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Persistant bien plus que nécessaire sur une ville surchauffée durant des mois, l'été tirait à sa fin. Commencé en avril, il acceptait avec peine de renoncer à septembre. Dans ce climat de déliquescence, Clémence venait donné sa démission. À peine plus qu’un gamin, un collaborateur qu’elle avait formé depuis son stage de fin d’étude venait de lui ravir la place qu’on lui avait promise. Celle de trop.

Démuni par la situation, le DRH la regardait avec des yeux vides. Affalé sur son siège, il pivotait de gauche à droite, son expression affligée trahissant le ballotage entre consternation et déni.

— Allons Clémence, depuis combien de temps êtes-vous parmi nous ?

— Sept ans. J’ai peine à le croire, mais ça fait sept ans.

— Et vous jetteriez tout ça à la poubelle pour recommencer de zéro ailleurs ?

— Je suis toujours à zéro ici, alors pourquoi pas ?

— Ne dites pas ça, les collaborateurs vous adorent !

Sûrement pas et je le leur rends bien.

— Quel rapport avec ma stagnation ?

— Je veux dire que vous avez une place ici, vous êtes bien traitée !

— Je suis tout sauf bien traitée, je suis bloquée depuis cinq ans à un poste intermédiaire de celui qu’on m’avait promis dès l’embauche, tout en dépassant les attentes et les objectifs qu’on me donne pour finalement voir des collaborateurs moins performants être promus à ma place.

— Ne dites pas ça Clémence, il n’y a pas que la performance qui compte, vous savez ?

— Ah non ? Quoi d’autre alors ?

— Bon écoutez, cette conversation prend un tour désagréable. Reprenez cette démission, nous en rediscuterons quand vous serez calmée.

— Le recommandé est parti ce matin, je suis juste venue vous déposer une copie par politesse. Nous n’en rediscuterons pas, je pars ce soir.

Sur une porte claquée, la sortie manquait de style. Clémence aurait préféré envoyer une punchline bien sentie pour le faire taire à jamais, mais discuter avec cet homme revenait à creuser dans de la vase. On s’enfonçait sans parvenir à quoi que ce soit.

Les cadres n’avaient pas de vrai préavis. Une fois la démission donnée, c’était la porte direct. Les mois restants seraient payés comme une indemnité, mais pas question de garder un employé mécontent au risque qu’il fasse des dégâts. Surtout pas à un poste à responsabilité. Surtout pas une employée. Elles étaient toutes hystériques, c’était bien connu. La colère face à l’injustice était un privilège d’homme.

Pour des raisons bien différentes, Laura l’avait précédée d’un mois, son départ fêté en grande pompe par le service. Clémence elle, sortait par la petite porte. Il n’y avait personne à qui elle avait envie de dire un mot ou de serrer une main. Prévoyante, elle avait vidé progressivement son bureau, si bien qu’elle n’aurait pas à parader un carton dans les bras, humiliation ultime de celui qui était devenu persona non grata, que la décision vienne de lui ou non.

Les murs si clairs à son arrivée lui paraissaient aujourd’hui recouverts de grisaille, les sourires de façade aussi vides que les crânes. Elle avait cru en ce lieu et en ceux avec qui elle le partageait. Quelle idiote elle avait été. On lui avait chanté la même chanson du jour de son arrivée à celui de son départ et elle s’était plus intéressée aux paroles qu’à l’instrument, sinon elle aurait reconnu le son du pipeau bien plus tôt.

Est-ce qu’on la regretterait ? Probablement pas. Est-ce que son travail manquerait à l’entreprise ? Probablement, mais personne ne réaliserait que les problèmes venaient de là lorsqu’ils se présenteraient. Après sept ans, elle était une anonyme qui partait la tête basse, sans même dire au revoir à ses collaborateurs. La trahison du dernier l’avait par trop contrariée. Ou blessée. Plus probablement blessée.

Ce sale petit con.

C’était pour le mieux. Nouvelle copine, nouveau boulot — bientôt fallait-il espérer — nouveaux projets. Elle avait besoin de temps pour elle-même, pour se reprendre, ce recentrer, faire le point et toutes les âneries parfaitement commerciales qu’on vendait à coups de livres de développement personnel qui vous emmenaient vers des sectes. Souffler, elle avait besoin de souffler.

Sept ans. On l’avait baladée durant sept années. Il fallait vraiment quelle soit idiote. Partir ? Quand ses trois ans de dur labeur allaient enfin payer ? Démissionner, après cinq ans à trimer pour avoir un poste qui allait finalement lui être offert ? Les deux premières fois, on avait trouvé ça « dégueulasse », on l’avait plainte. Après la quatrième déception, Clémence était devenue une private joke dans la boîte. Sans doute pensaient-ils qu'elle l’ignorait. Sans doute savaient-ils qu’elle savait et n’en avaient-ils rien à foutre.

Au chômage.

Même pas, elle avait démissionné. On lui payerait un mois de rab et basta. Ensuite, ce serait rien du tout zouzou. Elle allait rejoindre l’armée de traîne-savates des chercheurs d’emploi, l’humiliation des files d’attente entre les trafiquants d’aide sociale et les désespérés de longue durée. Le tribu d'une vie passée à trimer.

Lorsqu’elles en avaient discuté, Axelle lui avait proposé d’assurer leur train de vie, « le temps que tu retombes sur tes pattes » avait-elle ajouté.

Non merci Chaton.

Axelle dépendait d’une rente, soumise elle-même au bon vouloir d’une situation plutôt complexe, dans laquelle il ne valait mieux pas trop aller mettre le nez. Sans parler de sa fierté de femme forte. Déplacée sans doute, en ces circonstances.

Clémence avait des économies. On avait forcément des économies lorsqu’on attendait la même promotion sept ans d’affilée, sans changer d’appartement, sans prendre de vraies vacances, sans dépenser parce demain serait plus vivable. C’était sûr, ce serait mieux demain. Et lorsque demain se transformait en avant-hier, on se demandait comment on avait été assez stupide pour y croire.

La clé tourna et la Mini vrombit au quart de tour. Elle au moins, ne la lâcherait pas. Pas avant la fin de la garantie constructeur en tout cas. Clémence avait cru que la ville lui paraitrait plus colorée en quittant son travail, mais c’était tout l’inverse. Les couleurs étaient soit trop grises, soit trop crues. Ce monde l’agressait et faisait monter une migraine géante, comme elle n’en avait plus eu depuis des années. Sa première soirée de liberté allait donc se dérouler au lit, une bouillote froide sur la tête.

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