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Cela faisait maintenant dix jours qu’Axelle ne donnait plus signe de vie. Sur la table basse, le téléphone de Clémence était devenu l’autel d'une divinité païenne. Elle le regardait des heures durant en espérant qu’il sonne pour autre chose qu’une offre limitée pour une box ou un "questionnaire d'intérêt" sur les cellules photo-voltaïques. Le dernier sondeur à l’avoir fait sursauter pour rien en avait pris pour son grade.

La question était de savoir si elle devait envoyer un message. Axelle n’avait pas répondu aux quatre premiers, envoyés le soir et le lendemain de son départ. Depuis Clémence avait traité l’objet comme s’il était radioactif. Si Axelle se sentait harcelée, elle la ferait fuir à coup sûr, mais ne plus tenter de la joindre ne revenait-il pas à accepter leur rupture sans rien faire ? Est-ce qu’elles avaient seulement rompu ?

Est-ce qu’on a seulement été en couple ?

Le froid s’insinuait partout. Dans l’appartement que Clémence avait renoncé à chauffer comme pour se punir, sous la couette qu’elle se refusait à changer de peur de perdre l’odeur douce qu’elle regrettait tant et bien sûr dans son cœur, à mesure qu’elle basculait de la tristesse vers la colère.

Clémence se leva d’un bond et poussa un gémissement plaintif en se dirigeant vers la salle de bain. Devant le miroir, elle découvrit une femme amaigrie et cernée, les cheveux sales en bataille, ses yeux noisette ternis par l'apathie. Avec un soupir, elle se délesta de son pull en grelottant, puis sauta dans la baignoire. Si ce n’était pour être propre, l’eau lui donnerait au moins un peu de chaleur. Ses pieds étaient gelés et lorsque l’eau chauffa enfin, elle lui parût brûlante comme de la lave en fusion.

Dans son état, mieux valait prendre une douche, au risque sinon de voir flotter la crasse qu'elle avait laissé s'accumuler. Elle se frictionna la tête à trois reprises, consciente de l’état de son cuir chevelu, puis le corps en découvrant des côtes un peu trop saillantes sous ses doigts. Quand avait-elle vraiment mangé pour la dernière fois ? Elle n’avait jamais faim, plus depuis le petit-déjeuner partagé avec Manel, qu’elle évitait autant que possible depuis.

Son voisin était une bouée. Pas de celles auxquelles on s’accrochait par désespoir, plutôt celles qui signalaient qu’on était allé trop loin. Le souvenir de son expression pathétique rappelait à Clémence toutes les raisons qu’elle avait de ne pas tenter de rattraper Axelle, de la laisser partir pour de bon. Elle la blesserait, elle le savait. Ça avait même été son plan.

Son hygiène de retour à un état acceptable, Clémence resta sous la douche plus longtemps que nécessaire, l’eau dévalant sur sa nuque et ses jambes sans autre action notable que de rougir sa peau et ramollir ses pensées. Une fois la buée évacuée, elle prit le temps de se démêler les cheveux pour la première fois depuis des jours et constata l’évidence : ils étaient trop longs. L’idée d’aller chez le coiffeur la fatiguait d’avance. Se mettre en état de rencontrer des gens juste pour raccourcir quelques mèches, quelle idée.

Le coiffeur…

Sursautant face au miroir, Clémence écarquilla les yeux.

Le coiffeur !

Elle ne savait rien de la vie d’Axelle, mais elle l’avait déjà accompagnée chez son visagiste plus d’une fois. Les cheveux denses de la petite blonde étaient difficiles à couper, aussi avait-elle eu du mal à trouver quelqu’un qui parvienne à ne pas la faire ressembler à un ours sorti d’hibernation.

Sans s'inquiéter de décence, Clémence sauta dans une jupe et enfila si vite son chemisier qu’elle faillit le déchirer. Axelle se rendait chez son coiffeur toutes les trois semaines. Une main coincée dans sa veste et l’autre pianotant follement sur son téléphone, Clémence retrouva le dernier rendez-vous sur son calendrier et frémit en calculant mentalement la prochaine date alors qu’elle dévalait déjà les marches de son immeuble. Si Axelle suivait ses habitudes, ce serait dans quelques jours.

Attends.

Que comptait-elle faire, espionner le salon tous les jours jusqu’à tomber sur elle ? Et ensuite ? En se mordant la lèvre, Clémence se rendit compte qu’elle n’avait aucun plan et se figea entre le premier et le second, prise de tétanie sur une marche. Elle rechercha le numéro du coiffeur et racla sa gorge pendant que les sonneries s’étiraient.

— Salon de coiffure Haffe Hair, Cynthia à votre écoute.

Une femme, parfait.

Le coiffeur d’Axelle était un homme et Clémence se sentait incapable d’imiter sa voix frêle.

— Bonjour, Madame Béranger à l’appareil, j’ai pris rendez-vous chez vous il y a quelques jours, mais je ne le retrouve plus. Vous pourriez me le reconfirmer ?

— Madame… Béranger. Axelle, c’est bien ça ? J’ai une coupe femme avec soin le quinze, à dix-sept heures.

— Ah oui voilà, le quinze.

— À Dix-sept heures, répéta robotiquement la coiffeuse.

— Nickel, je veux dire merci.

Victoire.

Toujours dans l’escalier, Clémence sentit sa volonté faiblir et finit par s’asseoir sur les marches. Elles étaient gelés sans collant sous sa jupe pour la protéger. Et sans culotte, à bien y penser.

Et je ne suis pas coiffée, encore moins maquillée...

Comme électrocutée, elle se releva et remonta rapidement vers son appartement. Ce n’était pas comme ça qu’elle voulait qu’Axelle la voit. Si elle lisait du dégoût dans son regard, elle n’y survivrait pas.

Impossible de rappeler le salon pour obtenir un rendez-vous après sa petite tromperie, aussi retrouva-t-elle son ancien coiffeur qui l’accueillit comme une amie d’enfance. Un peu coupable de ne revenir vers lui que par défaut, elle se laissa néanmoins traiter comme une princesse lors des premiers soins. Le contact de ses doigts sur son crâne était merveilleux. Relaxant, apaisant, sans aucune arrière-pensée. Elle avait oublié à quel point ce genre de contact pouvait lui être agréable.

Lorsqu’ils se retrouvèrent face au miroir, il posa la question fatidique :

— On reste sur le carré ?

C’était une bataille qu’il perdait depuis des années. La coiffure faisait tellement partie de l’identité de Clémence qu’elle ne s’imaginait plus en arborer une autre. Son hésitation n’échappa pas au visagiste qui s’empressa de lui proposer d’autres coupes, magazines à l’appui. Les visages de mannequins aux traits impeccables la laissèrent de marbre. Personne ne ressemblait à ça, elle n’arrivait pas à se décider, à visualiser son propre visage encadré de ces coupes excentriques. Il ne s’agissait plus de savoir si elle voulait garder le même style capillaire, mais de savoir s’il fallait rester celle qu’Axelle avait aimé ou en devenir une autre pour la reconquérir.

— Faites comme vous voulez, annonça-t-elle finalement.

Au fond, elle aurait voulu rester elle-même et ça valait pour le reste aussi. Ce qu’elle espérait réellement, c’était qu’Axelle reviendrait parce qu’elle était qui elle était.

Sauf que je suis une salope égoïste au cœur de pierre qui l’a traitée comme une merde.

Personne ne pouvait aimer l’ancienne Clémence, la vraie Clémence. La désirer ou s’en accommoder oui, mais en découvrant ce qu’elle cachait en elle, tout personne saine d’esprit ne pouvait que fuir à toutes jambes.

Le sourire du coiffeur n’augurait rien de bon. Le fait qu’il couvre le miroir non plus.

— Vous n’allez pas le regretter, croyez-moi.

Clémence en doutait. En fait, elle regrettait déjà. Les coups de ciseaux claquaient bien trop près de ses oreilles et trop haut sur sa nuque.

— Au pire, dites-vous que ça va repousser ! s’esclaffa l’idiot entre deux cliquetis.

Un pinceau recouvert d’une substance odorante glissa entre les mèches. Clémence se retrouva piégée une nouvelle fois au bac, n’ayant d’autre vision du massacre que son visage entraperçu entouré de paillettes géantes. Le sèche-cheveux prit finalement le relais. Traitée comme une œuvre d’art, Clémence se laissait faire, consciente qu’elle ne pourrait pas reproduire chez elle les effets de manche du visagiste.

— Voilààà ! s’exclama-t-il en lui arrachant presque sa blouse. Vous voulez voir ?

— Je pourrais partir sans vérifier, mais aussi sans régler si on va par là.

— Ah ah, impayable ! se réjouit le coiffeur en détachant la serviette qui recouvrait le miroir.

La femme qui lui fit face avait les cheveux bien trop courts, sans parler de sa couleur brune naturelle à présent entrelacée de châtain. Les explications du coiffeur l’atteignaient à peine. Il lui avait ramené une mèche sur le front, formant une raie plaquée à la garçonne qui tentait d’atténuer le massacre sur les côtés. Sa mâchoire dévoilée lui paraissait encore plus acérée, ses joues plus creuses.

— On dirait une coupe de trader des années quatre-vingt-dix, laissa-t-elle échapper. Sauf qu’ils avaient les cheveux plus longs. Vous m’avez laissé quoi… dix centimètres maxi sur le dessus ?

— Douze, avec un dégradé très moderne sur les côtés qui...

— Ils sont à ras.

Devant sa consternation, le coiffeur perdit un peu de sa superbe et arbora une pause de réflexion surjouée.

— Okaaay, je vois que ça ne vous plaît pas autant que prévu. Trop sage peut-être ? On va essayer comme ça.

L’eau pulvérisée l’obligea à fermer les yeux. Elle était dans un état second. S’il coupait ne serait-ce qu’un centimètre de plus, elle allait devoir le mordre à la jugulaire.

Le peigne et le sèche-cheveux reprirent du service mais, heureusement pour le coiffeur, il eut le bon sens de laisser ses ciseaux à la ceinture. Après une tonne de spray fixant, elle fut autorisée à rouvrir les yeux. Faute de longueur, le volume était de retour. Il lui avait ébouriffé tout le dessus, formant un casque qu’il avait ensuite ramené en mèches faussement désordonnées vers un côté. Le genre de coiffure qu’on imaginait avoir au réveil avant de déchanter devant le miroir.

— OK, abdiqua-t-elle.

— Ça vous convient mieux comme ça ?

— Non, mais je me dis que ça va repousser.

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