Chapitre 52
Plaisirs en vue
Rose
Jeanne observe avec adoration le fils du baron de Brisson tandis que Louis ne la quitte pas du regard, veillant sur elle comme s’il était son propre père. C’est plutôt adorable de le voir si protecteur alors qu’il y a quelques minutes, il se montrait très entreprenant avec une demoiselle que je ne connais même pas. Il faut croire que Tante Marie a envoyé ses propres invitations, parce qu’il y a plus de monde que prévu. Thérèse avait tout prévu, à croire qu’elles ont manigancé toutes les deux pour je ne sais quelle raison. Ou Marie s’est peut-être montrée assez autoritaire pour que notre cuisinière prévoie large ? C’est bien probable.
En cherchant Philippe du regard, je tombe sur Marcus, caché sous une table du buffet avec un autre jeune garçon, le nez dans son assiette et sa chemise déjà tachée. J’aurais difficilement pu imaginer ce petit trublion sagement debout aux côtés de son père, même s’il m’a surprise en se tenant à carreau durant la cérémonie. A croire qu’il a épuisé sa capacité à rester sage, nous n’obtiendrons plus rien de lui, il est temps de profiter et il préfère, à raison, se faire des amis.
Je suis mariée… Je peine à y croire, à réaliser que j’ai sauté le pas, que j’ai accepté de m’enchaîner à un homme, qui plus est plus âgé que moi, déjà père de deux enfants et un peu trop élogieux à l’encontre de l’Empereur. Nous sommes si différents l’un de l’autre qu’il me paraît fou d’avoir franchi cette étape. Lui qui a déjà vécu une vie auprès de sa défunte épouse est, selon certains hommes avec qui je l’ai entendu parler, un fou de se faire une nouvelle fois passer la corde au cou alors qu’il aurait pu voguer de femme en femme, vivre des plaisirs de la chair jusqu’à la fin de ses jours.
Je ne connais pas grand-chose à ces plaisirs mais j’ose espérer que nous en profiterons grandement maintenant que tout est en règle et que nous sommes unis… En attendant, le peu que j’en ai découvert m’a énormément plu. Le meilleur moment de mes journées, depuis qu’il a cessé de lutter contre ce qui se passe entre nous, est et reste celui où nos corps nus entrent en contact. J’adore sentir la chaleur de sa peau contre la mienne, et c’est encore meilleur lorsque ses mains se montrent joueuses et entreprenantes, et que ses lèvres se promènent sur ma peau. Rien qu’à cette pensée, je sens mes joues s’échauffer et mon sourire s’agrandir.
Il pourrait quelque peu faner en voyant Tante Marie faire la tête à sa place, mais je crois être impossible à contrarier, aujourd’hui. La cérémonie a été aussi simple que joviale, bien loin des longues heures passées sur les bancs des églises, et j’ai surtout apprécié le regard de Philippe posé sur moi. Alors, certes, la demoiselle indépendante et peu intéressée par le mariage en prend un coup maintenant qu’elle est mariée, liée à un homme et sur le point de devenir une femme… En définitive, les hommes savent comment nous faire oublier tout ce que l’on perd en les épousant, puisque depuis ce matin, je pense régulièrement à ce qu’il se passera ce soir. J’avoue être à la fois impatiente et fébrile, mais aussi quelque peu effrayée à l’idée de franchir ce cap, même si j’avoue sans problème que la retenue de Philippe durant ces dernières semaines m’a prodigieusement agacée.
Ce dernier approche dans ma direction lorsque nos yeux se croisent encore, et je me glisse sous son bras sans rechigner lorsqu’il m’étreint et pose un baiser sur mon front. Il est tellement élégant dans son costume et si souriant que si je ne le connaissais pas aussi bien, je pourrais me demander où est passé le vrai Philippe. Bien loin de la prégnance de son côté bougon des premières semaines, de nos joutes verbales plus explosives et virulentes des débuts, sans pour autant que ce besoin de nous confronter, de nous taquiner et de nous chercher ait disparu… Suis-je une mauvaise épouse d’adorer le faire monter en pression en lui tenant tête ? Tant pis si c’est le cas, j’aime trop cela.
— Je crois que ta fille vient de vivre un coup de foudre, soufflé-je en me retenant de rire.
— Comment ça, un coup de foudre ? gronde-t-il en la cherchant du regard. Ce n’est pas de son âge, ça ! Je croyais que ça n'était vrai que pour toi et moi ?
— Dans tes rêves, peut-être, m’esclaffé-je. Mais ne t’inquiète pas, il semblerait que Louis l’empêche de subir ce qu’il fait vivre aux demoiselles chaque jour, regarde-le, il serait presque attendrissant.
— Il semblerait surtout que Madame mon épouse a des yeux partout alors que moi, je n’ai d’yeux que pour elle, me répond-il en se penchant pour m’embrasser devant l’assemblée, sans se préoccuper le moins du monde du regard des autres.
— Tu as compris comment me distraire, souris-je. Tu étais trop loin, il semble que je m’éparpillais. Vas-tu survivre à l’affront de ton épouse ?
— Il va falloir corriger tout ça, en effet. A partir de maintenant, tu me dois respect et obéissance ! Et donc, tu ne dois plus regarder que moi ! affirme-t-il en souriant pour me provoquer.
— Je crois que tu t'ennuierais beaucoup si j’étais si docile, mon cher, gloussé-je. Ce serait comme de vivre avec un Marcus tout sage et posé comme sa sœur. Impossible et presque cauchemardesque.
— Peut-être qu’un jour, j’aspirerai à m’ennuyer, qui sait ? Mais en attendant, j’avoue que j’apprécie cette douce résistance qui me donne envie de quitter cette pièce immédiatement pour t’emmener dans notre chambre, me susurre-t-il à l’oreille.
— Ce serait très malpoli, Monsieur, lui rétorqué-je en faisant la moue. Et puis, pourquoi donc quitter une fête ?
— Eh bien, Madame mon épouse, parce que j’ai envie de vous, tout simplement. Envie de mettre fin à cette frustration qui n’a que trop duré.
— Et si… et si je n’étais pas prête ?
Cette interrogation me percute vivement. Il est habituel pour une jeune femme d’offrir sa virginité à l’homme qu’elle épouse, de consommer le mariage dans le but d’assurer au plus vite une descendance. Et dans le cas d’un homme ayant déjà des enfants ? Ou dans celui où la femme n’a pas envie d’aller aussi loin ? Mon Dieu, voici que je panique. C’est ridicule car Philippe et moi sommes déjà très intimes et que j’ai aimé chaque moment passé en sa compagnie dans un lit. Mon époux a toujours été doux et très attentif à mon plaisir, renversant totalement le peu de connaissances que j’avais et surtout mes croyances concernant le sexe, pas seulement présent dans un couple pour concevoir les enfants.
Philippe n’a pas le temps de me répondre que les premiers invités qui se retirent nous interpellent pour nous féliciter pour notre union et nous souhaiter le meilleur. J’essaie d’occulter ce petit instant de panique et me montre polie quoiqu’un peu en retrait par rapport à mon époux. Surtout que cela se prolonge, et pas seulement avec les quelques couples qui partent, mais aussi avec ceux qui en profitent pour échanger avec nous, comme si maintenant que nous n’étions plus tous les deux, la porte était ouverte à toutes les discussions possibles. C’est long, fatigant, pas toujours très sincère, souvent surjoué. J’ai bien compris que ce mariage dérangeait les gens, que j’aurais dû viser autre chose qu’un roturier, mais peu m’importe, je vais passer le reste de mes jours avec un homme qui me fait sourire, qui prend soin de moi et me dit qu’il m’aime, ce n’est pas rien dans cette société où un titre importe davantage que le bonheur.
Je m’échappe finalement entre deux convives pour me désaltérer et souris en voyant Philippe me rejoindre à nouveau quelques minutes plus tard. Je ne suis pas vraiment surprise lorsqu’il attrape ma main libre et reprend notre conversation là où nous l’avions laissée afin de me rassurer.
— Tu me manquais déjà, pourquoi t’es-tu tant éloignée ? Je veux bien prendre tout le temps que tu veux dans l’intimité de notre chambre, mais ici, tu es mon épouse et j’ai besoin de te sentir près de moi, ma douce Rose.
— J’étouffe sous toutes ces attentions, soufflé-je. Pas les tiennes, bien évidemment ! Mais tous ces gens m’épuisent, je suis désolée. C’est difficile de vivre entourée d’hypocrites et de devoir faire bonne figure lorsque l’on est une personne honnête et franche. Il y en a plus d’un que j’aurais aimé remettre à leur place comme je pouvais le faire avec toi au début. Ce serait bien plus amusant, d’ailleurs.
— C’est bientôt terminé, ne t’inquiète pas. Et ensuite, c’est toi la reine de la soirée. Je serai simplement ton chevalier servant tout dévoué à ton plaisir. Toutes mes attentions seront pour toi et le reste du monde n’aura plus aucune importance.
Je dépose un baiser sur sa joue et souris contre ses lèvres lorsqu’il me retient contre lui et m’embrasse fermement, peu inquiet du regard que porte l’assemblée sur notre couple. Voilà qui a également changé et je crois que c’est en partie grâce à l’attitude très désagréable de Tante Marie. Philippe assume aujourd’hui et cela achève de me convaincre que je vais m’offrir à lui durant cette nuit. Parce qu’au-delà de l’appréhension, il y a aussi cette envie au creux de mon ventre qui ne cesse de croître à chacun de nos contacts.
Cette fois, c’est moi qui n’ai pas le temps de répondre à Philippe. Louis s’est avancé sur la piste de danse et a frappé dans ses mains pour attirer l’attention de tous.
— Je crois qu’il est temps pour nos jeunes époux de se retirer. A voir leur façon de se regarder, il semblerait que la nuit de noces soit en train de commencer presque sous nos yeux ! Nous vous remercions de votre présence et vous souhaitons bonne route ! Oui, oui, vous aussi, jeune homme !
Je détourne le regard, mal à l’aise face à cette affirmation, tandis qu’il approche du fils du baron pour l’éloigner de Jeanne. Philippe attrape ma main pour m’entraîner dans la cour jusqu’à rejoindre la maison, nous évitant ainsi une nouvelle effusion de fausse bienveillance. Je crois trembler un peu et je ne parviens pas à définir le sentiment qui prédomine sur les autres et me rend aussi fébrile. Est-ce l’appréhension ? L’excitation ? La peur ?
— Et si je te déçois ? chuchoté-je alors qu’il m’ouvre la porte. Si… si je ne suis pas à la hauteur ?
— Et si tu profitais tout simplement du moment ? Et si on ne se posait pas de questions et qu’on se laissait aller à tout ce qu’on désire ? On est là pour se découvrir, c’est tout. Tu es parfaite et je t’aime, tu ne le sais pas encore, chère épouse ?
— C’est facile à dire pour toi, bougonné-je en le suivant dans les escaliers, tu es déjà expérimenté, tu sais ce que tu fais alors que je vais avoir l’air gauche et incertaine…
Philippe ne me répond pas immédiatement et j’essaie de faire taire cette appréhension ridicule. Il a raison après tout. Jusqu’à présent, tout s’est très bien passé entre nous et c’est simplement la continuité de ce que nous vivons depuis des semaines. Oui, on ne peut pas dire que je sois totalement inexpérimentée, finalement… Et ce soir, je vais perdre le peu de vertu qu’il me reste.
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