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— Donc… voilà, acheva Clémence.

En véritable caricature vivante, le psy remit ses lunettes de lecture en place. Il fallait bien que les clichés naissent d’une forme de réalité.

— Il arrive que certaines femmes aient un orgasme durant un viol, expliqua-t-il. Elles en ressentent ensuite une grande culpabilité, comme si elle avait participé activement à l’acte lui-même.

— Je n’ai pas été violée.

— Mais vous ressentez de la culpabilité parce que la situation vous a excitée.

— Je n’ai pas de fantasme du viol.

— D’après ce que vous m’avez raconté sur vos… expériences précédentes, il semble que votre sexualité soit actuellement au point mort après une longue période de surstimulation. Peut-être que face à l’imminence d’un rapport sexuel, quelle que soit sa nature, votre corps a simplement réagi. Cela arrive souvent chez les femmes : la déconnexion entre le corps et l’esprit mène à une forme de perte de libido au niveau psychique, mais pas du tout au niveau corporel.

La séance terminée, Clémence claqua la porte en quittant le cabinet. Encore une carte de visite qui allait rencontrer sa broyeuse. Le psy n’avait rien compris. En bon freudien, il avait tout relié au besoin de se faire remplir par un phallus, puisqu'elle n'était qu'une femme. À cause de ça, il était passée à côté de l’essentiel.

Je n’étais pas du tout déconnectée, j’étais excitée. C’est ça le pire.

La simple évocation du souvenir d’Axelle en train de se débattre provoquait en elle le même genre de convoitise délirante que lorsqu’elle complotait avec Thomas pour manipuler Élodie et Karima. Cette dernière ne l’avait jamais excitée, c’était son désir ardent pour leur amie qui avait poussé Clémence à lui tendre un piège. Comme celui de Thomas pour Laura. En quoi était-ce similaire à Axelle qui tentait de se libérer ?

En rien. Je suis juste une détraquée.

Axelle l’attendait dans la longue voiture noire. À l’arrière, comme une jet-setteuse. Étrange, à l'image de tout ce que faisait la petite blonde. Il fallait voir le positif lorsqu’il se présentait : après l’agression, elle était restée vivre définitivement chez Clémence et l'étrange véhicule de location lui servait de taxi partout où elle se rendait. Arriver dans une grosse berline avec chauffeur au travail, voilà qui avait une certaine gueule. Le retour plus encore.

Très vite, la rumeur de la blondinette qui l’accueillait chaleureusement devant le véhicule chaque soir avait le tour de la boîte et Clémence avait dû répondre à des questions de plus en plus inquisitrices sur sa vie privée, jusqu’au fameux :

— Quand est-ce que vous faites votre coming-out ?

Clémence s’était figée. D’une voix sifflante, elle avait répondu :

— On pose encore ce genre de question de nos jours? ?

Aveu et menace. Clémence était officiellement devenue lesbienne aux yeux du monde, qu’elle le reconnaisse ou non, que ce soit vrai ou non. À elle les plaisanteries murmurées et les surnoms mesquins. Quel bonheur. Le responsable de secteur était même venu dans son bureau pour lui assurer qu’il ne fallait surtout pas croire que cela avait un quelconque rapport avec les deux dernières promotions qui lui étaient passées sous le nez. Clémence le croyait. Sa supposée homosexualité n’était pas en cause, c’était son genre le problème. Ironiquement, elle s’interrogeait sur la possibilité d’avancement pour éviter un scandale lié aux LGBT. Les droits des minorités étaient comme des modes, passant et revenant en importance selon les époques. Le monde était cinglé. Presque autant qu’elle.

Par le réseau incroyablement étendu des commérages, sa mère eut bientôt vent de la présence de la berline noire sur sa place de parking privée. Attirée comme un papillon par la flamme, elle s’invita naturellement un dimanche midi sans prévenir et, parce que la chance était décidément de son côté, ce fut Axelle qui lui ouvrit.

Lorsque Clémence entendit sa voix, elle était encore dans la salle de bain avec les fesses à l'air, son unique serviette autour de la tête.

Merde ! Merde-merde-merde !

Du dentifrice jusqu'au menton, elle libéra ses cheveux pour s’envelopper du linge humide et fila dans sa chambre comme une voleuse. Les cheveux mouillés en bataille, la peau encore rougie par la douche, même habillée elle ne trouvait aucune excuse crédible à la situation. Le fallait-il d’ailleurs ? Tout en tirant furieusement sur ses cheveux avec sa brosse, elle enrageait à l’idée de cette intrusion outrageante dans leur nid confortable de non-dits et de non-faits.

Tu fais chier Maman ! Occupe-toi de tes oignons !

— Bonjour Maman ! claironna-t-elle en entrant dans la cuisine où Axelle l'accueillit avec un thé noirissime et son sourire gêné si familier.

— Bonjour Cléo, tu ne m’avais pas dit que… tu avais une colocataire.

Clémence jeta un coup d’œil à Axelle. Bien, elle n’avait pas vendu la mèche. D’ailleurs, comment pouvait-on expliquer quoi que ce soit ? Clémence ne savait pas ce qu’elles étaient l’une pour l’autre. Rien n’avait été exprimé, décidé, encore moins officialisé.

Bon bah…

— Ce n’est pas ma coloc Maman, c’est ma petite amie.

Clémence termina sa phrase en venant se placer à côté d’Axelle, sa main passant dans le dos de cette dernière pour terminer sa course sur sa taille. La petite blonde se laissa attirer contre elle sans résister, apparemment privée de toute force et volonté.

— Je n’ai qu’une chambre ici, je te rappelle, crut-elle bon d’ajouter en plongeant son nez dans la tasse qui semblait contenir du pétrole.

Franchement, rien que pour ta tête, ça valait le coup.

— Ah… ah bon. Et ça fait longtemps que tu… que vous vivez ensemble ? se reprit-elle avec maladresse.

— Ça s’est fait petit à petit, révéla Clémence. Tu as déjeuné ?

— À peine.

— Tu nous accompagnes ?

La discussion retrouva un semblant de normalité. Autant que ce à quoi on pouvait prétendre quand une mère intrusive débarquait sans prévenir pour trouver sa fille en charmante compagnie. Entre deux thés et un grand bol de café, celle-ci s’était rebâtie une contenance et passait maintenant à l’attaque :

— Et votre nom de famille, c’est Béranger, c’est ça ?

— Euh, oui.

— Comme les Béranger de la Grande Fabrique Béranger.

Axelle pâlit un peu.

— Oui.

— Olala, mais c’est une grosse entreprise non ?

— Assez, oui.

— Vous travaillez pour la société familiale ?

— Non !

Clémence se raidit. Axelle avait répondu bien trop vivement et elle se cachait à présent sous sa frange. La question de l’argent dérangeait la jeune femme. Elle ne travaillait pas mais faisait de l’associatif. Sa famille lui versait une sorte de rente qui s’était accumulée bien au-delà de ce que le train de vie d’Axelle ne pouvait dilapider, surtout depuis qu’elles vivaient ensemble.

— C’est votre père qui dirige la société ?

— Non, c’est mon oncle.

Merde !

Les pièces se mettaient en place. La rente à vie, l’éloignement familial, l’oncle. Le fameux oncle. Clémence voulut changer de sujet, mais sa mère l’ignora royalement et poursuivit l’interrogatoire :

— Et vous êtes proches ? C’est tellement dommage de…

— Maman ! la coupa Clémence.

— Quoi ?

Axelle se leva lentement et ramassa son bol et son assiette comme une machine. Lorsqu’elle leur tourna le dos, Clémence fustigea sa mère du regard en grimaçant un « tu arrêtes ! ». Celle-ci lui répondit d’un « qu’est-ce que j’ai fait ? » tout aussi muet.

— Je vais rentrer chez moi cet après-midi, annonça Axelle, les mains plongées dans la vaisselle.

— Je croyais que vous viviez ensemble ?

— Elle a encore des affaires chez elle, la défendit Clémence.

Lorsqu'Axelle quitta les lieux, la tension explosa enfin.

— Maman, tu ne peux pas débarquer comme ça ici ! Tu imagines si je faisais pareil ?

— Mais je n’ai rien à cacher.

— On a toujours un truc à cacher et j’ai envie de tout sauf de savoir ce que c’est dans ton cas.

— Olala, mais quelle affaire ! Si tu ne me cachais pas tout, je ne serais pas obligée de venir me renseigner par moi-même. Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais… tu vois…

— Gay ? Lesbienne ? Bi ?

— Oui enfin comme on dit de nos jours. LDJT.

— LGBT. Parce que ça ne te regarde pas, sans doute ?

— Comment peux-tu dire ça alors que tu me prives de petit-enfants ? Et pourquoi je ne peux rien dire sur sa famille ?

— Ça non plus, ça ne te regarde pas.

— Oh, très bien ! Je ne demanderai plus rien !

— Si seulement…

La conversation s'éteignit, stoppée  par les vexations et l’irritation partagées. Clémence savait que sa mère utilisait le silence comme une arme. C’était toujours à l’autre de le briser, de rendre les armes pour réclamer son pardon, qu’il soit en tort ou non. Cette fois, elle ne se prêterait pas au jeu.

— Mais moi, j’ai une question, lança-t-elle.

— Alors toi, tu as le droit de…

— Maman !

— Olala, mais pose ta question, que je puisse rentrer me morfondre seule chez moi.

— Arrête de te victimiser. Tu as une vie sociale plus remplie que la mienne.

— Et la faute à qui, Mademoiselle Je-travaille-tout-le-temps ?

— À la société patriarchale et aux féministes du dimanche. Je peux poser ma question maintenant ?

Cette dernière pique avait fait mouche, la mère de Clémence roula des yeux, mais ne rétorqua pas.

— Lorsque j’étais petite, est-ce que j’ai montré des signes de… disons de troubles psychologiques ?

— Tu étais insupportablement certaine de tout le temps avoir raison et tu ne faisais jamais ce qu’on te disait.

— Maman !

— Mais qu’est-ce tu veux que je te dise ? Tu étais normale, une petite fille adorable et désobéissante, une jeune fille magnifique et encore moins obéissante. J’en ai pleuré des larmes, tu sais.

— Il paraît, je ne les ai jamais vues. Rien d’autre ? Rien de… d’anormal au niveau sexuel ?

— Tu me demandes ça parce que tu vis avec une femme ?

— Rien à voir, je parle d’une vraie perversion, un truc qui sortirait de l’ordinaire.

— Bien sûr que non. Quelle drôle de question, il est arrivé quelque chose ?

— Non. Enfin oui, mais ce n’est pas pour ça. Est-ce qu’il n'y a rien qui te vienne à l’esprit ?

— Lorsque tu avais douze ans, tu étais affreusement éprise de ton cousin Jérôme.

— Oh non, tu ne vas pas me ressortir ça !

— C’était vraiment quelque chose, surtout qu’il n’en avait que pour une de nos petites voisines. Comment est-ce qu’elle s’appelait, déjà ?

— Rose.

— La petite Rose ! Tu en as une bonne mémoire.

L’image d’une adolescente sans visage s’était imposée à Clémence. Queue de cheval blondie avec un produit bas-de-gamme, surchemise à carreaux sur jeans troués.

— Mais Rose ne voulait pas de lui, se souvint Clémence.

— Olala oui, c’était les feux de l’amour vous trois. Il venait sans arrêt à la maison, mais c’était pour voir Rose, que tu l'invitais exprès pour l’attirer. En tout cas, c’est ce que j’ai toujours soupçonné, parce que Rose et toi, vous n’aviez rien en commun.

— Rose avait un copain, se souvint Clémence.

— Oui, un sacré numéro aussi. Il a mal tourné d’ailleurs. Trop vieux pour Rose, une mauvaise fréquentation qui lui a valu des ennuis sur la fin.

Le schéma familier se montait peu à peu dans son esprit. Un couple et deux outsiders. Rose amoureuse de son petit-ami, Jérôme amoureux de Rose, Clémence amoureuse de Jérôme.

Sauf que je n’étais pas amoureuse de Jérôme. C’est ce que tout le monde a cru et on a fini par nous empêcher de nous voir, mais ce n’était pas ça.

— Merci Maman ! chanta Clémence en déposant un baiser sur la joue de sa mère. Je dois y aller, je te laisse claquer la porte ?

— Quoi ? Mais… maintenant ?

— Oui ! J’ai un truc à faire ! lança Clémence depuis l’entrée.

C’était de loin le meilleur moyen de se débarrasser d’elle. Clémence avait besoin de réfléchir, un grand bol d’air loin de sa mère et d’Axelle allait lui faire du bien pour faire le point.

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