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Personne ne l’attendait lorsqu’elle rentra. Il était bien trop tôt. C’était donc l’effet que ça faisait, de rentrer tôt : le calme et le vide. Le cafard. C’était comme rentrer tard avant Axelle, son bazar de célibataire en moins. Elle se mit en quête de la bouillotte pour soulager son mal de tête, mais elle ne s'en était pas servie depuis des lustres et, pour être honnête, Clémence était à peu près certaine de l’avoir utilisée et probablement égarée lors d’une sortie sans lien avec son usage médical.

Devant le réfrigérateur ouvert, elle dut se rendre à l’évidence : l’objet de son désir immédiat n’était plus là. Selon toute certitude, il n’était même plus dans l’appartement. Un immense bloc en carton blanc attira son attention et elle le fit tourner pour découvrir le nom d'une pâtisserie. Des macarons, sans nul doute. Axelle en raffolait et avait unilattéralement décidé que c’était aussi le cas du reste de la planète. Il y avait des jours où Clémence se demandait si elle avait déjà goûté autre chose de sucré. Le mouvement avait également fait apparaître une bouteille de Champagne planquée derrière, laquelle lui arracha un sourire fatigué.

Quelles que soient les circonstances, Axelle était toujours attentionnée. Que Clémence rentre avec l’envie de faire la fête ou de se réconforter, elle avait tout prévu. Sauf peut-être une bouillotte. Une fois de plus, le pincement au cœur la tirailla. Cela faisait des semaines qu’elle reculait ce qu’elle savait inévitable : aller au bout des choses pour pousser le Chaton à devenir une tigresse. Si elle ratait son coup, elle la perdrait. Si elle réussissait et que tous ses vœux étaient comblés, elle la blesserait malgré tout. Son incapacité à lui faire du mal devenait maladive, si bien qu’elle lui passait tout.

Comme à un chaton, parce qu’elle est trop mignonne.

Pourtant Clémence le savait, c’était reculer pour mieux sauter. Maintenant qu’elle savait ce dont elle avait vraiment besoin, elle avait également pris conscience qu’Axelle ne pouvait pas le lui fournir. Il lui fallait une personne qui ressente la même chose pour elle, mais qui soit active sexuellement et suffisamment solide pour encaisser. Or, Axelle avait bien signifié les termes de leur relation et ce dès le premier jour : elle ne coucherait pas avec elle. C’était définitif. C’était bien le problème.

Il n’y avait que deux solutions. Une mauvaise et une atroce. Devant son réfrigérateur ouvert depuis trop longtemps, Clémence sentit les larmes lui monter aux yeux. C’était le macaron de trop, la goutte de champagne qui faisait déborder son cœur.

Pourquoi t’es pas un peu plus chiante ? Ou juste moins amoureuse ?

Rompre ne briserait pas seulement le cœur d’Axelle, mais probablement aussi le sien. Aimait-elle la petite blonde à la frange trop pendue ? Oui, mais comment et à quel point ? L’absence d’intimité physique avait fini par cristalliser sous la forme d’un doute sur ses propres sentiments. Axelle était-elle sa compagne ou un simple réconfort ? Le mal de tête devint plus brutal.

Presque deux mois s’était écoulé depuis l’incident Gregory-Emma, deux mois durant lesquels Clémence était restée figée. Finalement, c’était au travail que les fusibles avaient sauté en premier. C’était donc sur ce problème qu’il fallait se focaliser en premier.

Fuite en avant, allez hop.

Sachant que ça n’améliorerait sans doute pas son état, Clémence alla se vautrer dans le canapé au lieu de se mettre au lit. Cinq cents chaînes d’absurdité, de vacuité et d’abrutissement total. Pas étonnant que tout le monde prenne Netflix. L’idée de savoir ce qui se passait dans le monde la titilla. Elle avait parfois l’impression de vivre hors de son époque, un mauvaise citoyenne nombriliste qui laissait le monde brûler en râlant sur le prix de l'essence.

Un passage sur les chaînes d’info lui apprit l’essentiel. L’état islamique en train de saccager du patrimoine tout en se lançant dans le trafic d’esclaves en toute quiétude, la photo d’un enfant migrant décédé, des manifestations d’agriculteurs pour changer et surtout — surtout ! — la quarante-huitième foire au fromage de La Capelle. Clémence se massa les yeux avec les paumes.

À quoi je m’attendais, franchement ?

Le téléviseur éteint, elle se décida à aller se changer, puis à partir à la recherche d’un gant de toilette pour le remplir de glaçon avant de se le coller sur la nuque. Alors qu’elle revenait de la cuisine enfin équipée et bien décidée à se jeter définitivement au lit, deux coups rapides sur la porte d’entrée la firent douloureusement sursauter. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était trop tôt pour le retour d’Axelle, qui avait les clés de toute façon.

Si ce sont des témoins de Jehova, ça va péter fort.

La porte s’ouvrit à la volée, geste que Clémence regretta aussitôt lorsque les pulsations dans son front et sa nuque s’envolèrent jusqu’à des sommets inexplorés. Devant elle se tenait un homme à la barbe hirsute, ses cheveux châtains aussi décoiffés que le reste. Il tentait de concilier le port d’un carton rempli de tubes en métal avec l’ouverture de sa porte. Clémence analysa sobrement la situation : deux tubes dépassaient du carton en se balançant de gauche à droite et un gnon correspondant à la tranche des tubes ornait à présent sa porte d’entrée. Conclusion, elle avait un nouveau voisin qui n’avait eu aucune intention de frapper chez elle, mais qui allait dérouiller quand même.

— Vous faites quoi putain ?

— Euh, oh bonjour ! Désolé je crois que j’ai heurté votre porte.

— Sans déconner. Vous l’avez abîmée aussi.

— C’est vrai ? Bon, je réparerai les dégâts alors, je suis assez manuel.

— On ne dirait pas, vous n’arrivez pas à ouvrir cette fichue porte sans enfoncer la mienne.

L’homme se tourna finalement vers, visiblement courroucé de l’agression gratuite.

Rien à foutre, si le monde était juste, ça se saurait depuis le temps.

— Vous… ! Vous avez l’air de souffrir, annonça-t-il en avisant le gant toujours maintenu sur sa nuque, puis ses jambes nues.

— Et ?

— Bon écoutez, je sais que je vous ai dérangée, peut-être même réveillée, mais je tiens à faire amende honorable, alors si vous voulez bien m’aider à ouvrir la porte de chez moi, je vous donne un truc pour faire passer votre céphalée.

— Vous êtes médecin ?

— Sculpteur.

— Je rêve.

— Un coup de main alors ?

Avec un soupir d’agacement, Clémence délaissa sa porte lâchement attaquée à la barre de fer pour se saisir du trousseau de clés. Il y en avait tellement qu’il n’était pas étonnant que la tâche en devienne impossible.

— Comment vous faites pour avoir autant de clés ?

— Ce sont celles de mes boulots et des ateliers. Et aussi quelques-unes de chez mes parents.

— Faites plusieurs trousseaux alors.

— Je risquerais de les perdre. Oh, je crois que c’est celle-ci. Elle rentrait il me semble.

Sans surprise, il n’avait pas essayé la bonne.

— Carrément pas, les clés des appartements ressemblent à ça, annonça-t-elle en lui montrant une barre plate constellée de petits points d’impacts.

— Ah, si vous le dites.

— On a tous les mêmes, c’est une question d’assurance je crois. Si vous voulez une autre serrure, il faudra en ajouter une, mais interdiction de changer celle-ci.

— Vous êtes la gardienne de l’immeuble ? plaisanta-t-il.

— J’ai l’air d’une concierge ? rétorqua-t-elle sans humour.

Le regard de son voisin glissa de sa coiffure en pagaille à ses vêtements d’intérieur, panoplie de teeshirt du moyen-âge, de minishort et de chaussettes en pilou pilou.

— Je dois vraiment répondre ?

— Non, c’était purement rhétorique, assura Clémence en poussant la porte. Maintenant fichez le camp de mon couloir.

Après une nouvelle porte claquée que Clémence regretta aussitôt, elle réalisa que c’était typiquement le genre de chose que dirait une gardienne d’immeuble. Étrangement, la conversation ne l’avait pas soulagée et le mal de crâne ne faisait qu’augmenter.

Bon assez ri, au lit maintenant.

Sur le côté, presque en position fœtale, Clémence attendait patiemment que la douleur diminue et que le cachet fasse effet. La nausée qui finissait toujours par accompagner de genre d’évènement plaisant n’était plus très loin. Les macarons allaient sécher dans le frigo, Axelle serait incapable de les manger seule. Pas plus de deux ou trois en tout cas. Plus sûrement, la petite blonde allait passer la soirée à s’occuper d’elle et à tolérer son caractère merdique lorsqu'elle était malade.

— Ange de merde, s’entendit murmurer Clémence.

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Même dans le secret de la solitude, ils étaient insupportables, irrécupérables. Sortis par mégarde et mauvaise foi, elle les maudit aussitôt. Si Axelle les entendait, quelque chose se briserait entre elles. Et en chacun d’elles.

Deux nouveaux coups à la porte la firent sursauter. Plus maussade encore que la première fois, Clémence se traina jusqu’à la porte. Elle posait déjà la main sur la clenche que deux autres coups, plus forts, frappèrent le bois.

— Oui ! Oui ! Putain quoi ? se plaignit-elle en ouvrant avec plus de précaution.

— C’est re-moi... euh ça n’a pas l’air d’aller mieux donc je pense que j’ai bien fait de venir.

— C’est drôle, je me disais exactement l’inverse au moment d’ouvrir.

— Je vous avais promis une méthode magique pour faire passer votre céphalée…

— Et je n’ai pas dit que j’étais intéressée, good bye.

— Attendez, juste un moment. Une minute, deux grand max et ensuite je vous fiche la paix pour toujours.

— Une promesse qui paraît difficile à tenir, surtout pour quelqu’un qui me dérange deux fois pour rien en moins d’un quart d’heure.

— Vous me laissez entrer ?

Clémence plissa les yeux. Laisser entrer un inconnu qui ne savait même pas quelle clé utiliser pour entrer prétendument chez lui ? Ça paraissait l'idée du siècle.

— Ou sinon je peux vous inviter chez moi, proposa-t-il ?

Ce soir, dans Crimes...

— Bon, entrez.

Clémence n’avait plus la force d’argumenter. Dire non représentait un effort et elle venait de décider que ce serait la journée mondiale sans effort. Ou la semaine, tiens.

— Alors... super vous avez de la place derrière le canapé.

— Et ?

— Installez-vous, les jambes sur la méridienne.

— Pourquoi pas directement au lit tant qu’on y est ?

— On va gérer vos maux de tête dans un premier temps, si ça ne vous fait rien. De toute façon je serai derrière le canapé, j’aurais dû mal à faire grand-chose de déplacé dans cette configuration.

Il ne se démontait pas, quoi qu’elle dise et quel que soit son niveau d’agressivité. Malgré la fatigue et la douleur, Clémence n’arrivait pas à s’empêcher de le trouver drôle. Un vrai profil de tueur en série.

— Ah, j’ai vu un sourire ?

— Un rictus de douleur. Et d’exaspération.

— Mmmh, dommage. On va toujours mieux lorsqu’on sourit.

— C’est que je ne dois pas aller mieux alors.

Installée, Clémence réalisa ce qu’elle était en train de faire. Non seulement elle avait laissé entrer un inconnu chez elle, mais elle venait de lui offrir une parfaite position pour se laisser étrangler. Elle avisa ses bras pendant qu’il contournait le canapé. Énormes, à tel point que c'en était risible. Il n’aurait eu aucun mal à entrer de force dès l’instant où elle lui avait ouvert. Il n’avait pas non plus besoin d’une bonne position pour lui briser les vertèbres.

Arrête de voir le mal partout, ça augmente la douleur.

— Relaxez-vous, demanda-t-il.

— Dit l’inconnu dans mon salon.

— Je m’appelle Manel, comme ça je ne suis plus un inconnu.

— Il faudra que je pense à demander son prénom au prochain type louche avant de le laisser entrer, c’est plus prudent.

— Et vous ?

— Je ne suis pas prudente, à l'évidence.

— Je veux dire votre prénom.

— J’avais compris.

Les mains se posèrent sur ses épaules.

— C’est à la tête que j’ai mal.

— Je sais.

— Et là ce sont mes épaules.

— Bien vu, mettez la tête en avant.

Les doigts glissèrent de l’arrière des épaules jusqu’en haut de la nuque.

— Mmmh, la vache.

— Douloureux ?

— Non, pas vraiment.

— Vous êtes nouée de A à Z.

— Je ne connais pas ces vertèbres.

— Elles n’apparaissent que chez les femmes incroyablement belles et méchantes.

Clémence prit note du compliment aussi subtil qu'une vache dans le métro, mais efficace malgré tout.

— Je suis une crème, rétorqua-t-elle en ignorant volontairement l'autre partie.

— Drôle de prénom.

— Dit Manel. Ça vient d’où ça ? Portugal ?

— Israël.

— Ah.

— C’est un souci ?

— Juste pour la Palestine, je suppose. Ouille !

— Oups, désolé.

— Je n’en crois pas un mot.

— Femme de peu de foi.

— Clémence.

— Je vous fais mal à ce point ?

— Non espèce de tortionnaire, c’est mon prénom.

— Et vous trouvez Manel bizarre.

— Plutôt peu courant que bizarre.

— Ça veut dire « Dieu est avec nous ».

— S’il pouvait arrêter mon mal de crâne, ce serait sympa tant qu'il est dans le coin.

— C’est en cours.

— Mais quel toupet ! s’esclaffa Clémence.

— J’ai l’impression que ça va mieux.

Ça allait mieux. Sans conteste.

— À peine.

— Plus énergique le massage ?

— Sans façon. J’ai du mal à comprendre comment un massage des épaules et de la nuque peut calmer un mal de crâne. Vous étiez acuponcteur en « terre sainte » ?

— J’étais soldat. Ce n’est pas une migraine, c’est une céphalée de tension, c’est plus souvent dû au stress et à une mauvaise position qu’à autre chose.

— Donc vous n’étiez pas certain que ça marcherait.

— À quatre-vingt-dix pour cent.

— Un pari raisonnable.

— Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans cet état, Clémence ? Le travail ?

— L’immeuble est compliqué à gérer, c’est beaucoup de boulot.

— Il n’y a pas de gardienne, j’ai vérifié.

— Mince, ma couverture est fichue.

— Vous bossez dans quoi ?

— Depuis ce soir, dans la recherche d’emploi.

— Ah, ceci explique cela. Fin de contrat difficile, j’imagine.

— Moins que de rester.

— Une opportunité en vue ?

— J’avais pensé à des vacances sous les draps à pleurer sur mon sort. Vous allez où vous ?

— Je viens de revenir en France, donc je pensais d’abord travailler quelques années sans gagner le moindre sou, puis tirer un trait sur ma passion pour devenir garagiste.

— Ça me paraît un peu ambitieux.

— Je pourrai toujours me reconvertir en rebouteux, il paraît que je suis doué.

Clémence passa une main sur sa nuque, confirmant que les tensions avaient en grande partie disparu.

— Plutôt oui.

La main de Manel passa sur la sienne, qu’elle retira aussitôt.

— Pas de panique, ce n’était que ma main. Je vous tripote le cou et le dos, le dos de la main ce n’est rien en comparaison.

— C’est… disons que c’est symbolique.

— Les symboles tuent plus d’enfants que les bombes.

— Qui dit ça ?

— Moi.

— Ce n’était pas plutôt Ghandi ?

— Il a dû m’entendre et bêtement répéter.

Non mais quel numéro !

Clémence éclata de rire, si bien qu’elle ne réalisa qu’après coup la présence d’Axelle. Statufiée dans l’entrée, elle observait le couple hilare sans un mot. Clémence réalisa l’étrangeté, de la situation.

Euh… par où commencer…

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