Chapitre 38

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La barrière de l’entêté

Rose

Je m’étire sous mes draps et me cache les yeux lorsque Julie ouvre les tentures, révélant le soleil à peine apparent et ses rayons qui traversent les vitres pour m’éblouir. Je suis certaine que le spectacle est sublime une fois que l’on se fait à la luminosité. Le ciel rougeoyant, l’herbe humide magnifiée par la lumière naturelle, les petits lapins qui courent au fond du domaine. Je pourrais sauter du lit pour en profiter, mais je n’ai absolument aucune obligation aujourd’hui et j’ai envie de profiter encore un peu de la douceur de mes draps, du moelleux de mon matelas et du bonheur d’être loin de ces soldats qui font un peu trop d’allers-retours dans ma maison et envahissent bien trop nos extérieurs.

Bon, d’un autre côté, je ne veux pas manquer le petit déjeuner avec Philippe et les enfants… Philippe sur qui j’ai littéralement sauté hier matin, lorsqu’il est revenu en vie et en forme de son duel avec l’autre scélérat. J’aurais pu l’embrasser, le déshabiller et… Oui, bon, j’avoue avoir eu peur. Julie m’a empêchée de quitter ma chambre pour les rejoindre et les arrêter, je trépignais et n’attendais qu’une chose, le retrouver et m’assurer qu’il allait bien.

Je crois que j’aurais aussi pu le frapper de m’avoir fait si peur… Que seraient devenus Jeanne et Marcus s’il lui était arrivé quelque chose ? Et moi, dans tout ça ? Je l’avoue, j’ai eu bien du mal à me calmer, entre soulagement et colère, mes émotions m’ont semblé décuplées à cause de ces sentiments qu’il ne veut pas entendre ou accepter.

Et tout cela n’est pas encore derrière moi. Cette nuit, j’ai rêvé que j’assistais à ce duel et qu’il se terminait mal pour mon tuteur. Autant dire qu’il ne s’agissait pas vraiment de songes agréables, que mon réveil a été plutôt désagréable et que j’étais à deux doigts de me rendre dans ses quartiers pour m’assurer qu’il ne s’agissait que d’un rêve.

Je me redresse, récupère ma robe de chambre au pied de mon lit et m’en vêtis en me levant. Julie est déjà occupée à sortir ma robe du jour après avoir rempli ma cuvette de toilette avec le magnifique broc de ma mère, et j’en profite pour me nettoyer le visage rapidement.

Je quitte ma chambre sans un mot pour Julie qui m’interpelle dans le couloir et m’en vais frapper à la porte de la chambre de Philippe qui ne me répond pas. Un soupir m’échappe alors que j’hésite à entrer malgré tout.

— Il est dans son bureau, mais vous devriez vous habiller avant de descendre, Rose.

Je hausse les épaules et me dirige vers les escaliers.

— Il est de notoriété publique que je ne suis ni une personne obéissante, ni très attachée à toutes ces obligations, Julie. Et puis, pourquoi payer si cher pour une si belle robe de chambre et ne jamais s’afficher avec ?

— Je vois que vous avez des idées en tête, sourit-elle. Je ne suis pas surprise, Monsieur Philippe est un homme charmant et respectueux.

— Je ne vois absolument pas de quoi tu parles, pouffé-je en dévalant les escaliers.

Je ne sais pas exactement pourquoi je cherche Philippe à cet instant, je viens juste de réaliser, je crois, qu’il aurait pu mourir hier. Aujourd’hui, nous aurions pu nous réveiller sans lui, avec une cérémonie à organiser, des enfants inconsolables et… mon petit cœur brisé ?

Me voici donc à m’engouffrer dans la pièce que feu mon père utilisait si souvent après avoir frappé rapidement à la porte. Mon tuteur est installé derrière ce bureau sur lequel j’ai toujours aimé m’asseoir, enfant comme adulte. A cet instant, je suis toujours un peu perdue quant à mes intentions, mais un sourire se dessine sur mes lèvres lorsqu’il lève les yeux de sa paperasse pour les promener sur mon corps.

— T’arrive-t-il de dormir ? le questionné-je en approchant. Il est bien tôt pour déjà avoir le nez dans les affaires du domaine, tu ne penses pas ?

— Je prends mon rôle à cœur, Rose, c’est tout. Je veux que le domaine soit au mieux pour l’heureux élu qui aura ton… votre coeur.

Un soupir passe la barrière de mes lèvres tandis que je m’approche pour m’installer sur le rebord du bureau.

— Nous vivons dans la même maison depuis des semaines et des semaines, pourrais-tu arrêter de me vouvoyer comme si j’étais ta mère ? Enfin, j’imagine que tu la vouvoyais puisque tu le fais avec tes propres enfants.

— Si tu veux, finit-il par me répondre. Et oui, je vouvoyais ma mère. Est-ce si mal ? Cela n’empêche ni l’affection, ni la tendresse.

— Je trouve que cela impose d’entrée une barrière entre deux personnes. Ce n’est pas parce que je te tutoie que je ne te respecte pas. D’ailleurs, je pense davantage te respecter aujourd’hui que lors de notre rencontre. En revanche, je dois avouer que passer au “tu” viens de clairement faire tomber un mur, en ce qui me concerne, souris-je. Cela donne des envies absolument pas catholiques à la vilaine fille que je suis.

— Vilaine fille ? Toi ? Et j’hésite à te demander ce que sont ces envies… continue-t-il alors que ses yeux ne mentent pas et me dévorent littéralement.

— Je ne suis pas sûre que tes oreilles soient prêtes à les entendre, charmant Philippe. J’ai encore et toujours l’impression de converser avec mon tuteur, je crois que j’aimerais bien retrouver l’homme derrière le masque, sans quoi je ne pourrais pas te révéler à quel point mes lèvres rêvent des tiennes.

J’essaie de me montrer ferme et assurée, mais je sens mes pommettes s’échauffer alors que ses yeux se braquent sur ma bouche et je lutte pour ne pas détourner le regard. Étrangement, affirmer mes envies face à cet homme qui a plus d’expérience que moi me rendrait presque timide.

— L’homme que je suis n’a pas le droit d’avouer ses pensées, malheureusement, car il est en effet toujours bien ton tuteur, jolie Rose. Mais il est possible que certains de mes rêves rejoignent les tiens.

— Qui te l’interdit, au juste ? Parce que je n’attends que cela, moi.

— Ma mission est de te trouver un mari, je n’ai pas le droit de faillir ou tu perds tout ton domaine. C’est cette volonté d’assurer ton avenir qui me retient. Tu es encore jeune et tu es romantique, je ne suis pas sûr que tu penses la même chose une fois que tu n’auras plus ce château.

Je souffle lourdement, agacée que l’on en revienne toujours aux mêmes choses. Oui, je suis jeune et romantique, et alors ? Je troquerais ce château pour une petite maison si cela me permettait d’être avec la personne qui me comble. Et donc, avec lui !

J’hésite quelques secondes, me glisse entre lui et le bureau, sur ses genoux. Philippe se tend sous moi et je crois qu’il n’ose plus bouger, soit parce que je le mets atrocement mal à l’aise, soit parce qu’il pourrait craquer.

— Alors épouse-moi, fais de moi ta femme. Il me faut un époux et tu gères ce domaine, pourquoi se compliquer la tâche ?

— Moi ? T’épouser ? s’étonne-t-il en retirant vivement la main qu’il avait posée sur ma hanche. Mais… tu imagines le scandale ? Tout le monde va croire que je te force et que tu cèdes parce que j’ai trop d’influence sur toi ! Et puis… tu es vraiment en train de me demander en mariage ? Tu sais que c’est à l’homme de demander, normalement ?

— C’est ridicule. Quiconque me connaît un minimum ne croira jamais que tu m’influences. Quant au reste, j’irai peut-être droit en Enfer pour oser faire le premier pas, mais si j’attends que tu te décides, je risque de finir vieille fille.

— Toi ? Finir vieille fille ? Aucun risque, Rose. Tu es si belle, si jeune et pleine de vitalité. Jamais je ne serai à la hauteur de ce que tu espères de moi. Tu crois m’aimer mais c’est juste parce que je m’occupe de toi, c’est tout. Une fois avec ton futur mari, tu m’auras vite oublié, c’est certain. Je suis convaincu que si on essaye encore, on va finir par te trouver un mari qui te plait et qui saura assurer ton avenir sans t’encombrer d’une famille ou t’unir à un ancien comme moi.

— Mais qui es-tu pour penser à ma place, sérieusement ? m’agacé-je en me levant. Qu’est-ce qui te fait croire que je ne sais pas ce que je veux ou non ? Je suis encore capable de comprendre ce que je ressens, bon sang !

— Eh bien, laisse-moi essayer encore une fois et on verra si je me trompe. J’organise une dernière rencontre et on voit comment ça se passe. Je… je t’assure que je ne m’attarderai pas ici si tu trouves ton bonheur et je m’effacerai rapidement. Ce qui compte, ce n’est pas moi, c’est ta vie et ton avenir. Pour toi, je suis prêt à tous les sacrifices.

— Ce que tu peux être têtu, Philippe Maynard ! Tu ne comprends donc rien du tout ? Ou tu te voiles la face à un point inimaginable ? Tente tout ce que tu souhaites, je te le dis et le répète, je sais ce que je veux et ce n’est certainement pas de te voir t’effacer. Maintenant, dis-moi que ce que j’éprouve pour toi n’est pas réciproque, que me voir avec un autre homme ne te rend absolument pas jaloux, et peut-être que je te croirai… Je n’en suis même pas certaine.

— Laisse-moi essayer une dernière fois, me répond-il d’une petite voix. Je… je veux avoir tout tenté pour ne pas que tu fasses le mauvais choix. Et non, je ne te dirai pas tout ça, je ne veux pas te mentir… mais essayons encore, me supplie-t-il presque. Pour mon honneur, mon sens du devoir accompli… pour me rendre fou aussi peut-être, je ne sais plus, mais essayons…

Je secoue la tête négativement, blasée par son entêtement. Je crois que lui et moi nous valons à ce sujet, et c’est peu dire. Je m’approche de lui et me penche pour déposer un baiser sur sa joue barbue quand bien même je le vois se tendre.

— Très bien. Fais ce que tu veux, après tout, tu es l’homme du domaine, celui qui décide. Cependant, prépare-toi à devenir Vicomte, parce que je ne compte pas lâcher l’affaire, mon cher. Je suis peut-être jeune pour devenir belle-mère, mais tu n’es pas trop vieux pour faire de moi ton épouse, Philippe Maynard. La seule barrière entre nous, aujourd’hui, c’est toi.

Je tourne les talons et quitte le bureau rapidement pour regagner ma chambre. J’ai besoin d’un moment pour encaisser son nouveau rejet. J’ai beau essayer de me mettre à sa place, de comprendre pourquoi il n’est pas prêt à nous laisser une chance alors qu’il est évident que, passés notre rencontre plutôt houleuse et les premiers temps, notre complicité n’a cessé de se renforcer et notre attirance n’est plus un secret. Peu importe l’homme qu’il me présentera, je sais que cela ne changera rien, et il est temps qu’il l’accepte.

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