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Organiser la rencontre fut d’autant plus aisé que son changement d’allure et d’attitude avait poussé ses amis à croire qu’elle avait trouvé « le bon ». Clémence était écœurée à l’idée qu’une résolution telle que la sienne ne puisse être à leurs yeux que l’extension du désir de plaire à un homme. S’il était plaisant à regarder, Thomas n’était pas si merveilleux. Aucun homme ne pouvait l’être au point de la pousser à changer radicalement. Pourtant cette mini-rumeur lui permit de l’introduire dans leur cercle comme son petit-ami sans créer de vraie surprise, chacun y allant de sa version du « je le savais » après l’avoir salué.

D’abord mal à l’aise, Thomas finit par se détendre l’alcool et la bonne humeur aidant, Clémence trouva même du plaisir à ce renouveau dans leur routine lugubre. Aussitôt, elle se tança. Oui, la nouveauté était un bon moyen de retomber dans la torpeur d’une vie sans sel. La nouveauté passait aussi vite que les couleurs lavées à 90°C. La nouveauté, c’était la routine du lendemain. Thomas n’était pas un moyen de vaincre la routine, c’était son appât. Remplaçable, jetable. Le poisson qu’elle visait en s’aidant du jeune homme lui servirait ensuite à en attraper un bien plus gros. C’était cet objectif qu’il fallait garder en tête et non se laisser berner par un bref moment de détente.

Pour l’occasion, elle l’avait préparé. Le matériau brut était de qualité. Grand et musclé, un visage agréable, Thomas partait avec quelques avantages, mais elle visait une cible bien précise. Coupe de cheveux, habits, eau de toilette, jusqu’aux discussions qu’il devait provoquer. Elle avait mis presque un mois à le préparer.

À peine l’hameçon toucha-t-il la surface de l’eau qu’elle sut qu’elle en avait trop fait : Élodie dévora des yeux « l’amant » de son amie dès la première seconde. Restait à la ferrer, ce que Thomas fit en parlant de son amour inconditionnel pour l’escalade. Le jeune homme n’avait de son propre aveu jamais mis les pieds à plus de mille mètres d’altitude, mais Élodie s’exerçait de toute façon en salle toute l’année. Lorsqu’il demanda au groupe si quelqu’un pouvait lui en recommander une dans la région, tous se tournèrent vers elle et un dialogue « passionné » s’amorça entre elle et lui.

De son côté, Clémence fit son possible pour accaparer Karima et Benoît afin de laisser le champ libre à son complice. Avant la fin de la soirée, Élodie et Thomas avaient échangé leurs coordonnées et il lui avait arraché la promesse de lui faire visiter en personne les meilleurs spots de la région. Lorsque Thomas proposa à Clémence de les accompagner, elle se fendit d’un simple :

— Non merci ! Le sport et moi ça fait deux, tu le sais bien.

Deux semaines plus tard, Thomas l’appela pour lui annoncer qu’Élodie et lui s’étaient embrassés.

— C’était bien ? ricana Clémence. Qui a fait le premier pas ?

— Moi… elle peut-être. C’était plus ou moins nous deux. Putain, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?

— Tomber amoureux ? Rien ne t’empêchera de continuer à vous voir quand j’en aurai fini.

— Tu rigoles ? Après autant de mensonges et de manipulations ?

— Tu n’aimes pas l’escalade au bout du compte ?

— Franchement si, c’est pas mal en fait… mais je ne te parle pas ce ça !

— Je sais très bien de quoi tu parles. Les travaux chez toi sont terminés, tout est parfaitement dans les temps.

— Je ne comprends pas, ce sont tes amies ! Comment tu peux leur faire ça ?

— Fais ce que je te dis, c’est tout.

Sans lui laisser le temps de se plaindre davantage, elle referma son téléphone à clapet d’un coup sec. Même si les écrans de ces modèles étaient plus petits, elle adorait ce son. Cela lui donnait l’impression de terminer la conversation en maitrisant physiquement sa fin, de refermer les mâchoires d’un piège sur son interlocuteur.

Et le piège s’était bel et bien refermé sur l’alevin, la proie la plus facile à berner. À présent, il suffisait à Clémence de relancer sa prise à l’eau pour attirer un plus gros poisson, celui qu’elle visait depuis le début.

La soirée attendue arriva plus tôt que prévu. Enrhumé par le froid arrivé en avance, Benoît déclina l’invitation que Thomas leur envoya sur l’ordre de Clémence. Prétextant un problème de voiture, elle appela Karima une heure avant pour lui demander de venir la chercher.

Depuis des semaines, son amie rongeait son frein. Sa jalousie était si évidente que la conviction de Clémence s’était peu à peu transformée en certitude absolue. Ce n’était pas juste un reste d’attirance, une amourette de fac qui s’était peu à peu muée en désir muet, c’était une passion d’autant plus dévorante qu’elle était secrète et, dans le cas de leur amie si coincée, honteuse.

C’était tout ce qu’il fallait pour attiser le désir de Clémence. Elle ne ressentait aucune culpabilité à manœuvrer ainsi ses propres amis. Qu’étaient-ils pour elle ? Des connaissances qui avaient imparfaitement rempli un vide tout en tentant de combler le leur. Au final, ils n’étaient que des étrangers se connaissant trop bien pour s’ignorer complètement. À présent qu’elle était éveillée, tout ce qu’elle avait appris sur eux allait lui servir et, s’ils réussissaient à surmonter ses épreuves, ils trouveraient peut-être ce que Clémence avait découvert : leur vérité intime.

L’apéritif ouvrit la voie au dîner, qui déboucha naturellement sur les interminables discussions arrosées. Toute la soirée, l’alcool coula à flot. Sauf pour Karima et Clémence. La première ne buvait pas et la seconde devait garder l’esprit clair, aussi se contenta-t-elle de tremper ses lèvres à l’occasion, gardant son verre plein tournées après tournées. Lorsque Thomas proposa de « passer aux choses sérieuses » en sortant un sachet de beuh, Karima se crispa alors qu’Élodie levait les bras comme une enfant le matin de Noël. Même Clémence céda à la cérémonie du joint. Il passa de mains en mains, de lèvres en lèvres et lorsque Karima le refusa, Clémence ne s’en inquiéta pas. Dans le minuscule salon, les fumées allaient stagner un long moment et feraient leur effet, qu’elle tire dessus ou non.

Finalement agacée par l’attitude puérile et ouvertement aguicheuse d’Élodie à l’égard de Thomas, Karima se leva d’un coup sec et s’excusa. Clémence lui emboita le pas et la rattrapa alors qu’elle s’emparait de son lourd manteau dans le vestibule, ouvrant la porte avant même de l’avoir enfilé.

— Ça ne va pas ? l’interrogea-t-elle en faignant l’inquiétude.

— Et toi ? rétorqua Karima sur un ton aigre. Pardon, se reprit-elle. Tu n’y es pour rien.

— Ces deux-là, tu veux dire ? répondit Clémence en jetant un œil vers la porte du salon, d’où les gloussements du couple leur parvenaient de façon peu discrète.

— Tu ne vois pas leur manège ?

— Si… qu’est-ce que tu veux que j’y fasse de toute façon ? Si je me mets en colère, il me traitera de cinglée jalouse.

— Alors quoi, tu vas laisser Élodie te le piquer ?

Un silence gêné s’installa entre elles.

— Désolée ma chérie, lança soudain Karima, les larmes aux yeux. Je sais que tu n’y es pour rien, mais ça me ronge de voir ce qu’ils te font.

À moi ? Hypocrite !

— Écoute, retournons-y et essayons de passer quand même une bonne soirée, proposa Clémence en claquant la porte restée entrouverte. On est venues ensemble et si on part maintenant, qui sait ce que…

Un autre bruit de porte la coupa. Les deux femmes échangèrent un regard équivoque et s’engouffrèrent dans le salon pour constater le départ du couple. La musique d’ambiance tournait dans le vide et la lourdeur de l’air enfumé donnait à la pièce vide un air de scène de crime. Preuve à charge, le sous-pull de Thomas était jeté au sol devant la porte du couloir, comme une invitation à les suivre.

Clémence se dirigea vers la poignée, agissant comme une somnambule en proie à un cauchemar.

— Attends ! intervint Karima en lui saisissant le bras. Je ne crois pas que tu veuilles voir ça.

— Si, il le faut, rétorqua Clémence. Viens avec moi, je t’en supplie. Je crois que si je suis seule, je pourrais faire une bêtise…

Sans attendre, elle s’empara de la main de sa proie et la serra à s’en faire blanchir les jointures. Karima répondit à la pression avec une chaleur qui lui réchauffa le cœur.

Si tu savais… tu es la seule à souffrir ici.

Avec précaution, Clémence abaissa la clenche et tira la porte en grimaçant lorsqu’un léger grincement brisa la monotonie du morceau. Le couloir était allumé, suffisamment pour éviter qu’on ne puisse discerner de quelle pièce leur parvenaient les rires et les cris étouffés. Clémence ouvrit une première porte et tomba sur la salle d’eau. Lorsque Karima ouvrit la seconde sur ses indications, son amie la poussa à l’intérieur et rabattit la porte derrière elles.

À quelques pas de là, Thomas avait ouvert la porte de sa chambre, mais il tenait toujours la poignée s’adressant à sa partenaire en leur tournant le dos :

— Je reviens tout de suite, mets-toi à l’aise.

— Merde ! grogna Karima.

La main de Clémence se posa immédiatement sur ses lèvres et elle lui fit signe de se taire, un doigt sur les siennes. Thomas passa à quelques centimètres d’elles pour se rendre dans le salon. Clémence se détacha de sa complice et acheva de fermer la porte avec douceur, les enfermant dans ce qui ressemblait à une chambre photo exigue.

— Qu’est-ce que tu faaaaaais ! gémit Élodie depuis la chambre.

— Je cherche mon appareil photo, tu l’as vu ?

— J’ai mon portable, si tu veux !

— Non ! Je veux de vraies photos, pas une série à la va-vite avec un objectif au rabais.

— Et tu vas en faire quoi ?

— Tu verras bien… Je crois qu’il est resté dans ma chambre noire !

Clémence lança un regard de panique parfaitement calculé à Karima, laquelle lui répondit en chuchotant, les yeux exorbités :

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Sans lui répondre, elle la poussa vers une grande armoire, prenant bien soin de la placer sur la gauche, face au mur avant de refermer et bloquer le premier battant. Elle se plaça de l’autre côté, plaquée contre son dos, et ramena la porte sur elles, incapable de la fermer depuis l’intérieur. Thomas entra quelques secondes après.

— Je l’ai trouvé ! annonça-t-il.

— Alors viens, tu dois vite t’occuper de ton modèle !

À l’instant où il allait sortir, Thomas se figea et regarda en direction de l’armoire. Changeant d’avis, il se dirigea vers elle et Clémence sentit Karima se tendre à mesure que les bruits de pas se rapprochaient. Tous les éléments étaient en place, c’était l’instant de vérité.

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