Je me suis toujours demandé si j’avais bien fait ce jour-là. J’aurai pu avoir une autre réaction, cela m’aurait peut-être épargné bien des souffrances.

• Ta descente aux enfers ? Comment ça ?
• Cédric ou Audrey avaient donné mon numéro de téléphone à qui le voulait : j’ai commencé à être harcelée de textos plus salaces les uns que les autres. Certains m’appelaient au milieu de la nuit pour que je fasse le téléphone rose pour eux, d’autres pour que je les entende jouir en criant mon prénom… Une horreur. Je n’en pouvais plus et j’ai jeté mon téléphone. Au lycée, lorsque je passais dans la cour ou dans les couloirs, un seul mot revenait en boucle : pute. A toutes les sauces : j’ai eu droit à sale pute, à pute au rabais, à cinq pour le prix d’un… Je n’avais personne à qui en parler : Audrey m’avait lâché. J’ai appris plus tard qu’elle sortait avec Cédric et qu’elle avait dit oui là où moi j’ai refusé. Au bout de deux jours. Et c’était moi la pute…Sur les réseaux sociaux c’était pire… Personne n’a rien fait pour que cela s’arrête : les CPE ont dit que ça finirait par se tasser et mes parents m’ont simplement conseillé d’être plus forte. J’ai tenu trois mois. Puis…
• Tu as tenté de te suicider.

Ce n’est pas ce que j’allais dire… Mais c’est une cruelle vérité. Comment le sait-il ? Ce n’est pourtant pas arrivé à cette période ! Steven a achevé ma phrase et un silence lourd s’est déployé entre nous.

• C’est pour cela que tu as intégré le lycée cette année, que le nom de tes parents n’apparaît nul part et que tu es une jeune émancipée.

Je n’en reviens pas ! Mais comment ?

• Ne me regarde pas comme ça… Je n’ai rien trouvé sur le Net, pour répondre à ta question silencieuse, ce qui d’ailleurs me paraît très bizarre mais passons. J’ai simplement fait mes propres déductions.
• Je… Tu ferais un enquêteur hors pair Steven…

Je ne trouve rien d’autre à dire. J’ai effectivement attenté à ma vie mais environ un an après cette histoire… Pas que j’en sois fière mais c’est tout de même un chapitre de ma vie que j’ai clos et que je ne veux surtout pas réouvrir. Si cela peut justifier le fait d’être entrée au lycée Saint-Sauveur en terminale, qu’à cela ne tienne, je ferai avec.

Le silence s’éternise entre nous. Il n’est pas lourd : chacun essaie de digérer l’histoire des autres. A n’en pas douter, celle de Stev est la pire mais nous avons tous les trois notre croix à porter. Steven nous prend la main et les serre entre les siennes.

• Je crois que c’est assez d’émotions pour ce soir… Maintenant que nos histoires sont déballées, je crois qu’on peut dire que nous sommes un peu plus proches non ? Je vais pouvoir te révéler ma véritable personnalité Nat.

Je hausse les sourcils, signe d’incompréhension. Cela fait sourire Nathan et Steven.

Il me cache quoi encore ces deux-là ?

• Bon ! Dehors ! Je suis fatigué d’avoir tant pleuré, je tombe de sommeil. A demain mes petits chats !

Il enlace alors Nathan, qui contre toute attente, lui rend son étreinte et en fait de même avec moi avec supplément bisou sur la joue. Nous remontons vers notre étage, silencieux. J’ai beaucoup de mal à accepter le viol de mon ami : si c’est aussi douloureux pour moi, je n’ose imaginer son degré de souffrance. Je n’ai pas envie de rester seule. Je sens que je vais broyer du noir : avoir revécu une partie de mes souvenirs m’a rendue morose. Jo semble alors le remarquer.

• Viens j’ai quelque chose à te montrer.

Il ouvre son appartement et m’invite à entrer. Il prend sur son bureau un cadre photo représentant trois jeunes : je le reconnais sans peine. Malgré son sourire, ses beaux yeux noirs fixent l’objectif avec une immense mélancolie. Son frère et sa sœur ont des yeux verts magnifiques ! Ils ont tous le même petit air coquin.

• Myra et Mathéis… Tu devrais cacher cette photo ! Steven adore les roux ! Il va vouloir que tu lui présentes ton frère !
• Pourquoi pas ? Je crois bien qu’il est gay de toute façon !
• Oh ? Et pourquoi cette déduction Sherlock?
• Je ne sais pas trop… Une intuition… Nous sommes très proches avec Mathéis... Jusqu’à ses quinze ans, je ne l’ai jamais vu approcher une fille et il m’a paru très attaché à un garçon qui fréquentait son club d’athlétisme… mais… les événements ont fait que je n’ai pas pu lui poser la question… Alors Stev aime les roux ?
• Oh que oui ! C’est même son genre préféré pour reprendre ses mots… C’est un peu pour ça qu’il s’est entiché de moi…
• Comment ça ?
• Mes tâches de rousseur… Si je n’avais pas teint mes cheveux aussi souvent, ils auraient à peu près la même teinte que ceux de Mathéis…
• Toi ? Rousse ? Oui, tu serais splendide. Pas que tu ne le sois pas déjà.

Un silence gêné s’installe.

Réagit idiote ! Il vient de te faire un compliment là !

Ma petite voix est plus prompte que moi. Je ne sais pas quoi lui répondre. Jonathan secoue la tête comme s'il livrait un combat intérieur. Lorsqu’il la relève vers moi, son regard m’hypnotise : je ne peux détacher mes yeux des siens. Je me suis appuyée sur le bureau. Il s’approche doucement de moi et tend la main pour reprendre le cadre et le déposer. Il est devant moi, à peine à quelques centimètres de mon corps. Je ne peux m’empêcher de déglutir. Mes mains deviennent moites et je sens une douce chaleur se répandre dans mes veines. Par ma bouche entrouverte, ma respiration s’est sensiblement accélérée. Il entrelace nos doigts sans un mot. A son contact, mon corps s'enflamme. Son visage se rapproche dangereusement du mien… Sa bouche va finir par s’emparer de la mienne… Je ferme les yeux malgré moi...

NON !

Je place juste à temps ma main entre sa bouche et la mienne. Je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Jonathan se recule, essuie mes larmes du bout de ses doigts puis me sourit tendrement, l’air gêné. Je plaque une main sur ma bouche pour retenir un sanglot.

• Nat, je...

Non… Ne dit rien… Je t’en prie… Ne dit rien...

Pour ne pas entendre ce qu’il a à me dire… Je m’enfuis.