Chapitre 37

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L’absurde duel

Philippe

Le soleil n’est pas encore levé mais les premières lueurs du jour apparaissent déjà et font rougeoyer le ciel à l’horizon. On dirait que la journée va être magnifique mais je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir en profiter. J’ai étrangement réussi à dormir même si je me suis réveillé très tôt, après une nuit sans rêve. Déjà habillé, j’observe par la fenêtre le terrain où je vais retrouver Amédée d’ici une petite heure. Je n’en reviens toujours pas que je me sois laissé aller à m’engager dans cette folie. Mais impossible de reculer désormais. Je crois que l’entendre manquer de respect à Rose m’a fait perdre la raison. Il m’a provoqué volontairement et je n’ai pas su me maîtriser malgré les propos de la belle jeune femme pour laquelle je prends ces risques insensés.

Je m’assois à mon secrétaire et sors un papier d’un tiroir ainsi qu’une plume que je trempe dans l’encrier. Il faut que je m’organise en cas de catastrophe pour que mes enfants ne manquent de rien. J’ai déjà fait un testament, il faut juste que j’indique où il se trouve, pour que Louis ou Rose puissent le faire valoir pour Marcus et Jeanne. Et j’éprouve le besoin impérieux d’écrire à Rose. Dans le silence de ma chambre, je ressens son absence encore plus qu’à d’autres moments de la journée. Je réfléchis quelques instants avant de commencer cette missive qui sera peut-être la dernière que je lui écris.

Chère Rose, commencé-je avant de barrer, de déchirer le papier et de recommencer. Vu que c’est la dernière, autant que je sois honnête et que j’exprime tout ce que j’ai à dire.

Ma très Chère Rose,

J’aurais dû exprimer ce que je couche sur ce parchemin il y a bien longtemps mais vois-tu, j’ai perdu l’habitude d’aimer et je ne sais plus comment faire. Je me permets de te tutoyer, c’est normal quand on éprouve de tels sentiments. J’ai essayé de les repousser, de ne plus y penser, je ne me suis pas autorisé à abandonner le rôle de tuteur pour celui d’amant. Je crois qu’à trop te respecter, je t’ai perdue et ça me désole.

Si tu lis cette lettre, c’est que je suis mort et j’aurais tant aimé avoir le temps de te découvrir plus que je ne l’ai fait jusqu’à présent. J’aurais tant souhaité aussi te faire découvrir ce qu’aimer veut dire. Je suis sûr que j’aurais fait un bon mari et que l’on aurait pu vivre de formidables aventures ensemble.

J’espère que tu feras le nécessaire pour assurer un avenir à mes enfants. Je te souhaite une belle vie et veillerai sur toi, où que je sois.

Philippe

Je relis ce que j’ai écrit. Ce n’est pas exceptionnel mais ça fera l’affaire. Au moment où je repose ma plume, Louis frappe à ma porte et entre immédiatement. Il n’a pas l’air surpris de me voir déjà presque prêt.

— Comment tu te sens ? me demande-t-il en soupirant lourdement.

— Je viens d’écrire une lettre d’adieux, tu veux que je te fasse un dessin ?

— Un mot de ta part et je te fais seller un cheval pendant que je me tire avec les enfants.

— Non, je ne peux pas reculer maintenant, tu imagines le déshonneur ? Et si on s’en va tous, on laisse Rose dans les mains d’Amédée, ce serait encore pire que mieux. Tu as préparé mes armes ?

— Je ne trouve pas cela pire que ta mort, personnellement… Tes enfants ont besoin de leur père, tout ceci va trop loin si tu veux mon avis, mais tes armes sont prêtes…

— Alors, autant y aller, soupiré-je en me levant. Merci d’être là à mes côtés. S’il m’arrive quelque chose, tu donnes la lettre, tu gères les enfants et… tu respectes Rose, compris ?

— Ne t’inquiète pas, j’ai bien compris que la jolie Rose est ton petit plaisir personnel. Ou pourrait le devenir, si tu survis, me lance-t-il en m’offrant un clin d'œil.

Si je survis… Il est bien là, le problème. Rien n’est moins sûr. J’ai toujours été habile avec les armes à feu, mais sur un duel, tout peut arriver. Et alors que nous nous dirigeons vers l’étendue d’herbe où nous allons nous affronter, les émotions qui me submergent sont variées mais toutes plus désespérées que les précédentes. Je n’ai même pas pris le temps d’aller faire un dernier câlin à mes enfants tellement je suis perturbé par ce que je suis en train de faire. Je n’ai pensé qu’à Rose avec ce duel, mais eux risquent de devenir les victimes innocentes de ma folie. Et c’est d’autant plus absurde que la jeune femme a dit qu’elle ne voulait pas qu’on se batte pour elle.

— Tu sais qui sera le témoin d’Amédée ? demandé-je finalement alors que nous sommes les premiers sur le terrain. Un de ses soldats ?

— C’est ça. Un certain Herbert. Il est venu me voir ce matin pour… peu importe, les détails, quoi.

Peu importent les détails, en effet. Et nous restons en silence alors qu’Amédée arrive enfin accompagné d’un soldat tout jeune qui a l’air plus nerveux que nous qui allons nous affronter. Louis va le voir et ils échangent quelques instants sans que je prête attention à leurs paroles, concentré sur Amédée qui m’observe sereinement. Soit il est très bon acteur, soit il est très sûr de lui. Lorsque Louis revient vers moi, il sort le pistolet de son étui et me le tend.

Mon adversaire et moi nous retrouvons et nous mettons dos à dos avant de faire chacun quinze pas. Un coq chante dans le lointain et je me dis que c’est une belle journée pour mourir. J’entends aussi des moineaux pépier depuis l’arbre que je fixe en comptant mes pas. Je me retourne lentement et ferme les yeux quelques instants. Immédiatement, c’est l’image de Rose qui me vient en tête. Et surtout ses derniers mots : Il est hors de question qu’un homme capable d’en tuer un autre pour une raison aussi ridicule me touche. En gros, même si je remporte le duel, je ne suis pas sûr qu’elle me pardonne mon comportement de ce jour. Quand j’ouvre à nouveau les yeux, je sais ce que je dois faire.

— Je vais compter jusqu’à trois, tonne Louis. Vous n’avez pas le droit de tirer avant. Je vous laisse vérifier vos armes avant de débuter.

Amédée vérifie que son pistolet est bien chargé mais moi, je fais confiance à Louis. Maintenant que j’ai pris ma décision, je suis serein et mon adversaire du matin a compris que quelque chose a changé car c’est lui qui montre des signes de nervosité. Sa main tremble légèrement et il a un petit tic au coin de ses lèvres. Je souris un peu plus, sûr de mon coup alors que Louis me lance un regard désespéré avant de commencer à compter. Le moment fatidique est arrivé.

— Un…

Nous levons tous les deux nos armes et les pointons vers notre adversaire. Le silence est total désormais.

— Deux…

C’est le signal que j’attends. J’ai pris la décision de ne pas attendre le “trois” pour tirer. C’est le seul moyen que je vois de ne pas finir ce duel dans un bain de sang. Et je sais que cela va tous les surprendre. Aussi, je lève mon pistolet et appuie sur la gâchette. Le son est assourdissant et de la poudre s’échappe du bout du canon. Louis me regarde, horrifié, sans pouvoir continuer son comptage.

— Désolé, Louis, je ne pouvais pas faire autrement, signalé-je avant de porter mon attention vers mon adversaire qui n’a pas bougé d’un pouce.

Celui-ci plisse les yeux, visiblement stupéfait par ce que je viens de faire. Son arme toujours à la main, il hésite sur la conduite à tenir. Je crois qu’il n’en revient pas que j’ai volontairement tiré en l’air, vers le ciel et non vers lui.

— Amédée, mon sort est entre tes mains désormais. Je ne te veux aucun mal et l’Empereur a besoin de tous ses grognards. Quant à Rose, elle a clairement dit qu’elle ne voulait pas qu’on se batte. C’est à ton tour de tirer, conclus-je en écartant mes bras pour lui présenter ma poitrine.

— Te rends-tu compte de la lâcheté de ton geste ? Depuis quand fuis-tu un duel, Philippe ? Il faut croire que cette Rose te ramollit.

— Eh bien, tire, alors, qu’on en finisse. Je ne suis pas là pour philosopher avec toi, rétorqué-je avec bravache.

— Je pourrais te tuer si je le voulais, tu en as conscience ? Ton comportement m’est resté en travers de la gorge et c’est peu dire.

— Eh bien, je m’excuse d’avoir répondu à tes provocations. Nous devrions être au dessus de tout ça. Tire, que ce duel s’achève. Laisse-moi vivre ou tue-moi, mais finissons-en.

— Je ne peux pas tirer sur un homme désarmé et c’est comme si tu l’étais, marmonne-t-il en baissant son pistolet.

— Le duel est fini, alors ? interroge Herbert, timidement.

— Il semblerait… Peut-être que nous nous sommes un peu emballés hier soir et que le ton est monté trop vite des deux côtés…

Je baisse les bras et lui tends la main en me rapprochant de lui.

— Je crois qu’on va jouer ça sur une partie de cartes ou un jeu de dés à la place, ça te dit, Amédée ? Le sang n’a pas coulé, nous devons tous nous réjouir.

— Je doute que la demoiselle du domaine apprécie qu’on la joue aux dés, ricane-t-il en me serrant la main.

— Je parlais de jouer notre dispute aux dés. Tu as dû comprendre que Rose n’est pas un prix que l’on peut réclamer comme ça. Je n’ai jamais vu une femme aussi indépendante qu’elle. Et vu que vous allez bientôt repartir, je crois que là, j’ai un léger avantage.

— Je suis plus jeune et plus beau, ne va pas trop vite en besogne, je pourrais bien la salir un peu avant de te la laisser, non ?

Je résiste à l’envie de reprendre le duel là où nous l’avons laissé et parviens à garder mon calme en me disant qu’il n’a aucune chance d’aller au-delà de ces simples paroles de provocation.

— Et le romantisme dans tout ça ? répliqué-je avec une bonhommie que je suis loin de ressentir. Je crois que tu as encore beaucoup à apprendre des femmes, cher Amédée. Et si tu la touches sans son consentement, non seulement tu risques de subir ses foudres, mais là, tu ne sortiras pas de ce domaine vivant. Je crois que tu tiens plus à la vie que ça.

J’ai prononcé ces dernières menaces avec un sourire forcé mais qui l’oblige à le prendre sur le ton de l’humour. Lui non plus n’a pas envie de reprendre notre duel avorté.

— Ta description me donnerait presque peur d’une femme, rit-il. D’autant plus que du peu que je l’ai vue, je te crois.

Je remets mon pistolet à Louis tandis qu’il fait de même avec son témoin puis nous reprenons le chemin du château. Je suis sûr que Rose sera soulagée de me revoir vivant. Mais me pardonnera-t-elle d’avoir accepté ce duel en premier lieu ? Et acceptera-t-elle de considérer mon geste autrement que comme de la lâcheté ? Je n’en sais rien. Mais au moins, je suis vivant pour pouvoir l’affronter, c’est autant que je pouvais espérer après ce terrible début de journée.

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