Chapitre 47
Le contrat de la discorde
Philippe
La lune éclaire le chemin et j’apprécie l’air frais qui pousse Rose à se coller contre moi alors que nous cherchons notre calèche. J’avoue que je profite plus que de raison de sa proximité et que je la serre fort contre moi alors que nous marchons sur le petit sentier, le long de tous ces attelages jusqu’à atteindre le nôtre. Maxence est surpris de nous voir déjà revenir mais il saute en bas de notre calèche et ouvre la portière pour que nous puissions nous installer. Dès qu’il fait claquer son fouet, les chevaux s’élancent et Rose se love contre moi, posant sa main sur mon torse. Elle lève son visage innocent vers moi et je me penche pour poser mes lèvres sur les siennes. Ce baiser est doux et tendre au départ mais rapidement, sa langue vient titiller la mienne et je sens mon corps réagir à la tentation qu’elle représente. Lorsque nous nous écartons un peu pour reprendre nos esprits, je lui souris, heureux que ce soit moi qui sois à ses côtés. Pourrais-je être plus chanceux que ça ?
— Tu as passé une bonne soirée ? lui-demandé-je. On a assez dansé à ton goût ? Je suis désolé de ne pas arriver à suivre le rythme tout le temps.
— Ne t’excuse pas, ce n’est pas ta faute. Nous avons suffisamment dansé, l’essentiel était de le faire ensemble pour moi. Cela a eu le mérite de rendre cette soirée intéressante.
— J’avoue que ça fait plaisir de te voir à mon bras. C’était un peu compliqué pour moi au début mais tu as su me mettre en confiance. Et je me suis bien amusé à voir la tête de tous ces hommes qui m’enviaient d’avoir une si jolie femme comme partenaire.
— Ne te gargarise pas trop de ces regards, maintenant que nous sommes partis, je suis certaine que nous sommes le sujet principal de plusieurs personnes… C’était déjà le cas lorsque nous y étions, d’ailleurs.
J’ai du mal à me concentrer sur ses paroles car elle a posé sa main sur ma cuisse et me caresse doucement, s’approchant dangereusement de la bosse qui déforme mon entrejambe. J’ai l’impression qu’elle est très attirée mais qu’elle se retient encore et je ne sais pas si je veux qu’elle ose ou pas. Comment lui résister si elle fait tout pour me faire perdre la tête ?
— Ce soir, j’ai l’impression qu’on a vraiment officialisé notre futur mariage. Et cela me donne une joie incroyable, tu sais ?
— A ce sujet… nous n’avons pas parlé de tout ce qu’induira ce mariage, j’imagine que c’est l’homme qui gère tout cela, mais j’aimerais vraiment être aussi impliquée que toi. Par exemple, tu sais que le domaine m’appartient, tu connais ma situation financière… En ce qui me concerne, je ne sais même pas si tu possèdes une maison ou des terres.
Pourquoi refroidit-elle l’ambiance ainsi en évoquant ma situation personnelle ? Que va-t-elle penser de moi, le sans terre, le sans argent, le pauvre hère qui va épouser la riche héritière ? Dois-je être honnête ou bien vais-je lui mentir ?
— Je n’ai rien, finis-je par avouer. Juste mes enfants, ma légion d’honneur et peut-être l’argent que va me donner ta tante, même si elle risque de tout garder en m’accusant d’avoir triché.
— Bientôt c’est toi qui hériteras du domaine de Valois… comme s’il ne m’avait jamais appartenu, d’ailleurs. On a beau dire que mariés, tous les biens sont mis en commun, j’ai déjà vu des femmes perdre leurs terres parce que leur époux n’était pas capable de s’occuper des finances ou parce qu’il les perdait au jeu…
— Je t’ai montré que je savais m’en occuper et que j’étais sérieux, non ? Je ne veux pas que tu te retrouves sans rien par ma faute.
Je suis un peu vexé qu’elle sous-entende que je pourrais avoir de mauvaises intentions à son encontre mais essaie de ne pas trop le montrer.
— Nous sommes bien d’accord que ton intérêt pour moi n’a rien à voir avec le domaine, hein ? Je… je ne sais pas si je me remettrais d’apprendre que tu t’es joué de moi.
Je fronce les sourcils et la regarde intensément mais elle semble vraiment inquiète et cela m’agace.
— Je ne m’occupe du domaine que parce que j’ai ton intérêt en tête, pas parce que des terres m’intéressent. Elles ne valent rien à côté de ton charme, ta beauté, de ta vivacité d’esprit et de ton petit côté rebelle. Et je ne vois pas ce qui pourrait te faire croire que j’ai envie de me jouer de toi. Ai-je déjà fait preuve de malhonnêteté ?
— Non, bien sûr que non, mais… certaines personnes sont très douées pour cacher leurs intentions. Il n’y a qu’à voir Louis, jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse butiner tout ce qui bouge en le rencontrant. Le domaine, c’est tout ce qu’il me reste de mes parents, et je ne mets pas que lui dans la balance. Tu as volé mon cœur, Philippe Maynard, et j’aimerais que tu ne le brises pas, soupire-t-elle. Mais puisque mon intérêt t’importe, j’aimerais que nous établissions un contrat de mariage. Je n’y connais pas grand-chose, mais j’ai cru comprendre que cela pourrait m’éviter toute déconvenue…
Qu’est-ce que cette phrase me fait mal ! Se marier avec moi pourrait être une déconvenue ? Ne suis-je donc qu’une passade pour elle ?
— C’est toute la confiance que tu m’accordes ? demandé-je sèchement. Tu crois vraiment que je pourrais te vouloir du mal ? Quelle estime de moi tu as ! Il faut qu’on signe un contrat de mariage pour que tu puisses ne pas avoir peur de moi ?
— Ce n’est pas ce que… Je n’en sais rien, bon sang ! J’ai vingt ans et personne à mes côtés pour gérer tout cela, tu peux comprendre que je sois perdue, non ? s’agace-t-elle en se redressant.
— Non, je ne comprends pas. Moi, je sais que je t’aime et que le reste importe peu. Si tu as besoin d’un morceau de papier pour sécuriser notre union, tout ça parce que je n’ai pas de terres ou de titre, c’est que tu fais peu de cas de moi.
— Tu ne fais vraiment aucun effort pour comprendre… Et si j’avais seulement besoin que tout ce que j’ai ne te revienne pas entièrement ? Si je voulais pouvoir encore dire que le domaine m’appartient et non qu’il appartient à mon mari ? Si j’avais simplement besoin que ce mariage n’implique pas que je me retrouve dépossédée de tout ?
— Je n’ai pas envie de faire d’effort, non.
Elle se renfrogne et se cale contre la vitre, le plus loin possible de moi. Comment a-t-on pu en arriver là ? La soirée avait bien commencé, l’ambiance était presque torride et tout à coup, c’est le froid glacial. Est-ce qu’elle a raison de douter de moi ? Est-ce vraiment parce qu’elle veut garder son autonomie ou bien la confiance entre-t-elle en jeu ? J’en viens à me demander si je ne suis pas en train de faire une erreur. Je devrais sûrement accepter tout simplement sa demande qui n’est pas si déraisonnable que ça… Mais si je cède maintenant, ça voudrait dire qu’elle n’a qu’à bouder un peu pour qu’à chaque fois elle emporte la discussion, non ? C’est au milieu de ce maelstrom de questions que nous arrivons au domaine. Jamais il ne m’avait paru aussi imposant et sombre. Il se dresse entre Rose et moi et rien que pour ça, pour la première fois, je ne me sens pas bienvenu.
En silence, nous descendons de la calèche et Rose ne me laisse pas le temps de reprendre la conversation. Elle se précipite à l’intérieur et moi, avec ma jambe blessée, je ne peux la suivre. Je la vois disparaître en haut de l’escalier lorsque je pénètre dans le hall et soupire lourdement en me disant que cette histoire qui avait si bien commencé s’est peut-être déjà terminée avant d’avoir pu exprimer toutes ses potentialités. La douleur que je ressens est terrible et c’est plein de tristesse que je pénètre dans ma chambre pour me changer dans mes vêtements de nuit. J’enfile un pantalon léger et me réfugie sous mes draps. Contrairement à ces dernières nuits, je suis seul et cette sensation est compliquée à accepter. Je jette de fréquents coups d'œil vers la porte mais elle ne s’ouvre pas. Rien de rien. Rose est fâchée et j’ai le sentiment que mon monde est en train de s’écrouler. Je ne peux quand même pas déjà me résigner et ne pas tenter de nous redonner une chance, quand même !
Je me lève alors, résolu à aller voir la femme que j’aime pour mettre les choses au clair. Je traverse le long couloir et me retrouve devant la porte de la chambre de Rose, hésitant à frapper. C’est incroyable comme je ne me reconnais pas. Est-ce si difficile de m’annoncer ? Je tape finalement et attends qu’elle me réponde pour pénétrer dans cette pièce où je suis peu venu jusque là.
— Rose, on peut discuter ? demandé-je en dissimulant ma crainte d’être rejeté.
— On peut, oui, j’imagine… Tu peux entrer.
C’est stupide, sûrement, mais rien que ces quelques mots et je suis soulagé. Elle ne m’a pas renvoyé, c’est bon signe. Je m’avance et m’installe au bord de son lit, où elle s’est réfugiée sous la couette.
— Rose, je suis désolé pour tout à l’heure. Je ne t’ai pas écoutée comme je l’aurais dû. Mais c’est si difficile parfois de te voir si autonome. De constater que tu n’as pas besoin de moi, dans le fond.
Elle se redresse et serre son oreiller entre ses bras. Ses yeux sont posés sur moi et je n’arrive pas à lire ses émotions, ce qui ne me rassure pas sur la suite de notre discussion.
— J’ai accepté de devenir ta femme, Philippe, ce n’est pas rien pour moi qui voulais à tout prix esquiver cela… Je suis désolée si tu penses que je n’ai pas confiance en toi, je crois que j’ai besoin de me prouver qu’effectivement, même mariée, je peux être encore indépendante à l’avenir. Non pas que j’envisage que cela ne marche pas entre nous, simplement tu n’es pas une femme, tu ne peux pas comprendre ce qu’implique un mariage pour nous.
— Si tu veux signer ce contrat, on le signera. Je sais que j’ai mal réagi tout à l’heure parce que ce je veux vraiment, c’est que tu sois ma femme et que nous vivions tous les deux heureux. Comme je te l’ai dit, ce ne sont pas tes terres ou ce domaine que je convoite, mais toi. Si tu savais comme ça me fait de la peine de ne pas t’avoir vue venir dans ma chambre ce soir et de te voir là, si distante, presque apeurée en ma présence.
— Je ne suis pas apeurée ! C’est juste que je n’ai pas envie d’empirer les choses, alors je fais attention à ce que je dis et fais, soupire-t-elle en ouvrant ses draps. Tu te joins à moi ?
— Tu n’es plus fâchée ? murmuré-je avant de me décider à répondre à son invitation.
— Je n’ai pas envie que nous nous endormions fâchés. Nous n’aurons qu’à reparler de tout cela plus tard, après y avoir réfléchi tous les deux de notre côté…
— Pour moi, c’est tout réfléchi, souris-je en me glissant derrière elle. Pour toi, je suis prêt à tout accepter. Et… il faut que j’apprenne à ne pas réagir comme un enfant dès que j’ai l’impression de ne pas être à la hauteur de l’image que j’ai de toi. Je sais que tu m’aimes… et cela devrait me suffire amplement.
— Je t’aime, souffle-t-elle en nouant ses doigts aux miens contre sa poitrine.
— Moi aussi, je t’aime. Plus que tout au monde…
C’est un vrai soulagement de la sentir ainsi lovée contre moi. Tout son corps se détend et son souffle s’apaise vite. Elle s’est endormie et moi je reste là, sans oser bouger pour ne pas la déranger. Je respire sa douce odeur vanillée, j’écoute sa respiration apaisée, je profite de sa chaleur sans oser fermer les yeux de peur de m’endormir et de me réveiller sans elle, une fois le rêve terminé. Je repense à notre discussion dans la calèche, à ces instants où j’ai cru l’avoir perdue. Je réalise peut-être encore plus qu’avant que Rose n’est pas une femme comme les autres. Pour vivre heureuse, elle a besoin de cette autonomie, de cette indépendance. Cela n’a rien à voir avec l’amour qu’elle peut me porter, c’est juste qui elle est. Et si je veux avoir la chance de faire le reste du chemin avec elle, c’est à moi de m’adapter. Je ne pense pas que cela soit si difficile au final tellement je ressens la passion qu’elle éprouve pour moi, tellement j’apprécie la femme qu’elle est. Il va juste falloir que j’arrête d’avoir le syndrôme de l’imposteur et que j’avance à ses côtés en pleine confiance. Elle le mérite. Notre amour le mérite aussi. Maintenant que j’ai réalisé cela, je peux fermer les yeux. Le rêve sera encore là au petit matin, je n’ai plus aucun doute.
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