrement absorbée par le spectacle dans son dos, elle ne le remarqua que lorsqu’il s’adressa à elle.

— Clémence ? Ah mais ouais, c’est toi ! J’ai peiné à te reconnaître.

Sortie de son anonymat sans y être préparée, elle ne put que répondre avec un sourire gêné :

— Oui, pour une fois j’ai fini tôt alors j’ai eu du temps pour me préparer et je suis même arrivée en avance.

Karima et Élodie s’exclamèrent en la découvrant :

— Mais on ne t’a même pas vue en entrant !

— Tu es là depuis longtemps ?

Sauvée. En restant vague sur l’ordre des arrivées, elle passait pour une tête en l’air plutôt qu’une espionne.

À sa grande déception, la soirée ressembla à toutes les autres. Son apparence finit par cesser d’émerveiller ses amis et aucun homme présent ce soir-là n’était à son goût, comme elle l’avait secrètement espéré en se préparant. À présent qu’elle se trouvait sur place, en compagnie de quadragénaires bedonnants et d’étudiants surexcités, la simple idée d’une aventure d’un soir l’écœurait.

Les semaines suivantes, elle se rendit sans faute à leur rendez-vous hebdomadaire, toujours avec le même effort, toujours en avance. Le troisième vendredi, elle était la première. Visiblement, son arrivée bouleversait les habitudes du duo. Se voyaient-elles ailleurs en secret ? À un autre moment ? Ou bien avaient-elles convenu d’attendre que Clémence se lasse de cette nouvelle manie ? Il lui fallait un complice pour en avoir le cœur net.

Au travail, elle apprit avec surprise que Thomas avait démissionné. Laura ne semblait pas en être affecté. Au contraire, la jeune femme rayonnait de bonheur à tel point qu’elle en était éblouissante. Et aussi très agaçante.

Prétextant un travail non rendu, Clémence obtint le numéro de téléphone de Thomas auprès de la RH, numéro qu’elle tapa aussitôt sur Facebook. Le profil de son tortionnaire apparut, ouvert de A à Z sans égard pour sa vie privée. Sportif, amoureux des grands espaces, entouré de jolies femmes. Viril mais accessible, une vraie pub pour un parfum. Clémence seule savait à quel point le jeune homme pouvait se montrer irréfléchi, au point même de se montrer dangereux, mais elle avait besoin de lui et il lui devait quelque chose. Une chose qu’il n’avait pas terminée.

Le profil donnait son nom complet et les photos offraient une vague idée de son adresse. Elle le retrouva après deux soirées à vagabonder en voiture autour du parc dans lequel il courait. Même si son corps imposant n’avait rien d’aérien, Thomas avait une bonne foulée. Consciente d’être incapable du même exploit, Clémence roulait comme une grand-mère en maintenant une distance de sécurité, se garant maladroitement lorsqu’un conducteur agacé se montrait trop agressif.

Le jeune homme habitait en périphérie de la ville, une maison familiale au bout d’un jardin mal entretenu. Les arbres trop touffus masquaient presque entièrement les murs et les fenêtres. Une idée saugrenue germa lentement dans l’esprit de Clémence, à mesure que les pièces rassemblées s’emboîtaient les unes dans les autres. Après plusieurs minutes à laisser le moteur tourner pour rien comme une boomer climatosceptique, elle repéra le regard accusateur d’une voisine et démarra en trombe.

Deux jours plus tard, elle profita du dimanche pour débarquer à l’improviste, à peine huit heures du matin sonnées. Comme la plupart des sportifs, Thomas était un lève-tôt. Pour Clémence, accepter de subir un réveil forcé en plein weekend était une épreuve. Les joues rougies par l’effort et le froid sous son bonnet, une barbe de deux jours fort charmante finissant d’assombrir son visage, il passa l’angle de la rue et entra dans le champ de vision de Clémence.

Elle émergea de sa Smart avec un calme simulé, masquant son visage derrière la portière aussi longtemps que possible afin de le prendre par surprise au moment où il arrivait au niveau de son grillage. Aller lui rendre visite chez lui, c’était lui permettre de se cacher derrière des murs épais et l’interdiction d’entrer chez autrui sans s’attirer des problèmes. Dans l’espace public, elle pouvait l’obliger à l’affronter et dans son propre quartier, il chercherait probablement à éviter un esclandre.

Elle observa ses yeux parcourir le chemin de ses jambes jusqu’à son visage. Son petit sourire disparut abruptement lorsqu’il la reconnut. Comme elle l’avait prévu, le changement de look avait réussi à le tromper, ne serait-ce que quelques instants. Il perdit rapidement les jolies couleurs qu’il avait gagnées avec sa course et elle crut un moment qu’il allait s’enfuir.

— Vous… lâcha-t-il.

— Moi.

— Mais que… qu’est-ce…

— Qu’est-ce que je fais ici ? Devant chez vous un dimanche ? Arrivant précisément à l’heure où vous terminez votre jogging quotidien ?

— Vous… vous êtes une tarée ! Partez de chez moi.

Frappant le trottoir du talon pour appuyer ses propos, Clémence répondit d’une voix métallique :

— C’est la rue, je peux y rester autant que je veux. Mais peut-être souhaitez-vous appeler la gendarmerie pour leur expliquer qu’une femme que vous avez séquestrée et sexuellement agressée se promène devant votre maison ?

Thomas se rapprocha rapidement et Clémence se raidit pour ne pas reculer. Il fit un geste apaisant, presque suppliant, pour lui demander de baisser d’un ton.

— OK, OK… on va en discuter à l’intérieur.

— Certainement pas. Dieu sait ce qui m’attend si je vous suis dans votre maison de tueur en série. Nous allons en parler ici et maintenant.

Thomas cligna plusieurs fois des yeux, cherchant ses mots. Finalement, il accoucha d’un :

— Et dans un café ?

— Vendu.

Une fois au chaud, Clémence ne put imputer les légers tremblements de ses épaules au vent sec et glacial du dehors. Son mug lui brûlait les doigts, mais la sensation de chaleur était trop délicieuse pour qu’elle y renonce plus de quelques secondes. En prenant son temps, elle lui exposa son plan.

— Vous êtes encore plus cinglée que ce que j’avais cru. Il faut vous faire soigner !

— Certainement pas. Et vous m’êtes redevable. J’aurais pu vous envoyer en prison.

— C’est votre amie non ? Qui fait ça à ses amies ? Qui fait ça à qui que ce soit ?

— Comme d’enfermer une inconnue dans un casier avant de pratiquement la violer ?

— Je ne vous ai pas… c’est vous qui… peu importe.

— En effet, j’ai encore la robe de ce jour-là, fripée, déchirée, pleine de votre sueur et de votre… ADN.

Thomas déglutit, les yeux rivés sur sa tasse.

— Tout s’est enchaîné et…

— Peu importe. Si vous faites ça pour moi, j’effacerai l’ardoise. Vous et moi redeviendrons des inconnus et vous pourrez reprendre votre petite vie tranquille.

— Et vous, qu’est-ce que vous y gagnez ?

Clémence dégaina son sourire le plus candide avant de poser son menton sur ses doigts croisés, ses lèvres scellées. Les secrets n’étaient plus des secrets si on les partageait.

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