Chapitre 46
La danse des fiertés
Rose
— Quand Père me laissera-t-il assister à ces mondanités ? se plaint Jeanne en caressant mes robes alignées sur le portant avec envie.
Un petit rire m’échappe alors que je termine d’appliquer une couche très légère de poudre rosée sur mes joues. A son âge, je n’aspirais absolument pas à aller danser dans des bals guindés, à côtoyer autant de gens complimentant mes parents pour la beauté de leur fille sans jamais faire l’effort de chercher à me connaître.
— Estime-toi heureuse d’échapper à ces événements plutôt ennuyeux. A ton âge, mon père m’obligeait déjà à apprendre le nom des hommes qui pourraient potentiellement devenir mon mari lors des petites fêtes extérieures. Et puis, il a attendu que j’aie treize ans pour m’emmener dans les bals. Savoure ta jeunesse et ton innocence, cela ne dure pas assez longtemps, crois-moi.
— Je ne veux pas être jeune, moi, je veux être grande et belle comme toi. Et m’habiller comme une princesse comme toi aussi !
J’entends Philippe m’appeler depuis le hall et je soupire en enfilant mes gants de soie blancs. Je me lève en entraînant Jeanne dans la pièce à côté de ma chambre.
— Si tu veux jouer à la princesse, tu devrais pouvoir trouver ton bonheur dans cette caisse… Ce sont des robes que je portais il y a quelques années, demande à Julie de t’aider à essayer celles qui te plaisent, autant qu’elles servent encore. Mais crois-moi, Jeanne, ne grandis pas trop vite, souris-je en caressant sa joue. Tu as bien le temps et encore tellement de choses à découvrir avant de devoir te confronter à un monde injuste et difficile.
— Je peux vraiment ? Oh merci ! Tu es trop gentille ! s’enthousiasme la jeune fille.
— Bien sûr que tu peux, ris-je en ouvrant la malle. Bonne soirée, ma jolie. A demain.
Je dépose un baiser sur sa joue et me dépêche de rejoindre Philippe, occupé à discuter avec Louis et Aimée. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsqu’il lève les yeux dans ma direction et arrête de parler. J’aime ce regard qu’il porte sur moi, à la fois doux et si intense qu’il me fait frissonner. S’il me trouve jolie dans ma robe de bal blanche et dorée, il est lui aussi extrêmement élégant.
— Monsieur est impatient, le taquiné-je en glissant ma main dans celle qu’il me tend en bas des escaliers.
— Je suis toujours impatient de vous revoir, ma chère Rose, répond-il galamment après m’avoir fait un baise-main.
Nous saluons Louis et Aimée rapidement et montons dans la calèche pour nous rendre à quelques kilomètres du domaine, dans une vieille famille de nobles habituée à recevoir durant l’été.
— Ta fille a hâte de nous accompagner dans ces bals ennuyeux, grimacé-je en promenant mes doigts sur sa cuisse.
— Mais elle est trop jeune ! Et puis, qui te dit que ce sera ennuyeux ? Je suis là avec toi, quand même. Cela devrait te divertir, non ?
— J’ai participé à bien des bals, crois-moi, ils sont ennuyeux pour moi, bien qu’il est certain que celui-ci sera plus agréable puisque tu es là. Ce qui ne veut pas dire que faire des courbettes toute la soirée va devenir amusant pour autant, tu en conviens ?
— Moi, j’aime bien quand tu fais des courbettes, la vue est agréable, répond-il en souriant et en plongeant son regard dans mon décolleté.
— Mais quel goujat ! m’esclaffé-je alors que nous ralentissons déjà.
— Ah non, je ne vous permets pas, Madame. Ce soir, je suis le Prince Volodimir, pour vous servir ! Quand on est masqués, tout est permis, non ?
Je grimace alors qu’il descend et me tend la main pour m’aider à en faire de même.
— Je ne suis absolument pas à la recherche d’un prince, et ne compte pas sur moi pour devenir une princesse, même pour une soirée. Je ne sais pas me tenir, tu l’as bien remarqué.
— Eh bien, ça promet, cette soirée, sourit-il. J’ai hâte de voir ça.
— Es-tu adepte des petits coins sombres ? lui chuchoté-je en montant les marches.
— Il se pourrait que je le devienne. Tout dépend des merveilleuses surprises qui s’y cachent.
Un simple valet nous accueille à l’entrée de la demeure et nous indique le chemin en direction des jardins, éclairés par des dizaines de lampes à la Quinquet, nous permettant de discerner la piste de danse autant que le buffet. C’est magnifique, et je suis certaine que c’était la soirée à ne pas manquer…
— Tu n’as pas intérêt à te tromper de demoiselle, sinon je te jure que tu auras des problèmes, Philippe Maynard.
— Et toi, ne t’avise pas de t’éloigner de moi ou je retourne tout le domaine pour te retrouver. Je ne veux laisser la chance à aucun de ces hommes de t’approcher. Ce soir, c’est nous, rien que nous.
— Voilà qui me convient tout à fait, souris-je en déposant un baiser sur sa joue.
Je ne m’attarde pas en le sentant se tendre contre moi, quitte son bras pour récupérer à boire et lui tends un verre également alors que nous nous retrouvons rapidement à saluer comtes, comtesses, vicomtes et vicomtesses, et même deux ou trois ducs dont l’un semble très intéressé par le domaine de Valois et donc ma main.
Je ne fais que peu attention à tout cela, en revanche, il m’est difficile de passer à côté de l’attitude un peu effacée de mon cavalier. En effet, Philippe instaure une certaine distance entre nous, dont je n’ai absolument pas l’habitude depuis que nous sommes plus qu’un tuteur et sa pupille. A-t-il honte de moi ? Est-il mal à l’aise de se montrer en public avec moi ? Nous n’avons pas échangé à ce propos, je ne pensais pas qu’il souhaitait se montrer discret, après tout, nous allons nous marier et l’annoncer sous peu, la réponse de ma tante au courrier plutôt énigmatique de Philippe ne devant plus tarder à arriver.
Et puis, soyons honnêtes, quand bien même cela n’arriverait que dans plusieurs semaines, je m’en fiche totalement. Je ne compte pas attendre son approbation, personnellement. Si tout ceci semble important pour mon promis, je me passerais volontiers de toutes ces courbettes inutiles et ce besoin de ménager les gens.
Alors que Philippe est en grande discussion avec des hommes dont je ne me souviens même plus du nom, je dépose un baiser au coin de ses lèvres et lui chuchote que je m’éloigne, récoltant un silence dans le petit groupe comme si je venais de faire l’erreur du siècle. Un soupir m’échappe tandis que je me dirige au buffet, où mon futur époux me rejoint quelques minutes plus tard. Malgré les jolis masques de tout un chacun, je reconnais beaucoup de têtes que nous avons déjà croisées auparavant, et je ne doute pas que nous sommes également reconnaissables.
Je pose mes lèvres sur les siennes, heureuse de l’avoir rien que pour moi, mais il se montre peu expansif et s’écarte rapidement.
— Aurais-tu honte de moi, Monsieur ?
Il semble surpris de ma question et me regarde intensément à travers son masque.
— Oh non, au contraire. C’est juste que je ne me sens pas à ma place, ici, au milieu de tous ces nobles qui ont participé à ce genre d’événements toute leur vie. Et… j’ai l’impression qu’ils me jugent d’oser être avec toi.
— Je ne les trouve pas plus légitimes que toi ou moi… Nous sommes ici grâce aux titres de nos ancêtres, tu l’es grâce au mien qui sera bientôt le tien. Ils sont ici grâce à l’argent de leurs parents et c’est la même chose pour moi. Est-ce que l’opinion d’inconnus doit vraiment avoir un impact sur toi ?
— Je crois que j’ai peut-être un syndrome de l’imposteur. Je n’arrive toujours pas à réaliser que c’est moi que tu as choisis alors que tu avais l’embarras du choix. Ce n’est pas leur opinion qui a un impact, mais j’ai du mal à réaliser que je ne suis pas en train de rêver et que c’est vraiment moi que tu as envie d’embrasser, que c’est avec moi que tu veux vivre ta vie.
— Est-ce que ces hommes t’ont fait des remarques pendant que je me suis absentée ? Parce que j’ai entendu une petite vieille dire que j’avais l’attitude d’une fille de bordel à me coller à toi de la sorte… Et tu vois, je m’en contrefiche.
— Tu es incroyable, toi, sourit-il. Je crois qu’ils n’ont pas osé me faire de remarques parce qu’ils savent que je sais manier une épée, mais certains regards ne trompent pas. Ils trouvent que je ne suis pas à ma place, ici. Mais quand je te vois si fière et si libre, je sais que c’est eux qui ont tort. Il faut vivre notre vie comme nous le souhaitons, non ?
— Invite-moi à danser, chuchoté-je à son oreille en me pressant contre lui. Vivons pour nous, sans nous soucier des autres.
— Madame la vicomtesse, me feriez-vous l’honneur d’accepter cette danse ? Je suis prêt à vous embrasser pour vous convaincre de dire oui à cette invitation.
Je fais la moue suffisamment longtemps pour qu’il comprenne que je quémande ce baiser, et souris contre ses lèvres, ignorant totalement le regard de ces nobles coincés qui trouveront notre attitude déplacée. Évidemment, ce baiser reste chaste, je ne veux pas mettre Philippe davantage mal à l’aise, mais j’apprécie qu’il fasse cet effort.
Je le suis finalement sur la piste et profite d’un moment des plus agréables en compagnie de mon futur époux. Je trouve la danse bien plus agréable lorsqu’elle se fait avec son amant, permettant certains effleurements, des regards qui en disent longs, des étreintes plus franches et des contacts plus sensuels qu’avec un autre partenaire de danse. Finalement, ce petit coin à l’abri des regards pourrait être une bonne chose car il est évident que la tension monte entre nous, que le désir est de plus en plus présent au fur et à mesure des contacts, et mon envie d’un moment plus intime se fait de plus en plus pressante.
— Nous avons fait acte de présence, peut-être que nous pourrions rentrer, non ? lui demandé-je à la fin d’une énième musique et alors que je vois qu’il semble commencer à souffrir de sa jambe.
— Oui, rentrons, je pense qu’ils ont bien compris désormais que tu n’étais plus disponible, là. Et que le chanceux de l’histoire, c’est moi ! sourit-il, tout fier avant de m’embrasser sans aucune retenue.
Je glousse tandis qu’il m’entraîne à l’intérieur pour que nous quittions les lieux… sans aucune politesse envers nos hôtes, j’en conviens, mais peu m’importe à cet instant, j’ai juste envie de rentrer au domaine et de terminer nue contre sa peau, de sentir ses mains se balader sur mon corps et son souffle chaud sur mon épiderme. Oui, c’est tout ce dont j’ai envie maintenant que j’ai pu danser avec Philippe.
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