Chapitre 39

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Les tourtereaux espionnés

Philippe

— Pourquoi vous avez l’air triste, Papa ?

Je sors des pensées sombres dans lesquelles j’étais plongé et regarde mon fils qui joue avec des soldats de plomb. J’essaie de sourire et de me concentrer sur lui et sur sa sœur en train de placer sa poupée devant un mur, pour en faire une enseignante, on dirait. Jeanne ressemble de plus en plus à Rose et fait sortir des rôles traditionnels sa compagne de jeu en porcelaine. Je ne sais même pas comment elle a fait pour ne pas encore la casser vu toutes les folies qu’elle lui fait faire.

— Je ne suis pas triste, voyons, tenté-je de rassurer Marcus sans vraiment y parvenir, comme sa sœur me le fait remarquer avec la précision et l’absence de délicatesse des enfants de son âge.

— Mais bien sûr, nous vous croyons tous les deux. Vous ne semblez absolument pas miné, ni sur les nerfs. Vous êtes aussi calme que Marcus devant un gâteau au chocolat, Père.

Elle a raison, je suis à fleur de peau. Il faut absolument que j’arrête de penser à ce qui va arriver de manière imminente. Dès que j’entendrai le bruit des chevaux, je sais que celui à qui j’avais dit qu’il ne remettrait jamais les pieds ici va faire son entrée dans le domaine. Pourquoi est-ce que je m’inflige cette torture de faire revenir le seul homme que je ne supporte pas ? Est-ce parce qu’Edouard de Quincampoix est celui qui a le plus réussi à se rapprocher de Rose ? Peut-être. Est-ce pour me faire souffrir encore plus et expier mes péchés ? Sûrement aussi.

— Désolé les enfants, parfois, la vie d’adulte est compliquée. Et… si tout se passe comme prévu, il est possible que nous soyons bientôt obligés de partir d’ici et de retrouver notre vie d’avant, celle où… Rose n’est plus avec nous.

Mon cœur se déchire encore plus lorsque je vois le regard triste ou affolé des deux petits qui partagent ma vie. Cet après-midi, c’est décidé, je tends les bâtons pour me faire battre, je noue la corde pour me pendre. Quel abruti je fais.

— Pourquoi, si vous n’en avez pas envie ? m’interroge ma fille. Je pense surtout que les adultes rendent tout plus compliqué, moi.

C’est fou ce que ses questions sont dans le style de ce que pourrait faire Rose. Je ne vais peut-être plus avoir la jolie femme dans ma vie, mais le petit monstre qui me regarde avec ses yeux candides va la remplacer avec un talent tout naturel.

— C’est ça, être adulte. On ne peut pas tout le temps faire ce que l’on veut, on doit parfois se soumettre à d’autres réalités qui nous dépassent. Et surtout, s’il y a une chose que je souhaite vous apprendre, c’est que quand on donne sa parole, on la respecte. Quand on n’a plus rien, il nous reste toujours l’honneur et ça, ça ne doit jamais se perdre.

— Alors je veux rester enfant, me rétorque mon fils. Au moins, je peux faire des bisous à la fille de la laitière quand elle vient, personne ne m’en empêche.

Je hausse les sourcils en l’entendant parler comme un Don Juan mais n’ai pas le temps de le reprendre quand le bruit fatidique se fait entendre. Je crois que jusqu’à ce son de sabots, mon cœur espérait encore de manière totalement irrationnelle qu’Edouard ne viendrait pas mais là, plus de doute possible. Il arrive. Je soupire et me dirige vers la porte pour aller accueillir le jeune homme. Je suis surpris de voir que mes enfants arrêtent de jouer et me suivent.

— Vous ne restez pas ici à jouer ?

— Non. Nous aussi, nous voulons voir s’il est gentil et se comporte bien avec Rose, chuchote Jeanne. D’ailleurs, j’espère que vous le jetterez dehors si ce n’est pas le cas.

— Vous voulez voir ? m’étranglé-je presque. Mais on ne va pas non plus les espionner, quand même !

Quoique. A peine ai-je prononcé ces paroles que je me dis que ce serait bête de ne pas le faire pour savoir comment se passent leurs retrouvailles.

— Bien sûr que si ! Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ? Vous savez que Thérèse le fait dès qu’elle le peut ? glousse-t-elle avant de poursuivre précipitamment. Mais pas moi, évidemment ! Ou pas trop…

— Si Thérèse le fait, souris-je doucement, peut-être qu’on va faire de même… Allez, suivez-moi mais restez discrets, hein ?

Les deux acquiescent et posent leur index sur leur bouche pour me faire comprendre qu’ils seront silencieux avant de m’emboîter le pas. Au moins, je ne serai pas seul pour affronter cette épreuve. J’accueille le jeune noble en bas des escaliers et essaie de ne pas grimacer quand il m’adresse un sourire tout en fausseté. Il m’horripile avec son air triomphant mais je cherche à ne rien laisser paraître.

— Bonjour, Maxence va vous emmener dans le jardin d’hiver puis il préviendra Rose qui vous y rejoindra. Nous ne vous dérangerons pas mais je vous rappelle une chose importante. Le mariage n’aura lieu que si elle l’accepte. Compris ?

— C’est bien noté, ne vous inquiétez pas pour ça, me rétorque-t-il en me gratifiant d’un clin d'œil.

Justement si, je m’inquiète mais je ne vais pas lui faire le plaisir de m’abaisser à lui en faire part. Je me contente d’un salut formel et vais rejoindre mes enfants dans le salon qui jouxte le jardin d’hiver. Nous nous installons en silence dans un coin de la pièce de façon à voir à travers les vitres ce qu’il se passe. Je pense que nous allons même pouvoir entendre ce que nos sujets d’observation vont se dire. Je souris à mes enfants et suis content de les voir comploter comme ça avec moi.

— Pas de bruit, hein ? Il ne faut pas qu’ils se rendent compte que nous sommes là. Je peux compter sur vous ?

— Ça peut peut-être faire fuir le monsieur, non ? glousse Marcus.

— Ne dites pas de bêtises, voyons, c’est pour son bien qu’elle va le voir. Et il est quand même beau, comme homme, non ?

— Beau ? Il semble surtout un peu trop sûr de lui, marmonne Jeanne. Je crois qu’il plaît à Rose, mais pas autant que vous, Père.

— Chut, la voilà !

Cela m’évite de répondre et nous nous collons un peu plus l’un contre l’autre pour diminuer les chances de nous faire surprendre. Edouard de Quincampoix se relève immédiatement, il passe sa main dans ses cheveux blonds pour se recoiffer puis fait une révérence devant Rose que j’observe avec attention. Elle est encore magnifique, aujourd’hui. Sa robe légère est un peu échancrée mais reste bien sage par rapport à d’autres vêtements qu’elle a déjà portés en ma présence. Elle adresse un sourire à son prétendant puis s’assoit à ses côtés.

— Elle est belle, n’est-ce pas ? soufflé-je à mes enfants.

— Ce n’est pas une nouveauté, Père, il serait temps que vous ouvriez les yeux, chuchote ma fille.

Je lui fais une grimace qui la fait sourire avant de reporter mon attention sur la scène qui se déroule au milieu des plantes. Rose s’est installée sur le même petit banc qu’Edouard et ils semblent discuter poliment jusqu’à ce que le jeune homme prenne sa main dans la sienne. Je vois Rose tressaillir mais elle ne fait rien pour la retirer et cela me fait souffrir plus que je ne l’aurais cru. Je crois que Jeanne sent que je suis tendu car elle serre ma main dans la sienne, comme si elle voulait me rassurer.

— Il sort le grand jeu, murmuré-je alors que la jeune femme rougit après avoir écouté son interlocuteur.

Ils continuent à échanger et petit à petit, je devine la stratégie d’Edouard qui se rapproche subrepticement d’elle. Rose ne semble pas s’en apercevoir et il finit par poser sa main sur son genou. Je me dis qu’elle va le remettre à sa place mais non, elle le laisse faire ! A ce rythme-là, je n’ai pas trop à me poser de questions. Il marque son territoire et il semble avancer en milieu conquis. Aussi, lorsque quelques instants plus tard, il se penche vers elle et l’embrasse, je suis obligé de m’éloigner. Je ne peux pas supporter cette image et j’attire les enfants à moi pour ne pas qu’ils assistent à ce triste spectacle.

— Venez, on ne devrait pas les espionner ainsi, c’était une erreur de jouer à ça, murmuré-je en pressant leurs épaules.

Ils ne résistent même pas, apparemment aussi dégoûtés que moi du spectacle qu’il nous a été donné d’observer. Je leur souris tristement et me dis qu’au moins, cet incident nous aura encore plus rapprochés. Nous sommes unis et ce côté familial me plaît beaucoup. Alors que mon cœur est brisé et que je dois retenir mes larmes, tout ceci est plus facile à vivre car je ne suis pas seul à affronter cette douleur. Cependant, nous n’avons pas fait plus de cinq pas que des cris retentissent. Mais, que se passe-t-il ?

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