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Comme d’habitude, ce fut Axelle qui ouvrit la porte, une manie bien étrange pour une femme aussi timide. Pour la taquiner, Clémence l’avait même renommée « mon Axellejordome » durant les premières semaines de leur cohabitation.

Encore plongée dans la préparation du repas, elle se contenta de passer la tête par la porte de la cuisine pour accueillir ses invités. Conformément à son dernier SMS, Manel était venu accompagné ; au grand désarroi d’Axelle qui se tenait confuse devant le couple sans leur libérer le passage.

— Allez-y, entrez ! leur lança Clémence une plaque de cuisson entre les mains. Poussez-la s’il le faut !

Après un sursaut digne d’une pièce de théâtre, Axelle se glissa sur le côté pour libérer le passage.

— Pardon, s’excusa-t-elle sous sa frange, j’ai été surprise.

Évidemment Chaton, tu ne t’attendais pas à tomber sur la charmante jeune femme dont tu entends les cris avec une régularité si soutenue.

Trois fois sur quatre, il s’agissait d’un enregistrement, mais comment Axelle aurait-elle pu faire la différence avec un son si déformé ? En maîtresse de maison auxiliaire, la petite blonde guida le couple vers le salon et Clémence se retrouva momentanément incapable de suivre la conversation.

Lorsqu’elle les rejoignit avec les gougères tout juste sorties du four, Axelle se débattait encore avec la bouteille de Monbazillac. Le silence tendu et les mines gênées des invités rendaient la scène cocasse. Le saladier fumant posé sur la table basse, Clémence se porta la hauteur de ses invités qui se levèrent pour la saluer. Après un rapide signe de tête vers Manel, elle se concentra sur son amie.

— Je suis Clémence, annonça-t-elle.

— Je suis Nadia, répondit son invitée avec un fort accent slave. Manou m’a beaucoup parlé de vous.

Clémence en profita pour la détailler. Aussi brune qu’il était possible de l’être, aussi jeune qu’il était légal de l’être et bien plus mince qu’il n’était humainement normal de l’être, la jeune femme lui donnait l’impression d’une adolescente boudeuse, une post-Lolita vénéneuse aux cheveux courts, aux jambes bien trop longues et à la poitrine pointue. Aussi noire que brillante, sa robe fendue libérait sa cuisse pratiquement jusqu’à la hanche, mais le plus révélateur restait son décolleté qui dévoilait tant de peau qu'elle devait le plaquer pour se pencher en avant. Un cauchemar humain conçu pour les crises de la quarantaine et les larmes des adultères.

— Vraiment ? s’étonna Clémence. Je n’ai pas eu cette chance. Ce cher « Manou » peut se montrer très cachotier.

— C’est sûrement parce qu’on n’a parlé que trois fois au total, se défendit l’intéressé. Dont une fois au téléphone lorsque vous nous avez invités. J’espère d’ailleurs que le repas ne sera pas ajouté aux frais de réparation.

— Manou ! s’insurgea Nadia.

— Je croyais que vous alliez réparer ? s’enquit Axelle en parvenant finalement à extraire le bouchon.

— Bien vu Axelle, renchérit Clémence. J’ai bien l’impression que « Manou » a déjà oublié ses obligations.

Manel leva les mains en signe de reddition. Nadia paraissait perdue, mais le jeune homme la rassura d’une caresse sur le genou :

— Humour français, ma chérie. Plus on est méchants et mesquins, plus on s’apprécie en réalité.

— Parfois, il convient d’accepter le premier degré comme seule niveau de lecture, le contra Clémence.

— Et parfois une invitation à dîner tombe entre deux morsures de serpent, renvoya Manel.

— C’est vraiment difficile de comprendre, se plaignit Nadia.

— Ne faites pas attention à Clémence, intervint Axelle. Elle aime taquiner, mais c’est rarement méchant.

— Rarement, mais pas jamais alors, conclut Nadia.

Son regard d’un bleu de glace transperça Clémence de part en part.

Elle me voit comme une menace.

Comme pour marquer son territoire, Nadia se servit de deux gougères et enfonça la première dans sa bouche aux lèvres bien trop charnues pour un visage aux joues si creusées. La seconde fut déposée avec une fausse tendresse sur celles de Manel, qui accepta l’offrande sans s’émouvoir de la tension qui s’était soudainement installée entre les deux femmes.

Les hommes sont des êtres simples. Ils ne voient jamais plus loin que ce qu’ils ont sous les yeux. Tant que c'est une paire de seins, pour eux tout va bien.

Ou peut-être Manel s’en fichait-il. Selon l’humeur de sa partenaire, elle pourrait aussi bien lui faire une scène en brisant toute sa vaisselle ou lui sauter dessus, enfiévrée par la jalousie. Les deux choix étaient possibles, peut-être même l’un et l’autre à la fois.

Plus réceptive, Axelle avait perçu l’inimitié naissante et se bornait à remplir leurs verres, la tête si basse que ç’en était comique. Lorsqu’elle eut terminé, Clémence leva son verre pour porter un toast :

— Aux nouveaux voisins et aux anciennes portes !

— Aux nouveaux voisins ! s’exclama Nadia avec une ferveur inattendue.

Un bref instant, Clémence craignit qu’elle ne vide son verre avant de le lancer derrière elle, mais la mince créature en robe noire se contenta de la première option, obligeant Axelle à le lui remplir. Erreur de diagnostic : le deuxième service ne dura pas plus de quelques secondes.

Afin d’éviter une ivresse précoce, Clémence écourta l’apéritif et conduisit les invités dans la salle à manger. Après quelques minutes d’un silence concentré autour du repas, Nadia lâcha :

— C’est très délicieux. Vous êtes comme un chef !

— En réalité, rétorqua Clémence, c’est le chef Picard qui a presque tout fait.

— Oh, vous avez un cuisinier ici ?

— Non ma chérie, intervint Manel, elle parle des surgelés.

Un instant déstabilisée, Nadia se reprit vite :

— C’est l’humour méchant des Français, c’est ça ?

— Touché, reconnut Clémence.

Cherchant à éviter le point de non-retour dans le conflit, Manel s’interposa en se lançant dans un long discours sur ses travaux en cours. Clémence ne l’écouta que d’une oreille distraite avant de demander :

— Mais dites-moi plutôt comment vous vous êtes rencontrés.

Nadia parut sortir de sa propre léthargie et répondit à la place de son amant :

— À l’université !

— Oh, vous êtes étudiante ? interrogea Axelle.

— Non, je cherchais du travail, comme nounou.

Malheur au couple qui aurait la bêtise de l’embaucher !

— Et donc, vous gardez « Manou » ?

Un instant décontenancée, la jeune slave s’esclaffa.

— C’est vrai qu’il est comme un enfant ! J’ai perdu mon ancien travail, alors j’ai mis des affiches dans l’université pour trouver.

— Eeeeet c’est là que je l’ai vue, la coupa Manel. Elle se débattait avec une affiche sur un mur.

— Ça ne collait pas et les punaises ne voulaient pas aller, se justifia Nadia.

— Parce que c’était un pilier d’affichage en métal, ma chérie.

— C’est stupide de mettre du métal. Comment on peut accrocher sinon ?

— Oui, enfin bref, je lui ai proposé de la mettre en contact avec un ami qui cherchait quelqu’un justement.

J’espère qu’il a un canapé de libre chez lui, pour le jour où son « ami » se fera mettre dehors par sa femme.

— C’est un bon patron, déclara Nadia. Il paie bien et ses enfants sont chous, très bien élevés.

— Tout ça ne nous dit pas comment vous avez commencé à vous voir, insista Clémence. Je suis impatiente de savoir qui a fait le premier pas…

Manel changea de position sans répondre.

— C’est Manou bien sûr, se vanta Nadia. Je ne vais pas demander la première !

Alors que Nadia détaillait sa première soirée avec Manel, Clémence se tourna vers Axelle. Si elle paraissait calme, le rose sur ses joues et son nez en disaient long sur ce qui pouvait se passer dans sa tête tandis qu’elle fixait leur invitée. Lorsque Nadia eut fini de raconter les maladresses « trop mignon » de Manel pour entamer le début de leurs embrassades, la petite blonde se mit à respirer bien plus fort que nécessaire. Manel intervint alors que Nadia allait de plus en plus loin :

— On va s’arrêter pour maintenir un minimum de vie privée. Et vous alors, comment vous vous êtes connues ?

Cela n’arrangeait pas les affaires de Clémence. L’objectif était de mettre Axelle sur des charbons ardents, pas de l’obliger à se refermer comme une huître.

— Un tiers nous a présentées.

— Classique, reconnut Manel. Qui a eu le coup de foudre en premier ? plaisanta-t-il.

— Moi, souffla Axelle.

L’honnêteté de sa compagne stupéfia Clémence.

Si je pouvais, je t’embrasserais. Là, tout de suite.

La petite blonde parut réaliser l’énormité de sa déclaration et vira au rouge, incapable de prononcer un mot de plus. Nadia la sauva des eaux :

— Il faut faire attention quand l’amour est trop fort, l’autre peut profiter.

— Oh, mais j’y compte bien, l’appuya Clémence.

Sa main alla trouver celle d’Axelle sous la table, et la serra pour la rassurer. C’aurait été un beau moment si le mouvement n’était pas calculé. Clémence se mordit la langue, consciente de salir la pureté de l’instant à son profit. Loin de relâcher la petite main prisonnière, elle la garda, profitant de sa position avancée pour lançant une nouvelle offensive :

— Et que pensez-vous de l’isolation de l’immeuble ?

Dans sa main, Clémence sentit Axelle sursauter légèrement. Sa compagne savait pertinemment où elle voulait en venir, mais il était trop tard pour esquiver le piège.

— Oh oui, c’est terrible, répondit Nadia. J’entends les mixers, les toilettes, les portes qui claquent…

— C’est un vieil immeuble, surenchérit Clémence en laissant peu à peu sa main glisser sur celle de sa partenaire. C’est vraiment difficile de ne pas être entendu par les voisins.

— J’espère qu’on ne fait pas trop de bruits, s’enquit Manel. J’évite les activités bruyantes le matin et le soir, mais comme vous êtes à la maison en journée pour le moment...

— Il nous arrive de vous entendre, susurra Clémence, mais ça ne nous dérange absolument pas.

Alors que sa main était sur le point de retomber entre elles, Axelle l’attrapa pour la gratifier d’une pression d’avertissement. À présent qu’elle l’avait ferrée, Clémence continua à ramener lentement sa proie vers elle.

— Oh, il faut dire sinon ! s’alarma Nadia.

— Je ne voudrais pas vous déranger, la rassura Clémence.

— Oh mais si, il faut venir ! insista Nadia.

Clémence parvenait à peine à dissimuler sa satisfaction. Incapable de lire entre les lignes, Nadia jouait son jeu mieux que jamais.

— Très bien. Puisque vous insistez, je n’hésiterai pas la prochaine fois.

Guidée par Clémence, la main d’Axelle vint se poser sur sa cuisse, bien trop haut pour que le geste soit anodin. Manel se mit à arborer un sourire en coin :

— C’est vrai qu’on entend parfois plus que ce qu’on aurait voulu, lâcha-t-il.

Clémence mit un certain temps à réaliser de quoi il parlait.

Les enregistrements !

Si Clémence pouvait entendre les ébats passionnés du couple, de leur côté ils avaient pu entendre ce qu’ils avaient pris pour ceux des deux jeunes femmes. La régularité de ces coïts d’opérette avaient même pu avoir un effet sur la vie sexuelle de ses voisins.

Alors ça, c’est trop drôle !

Entre faux-semblants et non-dits, la soirée continua son cours sur la même thématique, dérivant toujours non loin du sujet, plongeant régulièrement Nadia dans la confusion et Axelle dans le mutisme.

Lorsque onze heures sonnèrent, Nadia s’étira comme une enfant. Réalisant qu’il s’agissait là d’un signal, Manel se leva.

— Bon, je crois qu’on a assez abusé de votre hospitalité. Axelle, ce fut un plaisir. Clémence… on se contacte pour la porte.

— Je vous raccompagne, proposa Clémence. Vous pourriez vous perdre en chemin.

— Aucune chance, la contredit Manel. Notre porte est la seule qui ne porte pas de signe distinctif.

Avec une grimace, Clémence accepta sa défaite dans cette ultime joute en leur ouvrant la porte d'entrée, puis sans prévenir, elle se pencha vers Manel pour déposer un baiser bien trop chaste pour être honnête sur sa pommette avant d’ajouter tout doucement :

— Bonne nuit à vous deux.

— Euh… oui, bonne nuit.

Le mouvement n’avait pas échappé à Nadia, qui semblait prête à sortir les griffes. Conscient du danger ou seulement pressé de rentrer chez lui, Manel la poussa pratiquement de force dans leur appartement.

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