Chapitre 40
Un baiser chasse l’autre
Rose
Jamais je n’aurais cru que Philippe ferait revenir Edouard de Quincampoix… C’est dire s’il semble vraiment vouloir me marier à un autre, puisqu’il s’agit là du seul homme qui ne m’a pas donné envie de fuir. Et encore…
J’acquiesce poliment, souris et ris en suivant à peine la conversation. Je ne sais pas trop si je suis touchée que mon tuteur prenne en compte mon avis ou blessée qu’il cherche à ce point à m’éloigner de lui. Edouard ne me fait aucun effet, j’envisage à peine une balade dans le parc du domaine, éventuellement une partie d’échec… Une amitié ? Et encore ! Il pourra faire ce qu’il veut, je n’ai plus en tête que ces yeux d’un bleu si clair qu’on pourrait le confondre avec le gris, que ce petit sourire toujours discret entouré d’une barbe bien entretenue. Et lorsque mon prétendant attrape ma main, c’est aux siennes que je pense, robustes, capables de soulever Marcus dans les airs, de m’empêcher de quitter une pièce lorsque j’étais en rébellion contre lui, de se poser avec douceur sur mes hanches… Oui, il n’y a pas à dire, Philippe Maynard occupe un peu trop mon esprit alors que je souhaitais profiter de ce rendez-vous pour le rendre affreusement jaloux et lui faire réaliser que ni lui, ni moi, ne voulons qu’un autre homme m’approche. Il n’est cependant pas ici à faire le chaperon et j’en suis un peu déroutée, à vrai dire. Est-ce trop difficile à voir pour lui ? Ou pense-t-il que c’est déjà dans la poche pour Edouard ?
Je me reconnecte à la réalité lorsque les lèvres de ce dernier se posent sur les miennes. Un instant coite par la situation, je le laisse faire et lui souris même lorsqu’il abandonne ma bouche. Mais rien ne se produit. Ma mère me parlait de l’amour lorsque j’étais enfant. Elle évoquait cette envie perpétuelle de sourire lorsque l’autre est présent, ces pensées tendres qui tourbillonnent dans la tête quand il nous regarde, ces papillons dans le ventre et ce besoin d’être proche de lui… Et rien ne se passe. Sa main qui enserre la mienne me dérange, son regard plongé dans le mien me gêne, et un vent de panique me gagne lorsqu’il se penche à nouveau dans ma direction. J’esquive son baiser en lui présentant ma joue, il sourit contre ma peau et ses mains empaument mon visage pour ne pas me laisser d’autre choix que de lui offrir mes lèvres.
Je le repousse mollement, ne souhaitant pas le contrarier, mais quand son torse percute le mien, j’abandonne toute douceur en lui ordonnant de me lâcher. J’ai à peine le temps de l’envoyer paître que mon chaperon débarque dans le jardin d’hiver et empoigne le veston d’Edouard pour lui faire quitter le banc. Même moi, je frémis de peur quand sa voix résonne dans la verrière.
— Ribaud ! rugit-il avec férocité. Lâche-la ! Tu n’as pas entendu ce qu’elle vient de te demander ? Je te préviens, tu la touches encore une fois, je t’embroche et te fais oublier jusqu’à ton nom !
— Je… je n’ai rien fait de mal, enfin ! Elle m’a laissé faire, vous vous fourvoyez !
— Je m’en moque à un point que tu n’imagines même pas ! Elle t’a signifié de la laisser tranquille, c’est le moment d’obéir, ajoute Philippe en sortant son épée et en la pointant vers Edouard. Hors de ce domaine ! Cette fois-ci, promis, plus jamais tu ne remettras les pieds ici ! Espèce de Pourceau !
— Mais enfin… Rose ?
Je m’éloigne, leur tournant le dos, sans répondre. Je déteste ces hommes qui pensent qu’une femme doit tout accepter, qu’ils ont tout pouvoir sur elle. Ce premier baiser m’a surprise, mais j’ai sciemment évité le second et il en avait conscience.
J’entends des pas sur la pierre, une porte qui grince et Edouard marmonner. Le bruit s’éloigne et je souffle en me servant un thé. J’ai vu son dernier prétendant, alors, que fait-on maintenant ? Philippe va-t-il revenir pour que nous en discutions ? Ou se terrer dans son bureau jusqu’à ce que j’y entre à mon tour pour avoir des réponses ?
Je me tourne en direction de la porte lorsque je l’entends à nouveau grincer. Mon tuteur la ferme et approche, encore clairement agacé.
— L’épée était-elle vraiment obligatoire ? souris-je.
— Tu vas bien ? me demande-t-il en s’avançant avant de réaliser qu’il a toujours son arme à la main et de la ranger dans son fourreau. Oh, désolé, je… j’ai cru que j’allais arriver trop tard. Quel malotru quand même ! Je n’en reviens pas qu’il ait essayé de te violenter.
— C’est un homme… Vous n’êtes pas vraiment connus pour votre douceur, après tout. Mais… merci d’être intervenu, je suis soulagée que tu m’aies entendue.
— Je… je n’étais pas loin, j’avoue, mais quand j’ai vu que tu ne résistais pas à son baiser, je me suis éloigné. J’ai cru qu’il te plaisait… Je n’aurais jamais dû le faire revenir ici, je savais qu’il n’apporterait que des problèmes.
Je soupire et me laisse tomber sur le banc où je me trouvais quelques minutes auparavant. Philippe semble hésiter puis il me rejoint et s’installe également. Je pose mon thé sur la petite table à côté de moi et plonge finalement mon regard dans le sien.
— Que fait-on, maintenant ?
— Comment ça, que fait-on ? Je… je n’en sais rien, moi, me répond-il en détournant le regard.
— Tu m’as demandé de passer du temps avec un autre homme et je l’ai fait. On voit ce que ça a donné, d’ailleurs, grincé-je. Maintenant que j’ai respecté ta demande, où va-t-on ?
— A la catastrophe, non ? Cela va être compliqué de te trouver un autre prétendant avant ton anniversaire… J’ai échoué, je crois. Mais je ne suis pas sûr que j’avais vraiment envie de réussir. Surtout sur la fin. Quel égoïste je fais…
— En es-tu vraiment certain ? J’ai pourtant eu l’impression que tu étais réellement prêt à tout en faisant venir Edouard.
— C’est le seul qui avait semblé te plaire… Je… je veux que tu sois heureuse, Rose, c’est vraiment tout ce que j’ai en tête. Je suis prêt à me sacrifier pour que ça arrive. Enfin, je pensais que j’étais prêt mais vu comment je l’ai mis dehors…
— Ce n’est pas le seul qui me plaît et tu le sais, soufflé-je en glissant ma main dans la sienne.
Le voilà, le petit frisson qui dévale ma colonne vertébrale à son contact. Bien loin du néant ressenti avec Edouard, c’est comme si tout mon être s’éveillait, se tournait vers cet homme tel un tournesol vers le soleil.
— Je sais surtout que je ne suis pas la personne qu’il te faut, Rose. On en a déjà parlé, je suis ton tuteur, j’ai déjà deux enfants et… à mon âge, comment pourrais-je vraiment t’intéresser ? Ce n’est qu’une passade que tu oublieras vite, je crois.
J’observe nos mains toujours jointes pour ne pas m’énerver ou parler trop vite, inspire profondément et me lève finalement pour me planter face à lui.
— Tu es chargé de me trouver un mari qui saura entretenir le domaine. N’est-ce pas ce que tu fais depuis des mois ? Quant à tes enfants, tu sais très bien que je les adore, où est le problème si ce n’est ta peur du regard des gens, Philippe ?
— J’ai peur de ne pas être à la hauteur, je ne suis même pas noble pour t’apporter un titre. Et puis, avec cette blessure et ma jambe qui fonctionne mal, quelle image je donne… Je… je ne te mérite pas, Rose. Tu vaux bien plus que ce que je ne pourrais jamais t’apporter.
Un nouveau soupir las passe la barrière de mes lèvres alors que je m’approche de lui et me glisse entre ses cuisses. C’est quitte ou double, c’est risqué, mais je sens l’envie échauffer mon sang alors que je glisse mes mains dans son cou, remonte sur ses joues et me penche en vue de lui offrir un baiser. Nos regards ne se quittent pas, attirés l’un par l’autre telle la foudre par les arbres tandis que mes pouces caressent ses joues. Je peux sentir ses mains se poser sur mes hanches, je peux lire l’hésitation dans le bleu de ses yeux, mais aussi cette envie que nous partageons. Aussi j’avale la distance entre nos bouches et pose la mienne sur la sienne, douce et bombée, qui ne bouge pas durant les premières secondes alors que je m’embrase totalement à son contact. Ma langue passe sur ses lèvres, je veux plus, je requiers tout son intérêt et tout de sa personne.
Philippe me ramène fermement contre lui et mon souffle s’emballe. J’ai la sensation de tout vivre de manière décuplée, comme si le fait que ce soit lui me rendait bien plus réceptive, plus sensible à chaque effleurement, chaque souffle qui percute ma peau, chaque caresse de sa langue sur la mienne. C’est indescriptible, inoubliable, inqualifiable même. C’est puissant, tendre et pourtant si érotique, si passionné que je ne sais plus où donner de la tête, incapable de réfléchir, de penser à quoi que ce soit d’autre que tous ces points de contact entre mon corps et le sien. J’ai la sensation de me rassasier alors que je ne pourrai jamais l’être totalement, celle de respirer enfin normalement, apaisée après ces dernières années chaotiques.
Malheureusement pour moi, tout ceci se termine bien trop vite à mon goût. Philippe me relâche après avoir grogné tel un ours et m’éloigne de lui, le souffle court et les yeux brillants. Je pourrais le trouver irrésistible s’il ne venait pas de me repousser.
— Ne me dis pas qu’il y a encore un problème, chuchoté-je en évitant cette fois son regard.
— Non, pas de problème… Enfin, si… Je ne sais pas si je vais pouvoir m’arrêter si on continue comme ça. C’est tellement fort et puissant, continue-t-il en m’attirant à nouveau contre lui, incapable de résister à cette pression qui nous rapproche l’un vers l’autre de manière irrésistible.
Je ne peux que confirmer et n’ai pas vraiment le temps de loucher sur ses lèvres rougies qu’elles trouvent à nouveau les miennes. Voici le genre de baiser dont je rêve, celui qui fait trembler ton monde et te rappelle qu’un rien pourrait te briser. A cet instant, je rêve de ses mains sur ma peau brûlante. Je veux qu’il me fasse découvrir tout ce que j’ignore, qu’il prenne soin de moi autant que je veux prendre soin de lui, qu’il me comble comme un époux doit le faire à sa femme.
— S’il te plaît, chuchoté-je contre ses lèvres, laisse-nous une chance.
— Je ne peux pas, Rose, finit-il par dire en s’écartant de moi. Je… Il ne faut pas céder à cette tentation qui va nous condamner. Je veux que tu sois heureuse et je ne pense pas pouvoir y arriver !
— C’est totalement ridicule ! m’agacé-je en le fusillant du regard. Tu le souhaites, je le souhaite aussi, pourquoi t’acharnes-tu de la sorte ? Tu ne peux pas penser les choses à ma place ! Et fuir sans essayer non plus, d’ailleurs ! Tu parles d’un soldat, mort de peur devant une femme.
Je tourne les talons et quitte le jardin d’hiver, aussi en colère que blessée. Qu’il ne veuille rien tenter alors que je suis fortement attachée à lui me laisse à penser qu’il ne ressent absolument pas la même chose pour moi. Son regard le trahit cependant, tout comme ce soupir que j’entends quand je quitte le jardin d’hiver pour regagner ma chambre, et j’en ai assez de lui courir après, de tenter de le convaincre. L’amour est-il si compliqué ? Si tel est le cas, je ne suis pas sûre de vouloir m’y frotter, finalement… et je me voile la face car je vais continuer à courir après mon chaperon… Je veux qu’il m’épouse, je sais que c’est lui, ma destinée.
Annotations