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Les mois s’étaient écoulés plus paisiblement depuis l’entretien et le lâcher-prise était devenu le nouveau mantra de Clémence. De retour à la salle, elle avait retrouvé une partie de sa forme physique et avec elle une bonne partie de son moral. Les jours se succédaient, pareils à ceux d’avant. Si le bonheur était l’absence de malheur, alors la jeune femme devait s’estimer heureuse. Au rythme où allaient les choses, une promotion l’attendait d’ici quelques semaines, qu’elle ne comptait pas une fois de plus laisser s’envoler au profit d’un jeune collègue « prometteur ».

Lorsque son téléphone sonna, elle était au travail et répondit machinalement :

— Clémence Nowac.

— Bonjour Clémence, Monsieur Vernier à l’appareil.

Merde !

Elle avait révélé son nom en entier. Le secret d’état était percé à jour et la CIA allait probablement débarquer d'ici quelques minutes en défonçant la porte.

— Ah euh… bonjour Monsieur Vernier.

— Je suis porteur d’une excellente nouvelle, si je puis me permettre Madame Nowac.

Eh voilà, maintenant je suis Madame Nowac...

— Ah vraiment ?

— Madame Vernier m’a informé plus tôt dans la matinée que nous avions une personne compatible qui a accepté de vous rencontrer. Le désirez-vous également ? Cela se fera dans nos locaux, bien entendu. Autant pour assurer votre intimité que votre sécurité.

— Mais euh… comme ça ?

— Tout à fait, j’ai juste besoin de vos disponibilités.

— Je veux dire... vous ne m'envoyez pas une photo d'abord ?

— Votre partenaire fait confiance à Madame Vernier, il ne tient qu’à vous d’en faire autant. Votre rencontre n’engagera à rien, quoi qu’il arrive.

Y compris au niveau financier ? Mais comment ils gagnent leur vie ceux-là ? Il suffirait qu’on échange nos coordonnées et qu’on file sans laisser d’adresse, non ?

— Alors disons que oui, je veux bien essayer.

— Parfait, j’ai cru comprendre que la soirée de samedi était libre dans votre emploi du temps ?

— Oui-oui…

Mais dans quoi j’ai mis les pieds ?

Comme un signe du ciel, il pleuvait des trombes le samedi suivant. Si la grêle finissait par tomber, Clémence s’était promis de fuir vers une autre porte. Cette fois, elle avait prévu un solide parapluie. Même si son "match" ne lui convenait pas, il était hors question d’avoir l’air d’être tombée dans une rivière.

La porte s’ouvrit comme chaque fois, sans besoin de sonner ou de prévenir. En entrant dans la pièce, Clémence mit un moment à s’apercevoir qu’elle n’était pas seule. Une femme d’une trentaine d’année était assise sur l’un des canapés, pile dans l’angle le moins visible en entrant. Son silence immobile avait trompé les sens de la jeune femme suffisamment longtemps pour qu’elle se sente gênée de la découvrir à retardement.

Heureusement que je n’ai pas sursauté.

La femme avait une chevelure blond fauve légèrement ondulée qui lui dévorait le visage. Sa frange épaisse à moitié domptée grignotait son front jusqu’au-dessous des sourcils et le reste de la tignasse masquait les oreilles, une partie des joues et de la mâchoire. La tête en partie baissée, le regard par en-dessous, c’était l’image même de la timidité maladive.

— Bonsoir, je ne vous avais pas vue, s'excusa Clémence.

L’aveux pouvait être blessant, mais elle ne le réalisa qu’après coup en voyant se dessiner un rictus gêné sur les lèvres de l’inconnue. La réponse ne lui parvint pas, trop faible pour traverser l’épaisseur des quelques mètres qui les séparait.

Renonçant à s’installer sur un fauteuil, Clémence choisit un canapé étudié pour deux personnes. Après tout n’était-elle pas censée rencontrer son âme sœur ? Autant laisser un peu de place à un éventuel rapprochement. Les minutes passèrent. Étonnant, personne ne venait. Lors de son intrusion post-grèle, Madame Vernier était apparue rapidement, de même que pour leur rendez-vous. En l'absence de caméras visibles, Clémence soupçonnait un système relié à l'ouverture de la porte. La présence d’une autre personne en salle d’attente était également une nouveauté.

Il y a la queue ce soir, ou quoi ?

Après avoir tapoté quelques instants sur son téléphone, l’inconnue toussota longuement, probablement plus mal à l’aise qu’enrouée. Après un léger soupir, Clémence brisa le tabou du silence poli et engagea la conversation :

— Vous avez rendez-vous à quelle heure ?

On se serait cru chez le médecin. D’une certaine façon, elles y étaient. La voix fluette parvint cette fois à briser l’étendue atmosphérique des deux mètres qui les éloignaient :

— Dix-huit heures.

— Comme moi, enchaîna naturellement Clémence.

Nouveau sourire gêné.

Voilà-voilà. Chouette conversation dites donc.

Lorsqu’elle se tourna vers sa voisine, celle-ci détourna les yeux. Évidemment, personne n’avait envie d’être scrutée ou d’établir un lien avec une inconnue alors qu’on vivait un moment déjà très gênant. Encore plus si on était timide au point de laisser pousser ce genre de frange.

La blondeur se poursuivait jusque sur la peau, où des tâches de rousseur brunâtres parsemaient son nez et le dessus de ses joues. Son nez rond et ses lèvres charnues faisaient penser à celles d’une enfant. Quelle que soit la façon dont on la regardait, elle était mignonne. Impossible de dire si une vraie beauté se cachait sous cet amas de fourrure, mais le rendez final donnait envie de la câliner en s’attendant à la sentir ronronner.

Si l’idée de prendre un chat me vient encore, je jure de m’ouvrir les veines.

Profitant du regard oblique de sa proie, Clémence continua à la détailler. Menue, probablement plus petite qu’elle d’une demi-tête, son corps était caché sous un duffle coat géant en plastique, surmontant un cardigan plus épais qu’un pneu. Ses jambes étaient masquées par une robe plissée d’une matière épaisse ressemblant à du tweed. Seul le dessus de ses chevilles apparaissait au-dessus de chaussures de pluie épaisses. Clémence se retint de sourire en constatant que ses talons ne touchaient pas le sol.

Si elle pense être au max, c’est toute son éducation qu’il va falloir refaire.

Pourtant, Clémence devait bien lui reconnaître un côté touchant, une fragilité non feinte qui rendait ce genre de femmes croquantes. Nul doute que son partenaire serait du même avis, s’il avait le moindre sens de l’observation.

Un marmonnement s’échappa à nouveau de la petite blonde.

— Excusez-moi ? laissa échapper Clémence.

— Je suis Axelle, répéta plus clairement l’inconnue.

Un tabou venait d’être franchi, on toquait à la porte de son anonymat en attendant une réponse. Clémence chercha à gagner du temps :

— Oh tiens, c’est également le…

Oh. Pu. Tain.

— Vous êtes Axelle, répéta bêtement Clémence.

L’intéressée hocha la tête, le regard baissé comme si elle s’attendait à être frappée à l’issue d’une telle révélation.

Axelle. Pas Axel. Clémence avait clairement signifié son manque d’intérêt pour le genre de ses partenaires, mais elle était quand même partie du principe qu’on lui présenterait un homme.

— Oh la vache ! Je veux dire, pardon, je suis Clémence.

Loin de paraître soulagée, Axelle lui offrit de nouveau son sourire gêné. Ses yeux tentaient désespérément d’atteindre Clémence, de l’observer, avant de repartir vagabonder.

— Je n’avais pas compris, s’excusa cette dernière. J’avais cru que vous attendiez, vous savez… enfin c’est idiot mais au téléphone, lorsqu’on m’a dit Axelle, j’ai cru qu’il s’agissait d’un homme.

Pour la première fois depuis son arrivée, le petit visage se souleva complètement, les yeux exorbités. Ils étaient d’un vert délicieux, remplis d’une frayeur qui ne semblait trouver sa source nulle part. Avec un temps de retard, Clémence comprit qu’elle en était la cause.

— Non, je veux dire… Oh bon sang, j’enchaîne décidément ! Ce n’est pas un problème, je suis…

Bi ?

— … ouverte ? termina Clémence.

C’était quoi ça, une question ?

Malgré un certain nombre d’expériences avec des femmes, elle ne s’était jamais réellement définie comme bisexuelle, encore moins lesbienne. La nature des corps n’étaient pas si importante. Ce qui l’était lui échappait justement depuis des mois.

— Ouverte, répéta Axelle.

Lui dire que j’ai déjà couché avec tout un tas de femmes n’est probablement pas une bonne entrée en matière pour la rassurer.

— C’est ça, je n’ai pas vraiment de préférence.

— Moi non plus, assura Axelle.

Enfin, l’atmosphère se détendait un peu. On se sentait toujours plus à l’aise avec ceux qui nous ressemblaient. C’était aussi stupide que vital.

Maintenant qu’elles s'étaient dévoilées, Clémence ne savait plus quoi dire. Elle avait préparé cette soirée comme un entretien, les questions à poser, les réponses à donner, mais il avait été conçu pour un homme. Est-ce qu’Axel voudrait rapidement lui faire des enfants ? Si oui combien ? Faudrait-il qu’elle ralentisse au travail ? Comment concevait-il le partage des tâches et de la pression mentale au sein du couple ? Autant de pièges conçus spécifiquement pour un mâle, sans doute dans l'espoir secret de le voir tomber dedans.

Axelle donnait plus l’envie à Clémence de la protéger que de la cribler de questions. Seulement, la situation imprévue débouchait sur un nouveau silence qui promettait d’être de plus en plus dur à percer à mesure que le temps passait. Finalement, Clémence lâcha :

— J’ai besoin d’un verre. En fait plutôt trois.

Sans répondre, Axelle ramassa un sac qui paraissait trois fois trop grand pour elle et se leva.

Ah donc… on y va. Et où d’ailleurs ?

Ce n’était pas son quartier, elle ne connaissait aucun des bras à proximité. Avaient-elles seulement le droit de partir au bout de quelques minutes de discussion ? Plus le temps avançait, moins elle comprenait le fonctionnement de cette agence.

— Je ne connais pas du tout l’endroit. Et vous ?

Axelle la regarda avec l'air surpris et resta bouche bée, apparemment totalement prise au dépourvu.

— Vous voulez que je vienne ?

Elle croyait que j'allais picoler toute seule ?

La résignation avec laquelle Axelle avait ramassé son sac la frappa. Ce n'était pas qu'elle avait cru que Clémence voulait boire seule, elle avait simplement compris "sans vous".

— Euh oui, évidemment, l'assura Clémence. Vous connaissez un endroit sympa près d'ici ?

— Je ne sors pas beaucoup.

Ah ouais sans blague, je ne l’aurais jamais deviné.

— Vous êtes véhiculée ?

— Non, enfin pas vraiment.

Pas vraiment véhiculée ? Une réponse pas vraiment claire.

— J’ai ma voiture pas loin alors. On pourra parler un peu en marchant.

— Oui.

La porte se referma derrière elles et malgré son soulagement, Clémence se sentit coupable, comme si elle partait sans payer après avoir diné. Alors que la Mini se rapprochait, elle réalisa qu'elle ne connaissait réellement qu'un seul lieu correct à des kilomètres.

C’était vraiment une drôle d’idée. Une idée de merde, comme aurait dit Élodie si elle venait encore dans ce bar. Le risque était faible, mais pas inexistant que cela se produise. Malgré ses folles errances, Clémence ne connaissait réellement qu’un seul endroit où discuter calmement dans une ambiance convenable. Sans serveuse topless. Avec un sentiment de honte, elle avait donc traîné Axelle jusqu’au lieu de réunion de son ancien groupe d’amis.

Rassurée par la familiarité des lieux, Clémence n’en trouvait l’attitude angoissée d’Axelle que plus déconcertante. La jeune femme se comportait comme si elle s’attendait à être giflée et renvoyée chez elle à pieds à tout instant. Après quelques tentatives peu fructueuses pour lancer une discussion sur le beau temps, précisément le genre d'échange qu’elle avait détesté tenir avec ses amis à cette même table, Clémence changea de stratégie :

— Axelle, dites-moi ce qui ne va pas.

Aussitôt prise au vif, la jeune femme piqua un fard avant de blanchir subitement.

Eh beh, il s’en passe des choses dans cette petite tête !

Après un long moment sans rien dire, Axelle se décida à répondre :

— Je ne… ça na va pas marcher.

— Ah. D’accord. Pourquoi ?

Les lèvres pincées et la tête baissée, Axelle marmonna tant et si bien que Clémence se retrouva pratiquement affalée sur la table qui les séparait pour se rapprocher et comprendre. En vain.

Une larme roula sur la joue ronde, aussitôt essuyée par la manche du cardigan.

Woh, OK.

— Je ne le ferai pas, assura soudain Axelle.

— D’accord, mais de quoi est-ce qu’on parle exactement ?

— Je ne coucherai pas avec vous.

Clémence se redressa et jeta un coup d’œil rapide aux alentours.

Pour une fois qu’elle parle fort, c’est pour dire ça.

— J’ai fait quelque chose qui vous a offensée ? voulut savoir Clémence.

— Non.

— Alors je n’aurais jamais cru poser cette question un jour, surtout que je n’ai fait aucune proposition dans ce sens, mais : pourquoi refusez-vous de coucher avec moi ?

— Je n’aime pas ça.

Profitant du second verre qu’on leur servait enfin, Clémence prit quelques instants pour réfléchir. Madame Vernier lui avait demandé si elle était asexuelle. Avait-elle cru que sa dénégation était feinte ? Axelle l’était apparemment. Comment est-ce qu’une personne qui ne voulait aucune relation sexuelle pourrait combler ses besoins ?

— Puis-je demander pourquoi ?

La tête toujours baissée, les yeux planqués derrière sa frange, Axelle resta aussi immobile que silencieuse. Clémence n’était ni sa psy, ni sa sexologue. Certes, faire l’amour ne lui apportait pas ce qu’elle souhaitait. Le plaisir était trop ténu, le désir toujours déçu. De là à dire qu’elle n’aimait pas ça, c’était un autre problème. Axelle était-elle traumatisée par une expérience antérieure ? S’agissait-il d’une sorte d’épreuve à surmonter que les Vernier avaient conçu pour elles, ou bien l’état définitif du couple qu'ils avaient perçu comme satisfaisant pour Clémence.

Hell no. Hors de question.

— Bon bah, Madame Vernier n’est pas près de faire du bénéfice, lança Clémence après avoir sifflé la moitié de son verre.

Axelle releva la tête, ses yeux rougis étonnés par sa déclaration. Sentant l’alcool lui monter agréablement à la tête, Clémence crut bon d’ajouter :

— Je ne sais pas vous, mais je n’ai rien payé ni promis jusque-là !

— Moi si.

— Pardon ?

— J’ai déjà réglé.

— Je croyais qu’on ne payait qu’après avoir été comblée par la rencontre ou quelque chose comme ça.

— J’ai envoyé le paiement tout à l’heure.

La paille entre les lèvres, Clémence fronça les sourcils en repassant le fil de la soirée. Axelle n’avait touché en tout et pour tout son téléphone qu’une seule fois depuis leur rencontre. Au tout début, alors qu’elles n’avaient pas pratiquement pas échangé un mot.

Mais alors… attends quoi ?

Malgré la bizarrerie de la situation, Clémence se sentit joliment flattée. Il avait suffi qu’Axelle la voit pour se sentir comblée ? Par sa seule présence ? Elle éclata de rire, incapable de s’arrêter.

— Mais je suis quoi, une déesse qu’on adore de loin ?

— Oui.

Cette fois franchement charmée, et probablement aussi un peu ivre avec un verre et demie sur un estomac vide, Clémence laissa échapper :

— C’est vraiment dommage alors.

— Qu’est-ce qui est dommage ?

— Que je ne puisse pas te faire l’amour, parce que là j’en ai vraiment envie.

Piquant un nouveau fard, Axelle s’enferma dans un silence contri.

— Mais si ce n’est pas ce que tu veux, rien ne nous y oblige. On peut simplement dire qu’on va se découvrir. Sans pression.

Axelle hocha la tête. Clémence détailla cette moitié de visage une nouvelle fois. Axelle faisait naître chez elle des sentiments ambivalents. L’envie de protéger cette compagne d’un genre nouveau, de ne surtout pas l’effrayer ni la blesser, mais également le désir d’en faire son jouet. Finalement, Madame Vernier avait peut-être vu juste.

Il est possible qu’elle soit précisément ce dont j’ai besoin. Reste à savoir pourquoi. Et comment.

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