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Le réveil fut douloureux. Le corps de Clémence était comme qu’une brique tombée de plusieurs étages. Lourd, dur et fêlé dans tous les sens. Le lit était vide, mais la chaleur de l’appartement l’avait maintenue dans un sommeil agité même en l’absence de son propriétaire.

À mesure qu’elle émergeait, les souvenirs lui revenaient. La résistance de Manel, son abdication et enfin la fièvre du désir qu’une fois de plus elle n’avait pu assouvir. Clémence se redressa, son cerveau cognant contre ses tempes pour réclamer vengeance. Sans chercher à couvrir sa nudité, elle se laissa tomber du lit et chercha les toilettes. Ses souvenirs embrouillés lui indiquèrent la bonne pièce.

Dans le miroir de la salle d’eau, elle découvrit une version d’elle-même qu’elle peina à reconnaitre. Son impeccable carré long favorisé par la raideur naturelle de ses cheveux s’était transformé en coupe punk. Des mèches partaient dans tous les sens autour de son visage aux traits tirés et aux yeux gonflés, comme si elle avait pleuré.

L’eau froide lui fit du bien, chassant la fatigue plus que le mal de crâne. Elle en profita pour amoindrir le spectacle désolant de sa chevelure, mais une douche serait nécessaire pour en venir vraiment à bout.

Hors de question que je me douche ici, ce serait comme officialiser ce qui s'est passé.

Les sons de cuisine l’avertirent de la présence du propriétaire des lieux. Pour la première fois, l’idée d’être surprise complètement nue par Manel la frappa. Ils avaient fait l’amour et il l’avait probablement vue dans toute sa gloire en se levant, son corps offert en spectacle par le sommeil alcoolisé et l'épuisement. Pourtant, à la lumière du jour c’était différent, réservé à une caste d'élus, comme le déjeuner en cuisine.

Clémence se faufila vers la chambre, mais fut incapable de retrouver ses sous-vêtements. À la place, un teeshirt kaki et un bas de jogging l’attendaient bien pliés sur une chaise. L’idée que Manel ait ramassé sa culotte sale pour la laver l’horrifia, mais ce qui était fait était fait et il lui fallait des vêtements.

Le tissu propre lui fit un drôle d’effet en passant sur sa peau poisseuse, comme si le simple fait de l'enfiler revenait à le souiller. Le bas de jogging ne convenait pas. L’élastique ne parvenait pas le resserrer assez pour qu'il s'accroche à ses hanches et il lui aurait fallu un ourlet de quinze centimètres au moins pour lui éviter de marcher dessus. Clémence était tout en longueurs alors que Manel avait des hanches de taureau, c’était le monde à l’envers.

Désemparée et en colère, elle décida de violer elle aussi l'intimité de Manel. Après tout il lui avait volé sa culotte sans se poser de question. Elle ouvrit son placard à la recherche d’un caleçon avec un élastique suffisamment serré ou d’une culotte abandonnée par Nadia.

Reste à espérer qu’elle en portait.

Manel ne portait que des slips. Incroyable. Ce genre d’homme existait donc encore. Dépitée, elle renonça à porter autre chose que le teeshirt qui lui arrivait à mi-cuisse et sortit de la chambre avec un sentiment de vulnérabilité dont elle se serait bien passée.

Bien plus petit que l’appartement de Clémence, celui de Manel ne disposait que d’un espace réduit pour la cuisine. Elle n’était séparée de la pièce à vivre que par le plan de travail devant lequel deux tabourets de bar étaient alignés. L’odeur de la nourriture avait envahi la pièce, parvenant à peine à masquer celle de son occupant qui imprégnait sinon chaque pièce. Le jeune homme l’avait probablement entendue arriver car il était déjà tourné vers elle lorsqu’elle émergea du couloir.

— Bonjour Clé… euh je t’avais laissé un pantalon. À croire que tu as décidé de ne plus jamais en porter.

— Trop grand, marmonna la jeune femme.

— Ah OK. J’ai appelé un serrurier donc on te trouvera de quoi t’habiller quand il arrivera.

Pourquoi cet idiot parlait-il comme si elle allait rester chez lui une fois sa porte ouverte ? Son estomac gronda lorsqu’elle lorgna dans l’assiette qu’il posait devant elle. Accompagnés d’un bol de dés de légumes poêlés, deux yeux sur le plat la regardaient bêtement, tandis qu’elle leur rendait la pareille, interloquée.

— Un problème ? interrogea Manel en venant se placer sur l’un des tabourets.

— Je m’attendais à quelque chose de plus… typique.

— Comme des falafels ? Un peu hard pour le p’tit-déj, non ?

— Laisse, parfois je suis trop conne.

Sans en rajouter malgré l'évidence de la perche tendue, il l’incita à prendre place à côté de lui. Clémence hésita. Ce petit-déjeuner côté à côté était trop décalé, mais manger debout serait pire encore et elle avait trop faim pour esquiver le repas. En se contorsionnant pour placer sa robe de fortune entre elle et le bois de l’assise, elle se plaça les genoux à l’opposé de son hôte, incapable de le regarder dans les yeux.

Alors qu’elle avait à peine terminé l’un des œufs, Manel se racla la gorge avant d’attaquer :

— Tu veux qu’on en parle ?

— De cette nuit ? Pas vraiment. Sauf si tu comptes porter plainte.

— Pardon ?

— Intrusion nocturne, agression sexuelle, débilité mentale, tu as l’embarras du choix.

— La débilité est un crime ?

— Ça devrait.

— Tu imagines la file d’attente devant le palais de justice ?

Malgré son crâne en charpie, Clémence laissa échapper un rire las avant de se reprendre, une main sur le front.

— Ça cogne ? interrogea Manel.

— Oui. J’ai l’impression d’avoir les sept nains en train de me creuser un tunnel entre les oreilles.

— Au moins, tu te réveilles en musique. Tiens, ajouta-t-il en poussant un mug gargantuesque dans sa direction.

Le liquide fumant ne lui disait rien de bon.

— Je ne bois pas de café. Ça empire la gueule de bois en plus, c'est connu.

— C’est une infusion maison, tu voulais quelque chose de typique non ? Ça va t’aider.

— Dans quel sens ?

— Tu n’auras plus jamais envie de boire de l’alcool.

— Super…

La boisson n’était pas aussi mauvaise que Manel l’avait laissé entendre, le miel qu'elle sentait en arrière-goût la réconforta même un peu et elle découvrit l’intensité de sa soif en enchaînant les gorgées. Pas étonnant avec la température tropicale que le jeune homme maintenait dans son appartement.

— Alors ? voulut-il savoir.

— Immonde.

— C’est le goût de la bonne santé.

— Il ne faut pas s’étonner si je préfère les délichocs aux légumes verts, alors.

— Je n’ai pas le souvenir d’un corps rembourré au délichoc.

L’évocation de leurs ébats replongea Clémence dans le silence.

— Je suis sincèrement désolée, finit-elle par avouer.

— On était deux dans ce lit. Et je ne suis pas désolé, seulement un peu... perturbé.

— Je veux dire pour Nadia, j’ai des flashs de la soirée. Si la moitié de ce dont je me souviens est conforme à la réalité…

— Ah oui, là tu peux être désolée. Mets-moi ça par écrit même, si possible.

— Dommages et intérêts aussi ?

— Paiement en nature.

Manel grimaça aussitôt.

— Pardon, c’est sorti tout seul.

Clémence aurait voulu lui dire que ce n’était pas grave, qu’elle l’avait bien cherché après tout, que leur relation pouvait redevenir comme avant, mais ses lèvres restèrent scellées. Elle ne voulait pas que leur relation devienne plus complice encore, qu’elle glisse vers une forme d’attachement ou pire. Elle avait fait assez de mal à assez de monde comme ça.

— J’en avais envie aussi, déclara-t-il sans prévenir.

— Excuse-moi ?

— De toi, de ça. Dès que je t’ai vue, en colère avec ton poum-poum short et ta mèche folle.

— J’étais parfaitement bien coiffée. Mon poum-poum quoi ?

— Ensuite, j’ai rencontré Axelle et j’ai compris que j’étais hors-ligue.

Tu l’es, mais pas pour les raisons que tu crois.

— Et puis j’ai rencontré Nadia et… pouh comment dire…

— J’ai entendu. À de nombreuses reprises.

— Oui, enfin bref. Au début, j’avais fait une croix sur toi et avec Nadia c’était juste une relation comme ça, on se voyait juste de temps en temps. Ensuite, j’ai commencé à vous entendre.

Clémence écarquilla les yeux. Les enregistrements.

— Je dois admettre que c’était… difficile pour moi. Alors j’ai demandé à Nadia de venir habiter ici, comme ça chaque fois que je vous entendais, on faisait l’amour nous aussi.

— Je ne sais pas quoi dire.

— À la fin, c’était comme un concours. Je crois que j’avais besoin de me prouver que ça ne me faisait rien, ou qu’on pouvait faire mieux que vous. Quand tu m’as invité et que tu as sous-entendu que tu nous entendais…

— Tu en as remis une couche, acheva Clémence.

— Oui. J’avais envie de te provoquer, de te montrer… je ne sais pas ce que je voulais te montrer en fait. Je crois que j’étais juste jaloux. Alors quand tu t’es glissé contre moi, c’est vrai, j’étais complètement perdu.

— Je ne suis pas lesbienne. Pas comme tu le penses.

— J’ai cru comprendre, mais tu n'as pas à te justifier.

— C’est compliqué, c'est tout.

Le visage plongé dans son mug géant, Clémence tentait de réfléchir, mais ses neurones étaient en grève.

— Franchement, reprit Manel, ça ne me fait ni chaud ni froid que Nadia soit partie. Surtout après cette nuit. Alors… reste ? hasarda-t-il en déplaçant sa main massive vers la sienne.

En comparaison, elle avait l’impression d’être un modèle réduit d’elle-même. Manel venait de lui ouvrir son cœur, mais c’était comme jeter de l’eau sur un feu d’huile. Sa tête ne répondait plus, son corps non plus. La main resta à quelques millimètres de la sienne, lui laissant l'opportunité de refuser le contact. Elle la regarda fixement sans réagir, incapable de savoir ce qu'il fallait faire.

— J’habite littéralement à deux mètres, tenta-t-elle de temporiser.

— Tu sais ce que je veux dire. On peut décider que c’était un accident, que ça n’aurait pas dû arriver… ou reconnaître que ce n’était qu’une question de temps et se donner une chance. Une vraie chance, je veux dire.

— J’aime Axelle.

La phrase avait résonné comme si l’appartement était un entrepôt plein d’échos. La main se retira, ouvrant un gouffre entre eux.

— Je vois, répondit-il simplement d’une voix dure, mais elle est partie et moi je suis là. Si jamais tu en as marre de l’attendre, ma porte sera toujours ouverte. Essaie juste de ne pas oublier ton pantalon la prochaine fois.

Le rire amer de Clémence lui permit de camoufler un sanglot, mais les larmes sur le plan de travail la trahirent aussitôt.

— Parfois, je préfèrerais les gens se comportent un peu plus comme des salauds, lui avoua-t-elle.

— Pourquoi ça ?

— Pour que je n’ai plus l’impression d’être la seule.

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