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Rien n’était plus exaspérant qu’une boîte vocale. Aussi lorsque le téléphone fut décroché dès la première sonnerie, Clémence en fut autant soulagée que crispée par la surprise. La voix au bout du fil était masculine :

— Vernier et associés, que puis-je pour vous ?

— Bonjour, je voudrais parler à Madame Vernier.

— Madame Vernier est en rendez-vous. Puis-je prendre votre nom ?

— Je suis… Clémence.

— Oh, Clémence bien sûr. J’attendais votre appel, je suis Monsieur Vernier.

Cette habitude de ne donner que leur nom de famille ! Et comment ça, il attendait mon appel ?

— Pardon ?

— Madame Vernier m’avait prévenu que vous alliez sans doute nous contacter, mais après deux semaines, j’ai bien cru que ce ne serait pas le cas. Madame Vernier espère vous revoir au plus vite.

— Euh oui désolée, j’ai été pas mal occupée.

— Nous sommes à votre disposition, Clémence. Avez-vous des disponibilités prochainement ?

— Vous êtes ouverts le samedi ?

— Bien entendu, quelle heure vous siérait le mieux ?

— Dix-huit heures ? Je travaille aussi le samedi.

Et les jours fériés...

— Dix-huit heures, ce sera parfait. Madame Vernier sera ravie de vous revoir.

— Moi de même, mais…

— Avez-vous des questions, par rapport au rendez-vous ?

— Eh bien, personne ne m’a parlé des tarifs et je n’ai rien trouvé sur le net.

— Nous ne sommes pas sur internet. Quant à la question du paiement, il n’en sera pas question pour cet entretien.

— Excusez-moi ?

— Vous n’aurez rien à régler. Votre discussion aura pour but de découvrir vos besoins, pas d’y pourvoir. Il serait indécent de vous demander quoi que ce soit avant même que le moindre service n’ait été rendu.

Après avoir raccroché, Clémence resta dix bonnes minutes à fixer son téléphone. Prostrée les genoux contre le menton dans sa tenue culotte-pull favorite, elle tapotait ses genoux à la recherche d’une réponse qui ne viendrait pas.

Deux semaines auparavant, le tract du cours de danse était allé rejoindre la carte de membre du club SM dans la broyeuse. Après un bref instant d’hésitation, celle de Madame Vernier avait pris sa place sur le réfrigérateur. Une fois passé le seuil de réflexion et procrastination de rigueur, Clémence avait cédé à la curiosité.

Ce n’était pas du désespoir ou une fuite en avant vers la nouveauté. Quelque chose dans cette « boutique » clochait profondément. Comme chez elle. L’ambiance et l’absence de sous-entendus, la promesse de trouver l’âme sœur sans passer par une appli ou un algorythme aveugle, tout cela sonnait affreusement vieux-jeu, mais on ne lui avait rien demandé en échange. Elle n'avait donc rien à perdre à part son temps.

Je suppose que c’est l’idée, quand on arnaque les gens.

Quelque chose en elle avait bougé en discutant avec Madame Vernier, comme si la femme avait su lire en elle plus efficacement qu’une IRM. Elle avait décelé son point faible et appuyé dessus pour le lui rappeler. Clémence ne poursuivait pas un désir en vain, elle avait besoin de l’assouvir. Par n’importe quels moyens, même les plus vils.

La semaine passa comme un coup de feu et elle se retrouva à nouveau en compagnie de Madame Vernier. Contrairement à ce qu'elle avait cru, l’entretien ne se déroulerait pas dans le salon étrange mais derrière le mur, dans une salle munie de deux fauteuils du même rouge profond. Les murs étaient plus sombre, entre l’anthracite et le taupe, ne revoyant que faiblement la lumière tamisée. Une ambiance de salon d'hypnose.

Les questions avaient débuté classiquement : âge, niveau d’étude, loisirs, foi, culture. Ensuite, Madame Vernier lui avait demandé son genre et Clémence avait éclaté de rire avant de se souvenir que la question méritait d’être posée. Une erreur à ce niveau ne risquait pas de déboucher sur une bonne complémentarité.

Peu à peu, on était entré dans l’intimité de la jeune femme : préférences de genre pour le partenaire, nombre et fréquence de ces partenaires, en fonction du genre également. Madame Vernier ne notait rien, ne montrait aucune émotion qu’elle que soit les réponses. Clémence avait conscience qu’elles étaient pourtant dérangeantes, particulièrement si on s’intéressait aux derniers mois de sa vie.

Lorsqu’on en vint aux préférences sexuelles, Clémence resta bouche close. Elle avait le profil d’une nymphomane, mais elle était incapable de répondre à une question aussi simple. Devant son incapacité à répondre à des questions ouvertes, Madame Vernier les reformula de façon à ce que sa « patiente » n’ait à répondre que par l’une ou l’autre des solutions proposées.

— Préférez-vous que votre partenaire vous montre de la douceur ou de la rudesse ?

— Je ne sais pas.

— Si vous deviez choisir entre coucher avec l’homme le plus beau que vous pouvez imaginer ou avec la plus belle femme que vous pouvez imaginer, lequel choisiriez-vous ?

— Aucune idée.

— Clémence… êtes-vous asexuelle ?

— Non !

Enfin une question à laquelle elle pouvait donner une réponse, mais elle l’avait criée. Sans s’émouvoir, Madame Vernier changea la position de ses mains élégamment posées sur ses jambes croisées, avant de poursuivre :

— Vous m’avez confirmé avoir eu plusieurs orgasmes extrêmement satisfaisants et vous êtes dotée d’une rare expérience sexuelle pour votre âge, mais d’un autre côté vous semblez ignorer totalement la teneur de vos propres besoins en matière de sexe.

— Pour ainsi dire.

— Racontez-moi les circonstances de ces orgasmes, s’il-vous-plaît.

Clémence sentit la chaleur envahir son visage. C’était trop intime, trop secret.

— Je ne peux pas, avoua-t-elle.

— Il n’y a aucun tabou ici. Vous n’avez pas à avoir honte ou vous sentir coupable de quoi que ce soit.

— Ce n’est pas ça.

— Est-ce que c’est en rapport avec une activité illégale ?

— Non !

Patiente, Madame Vernier attendait. Ou cherchait-elle une autre approche ? Clémence finit par lâcher :

— J’ai réussi une fois, mais les circonstances étaient… sont impossibles à reproduire. Croyez-moi, j’ai essayé.

— Ces tentatives de reproduction correspondent-il à la profondeur et la variété de vos expériences récentes.

— C’est cela.

— Je vois, cela change considérablement les choses.

— C’est-à-dire ?

— Il ne s’agit pas d’un problème de libido à satisfaire, mais d’un problème d'expression du désir. Si j’en crois vos réponses, vous êtes certaine que cela ne pourra jamais plus arriver, quelles que soient les circonstances ?

— Je ne vois pas comment. Je pense que j’ai vraiment tout essayé.

— Nous allons arrêter là, dans ce cas. Je dois faire le point, ensuite je vous recontacterai.

Ce soir-là, Clémence ne trouva pas le sommeil. Les yeux fixés au plafond, elle se sentait aspirée par le néant qui s’écoulait en elle et la remplissait totalement. Comme une droguée à l’héroïne, elle avait connu le nirvana du premier shoot et s’était perdue à la recherche de cette ivresse des sens, pour finalement réaliser qu’un tel évènement ne se reproduirait plus. Jamais.

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