Epilogue 1
Tableau d’une famille épanouie
Rose
Installée dans le jardin d’hiver pour profiter d’un peu de calme, je ne peux empêcher un sourire de fleurir sur mes lèvres en entendant Marcus crier dans la pièce à côté. Du haut de ses onze ans, il subit l’énergie dévorante d’Adélaïde, sa petite sœur de quatre ans. Jeanne se moque bien volontiers de lui lorsqu’il n’en peut plus et s’en plaint, lui rappelant sans hésitation ces années durant lesquelles il ne s’est pas gêné pour l’ennuyer. Adélaïde adore son frère aîné, elle le colle constamment, cherche son attention, réclame ses faveurs et l’empêche parfois de vivre. Malgré ses ronchonnements, Marcus se montre très attentionné avec elle et la couve d’un regard tendre qui me remue les tripes à chaque fois.
La voix de Jeanne retentit à son tour au loin, et j’entends Adélaïde éclater de ce rire cristallin si attendrissant. Sans doute la jeune fille a-t-elle rabroué le cadet ou l’a-t-elle gratifiée d’une grimace de son cru. L’aînée de la fratrie prend son rôle très à cœur. Je dois avouer que j’apprécie grandement son aide lorsque Charles, le petit dernier, réclame sans cesse le sein, peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Parfois, Thérèse me dit que j’aurais mieux fait d’avoir une nourrice, mais il était hors de question pour moi de laisser une autre femme nourrir mes enfants. Charles aura bientôt six mois et il causera sans doute notre mort, à Philippe et moi. Tante Marie avait raison, nos enfants ne sont pas des anges, ce sont des petits monstres aussi adorables que vivants et exigeants.
Lorsque Jeanne entre dans le jardin d’hiver, les voix de Marcus et Adélaïde se font plus fortes et font sursauter mon fils qui s’endormait en tétant. Elle grimace en refermant et vient s’asseoir à mes côtés. Déjà jolie lorsque je l’ai rencontrée, la fille de Philippe est pareille à une fleur qui s’ouvre au soleil. Elle est magnifique, impossible de penser le contraire, de contredire le jeune Antoine de Brisson qui lui tourne autour depuis notre mariage, il y a un peu plus de cinq ans. Un peu plus âgé qu’elle, il la courtise sans pression depuis, ils sont devenus amis et Philippe tolère ses visites hebdomadaires sans vraiment lui laisser le champ libre. C’est assez drôle de le voir espionner à la fenêtre ou réclamer le silence pour être certain que les deux jeunes gens sont en train de discuter dans la pièce à côté, et non en train de s’embrasser; comme ce fut le cas il y a quelques mois.
— Tu es bien jolie aujourd’hui, mais je crois que la couturière t’a fait cette robe pour une occasion plus… exceptionnelle ? Guindée ? Enfin, tu vois ce que je veux dire, souris-je en berçant le petit.
— Les belles robes, si on ne les porte pas, ça ne sert pas à grand-chose, me répond-elle avec assurance. Et puis, c’est le jour où Antoine vient, si je veux continuer à le rendre fou, je dois faire quelques efforts, non ?
— Et lui, fait-il des efforts ou te considère-t-il déjà comme acquise ? Ton père est toujours très attentionné avec moi, il m’offre des fleurs, me courtise, me surprend encore.
Je souris au souvenir de ma soirée de la veille. Une fois Charles endormi, Philippe et moi avons partagé un bain, nous nous sommes mutuellement massés et avons terminé de la plus douce et jouissive des manières.
— Il est aux petits soins pour moi, oui. Je crois que si je lui demandais de me ramener une fleur à chaque fois, il le ferait, sourit-elle. Il me fait un peu penser à mon père avec toi.
— Ton père n’attend pas que je lui demande pour me ramener une fleur, tu sais ?
— Mademoiselle Jeanne, nous interrompt Thérèse avec un petit sourire aux lèvres, Monsieur Antoine est arrivé, il vous attend dehors pour partager un pique-nique.
Jeanne se lève en remerciant la vieille femme et lisse sa robe comme si cela pouvait changer quoi que ce soit à son allure. Elle dépose un baiser sur le front de son petit frère avant de pépier, m’obligeant à attraper sa main pour la retenir. Antoine n’a pas pu venir depuis trois semaines, il est allé visiter sa famille plus au Nord.
— Calme-toi, voyons, ris-je. Je ne pense pas que te montrer aussi agitée joue en ta faveur. Il faut te montrer un peu plus discrète, sur la réserve. Les gens ne font plus d’efforts lorsqu'ils pensent que tout est acquis. Et plus tu te montreras intéressée, plus ton père aura du mal à te laisser avec Antoine.
— Oui, je vais jouer à la mondaine un peu froide pour lui faire regretter son absence, sourit-elle. Merci de tes conseils, Rose. Tu es une vraie mère pour nous !
Nous dirigeons toutes les deux nos regards en direction du salon lorsque la voix de Philippe se fait entendre, calmant Adélaïde qui se récrie que c’est la faute de son frère.
— Dépêche-toi de filer avant qu’il te tombe dessus. Installez-vous dans le jardin, vous aurez un peu d’intimité. Je compte sur toi pour ne pas faire n’importe quoi, jeune fille.
Jeanne ne peut retenir son sourire et elle s’échappe par la porte vitrée du jardin d’hiver quelques secondes avant que son père n’entre. Son regard parcourt les lieux tandis qu’il approche.
— Je vous sens tendu, Monsieur, soufflé-je, le sourire aux lèvres.
— Nos enfants me rendent fou et vont continuer à me donner plus de cheveux blancs, soupire-t-il en s’approchant de moi. Heureusement que tu es là, aussi belle qu’au premier jour, ma jolie Rose.
Ses lèvres cueillent les miennes et il s’installe à mes côtés après avoir caressé le crâne chevelu de notre fils.
— Ils sont épuisants, mais je déteste quand la maison est silencieuse. Elle n’a d’ailleurs jamais autant vécu que depuis votre arrivée. Ne crois-tu pas que l’on s'ennuierait sans eux ?
— Avec toi, je crois que jamais je ne m’ennuierai. Tu sais qu’on a reçu la peinture pour laquelle on a posé ? Elle est dans le hall pour l’instant, il va falloir décider où on l’installe.
— J’irai la voir quand ton fils me laissera respirer. Pourquoi ne pas l’installer au salon ? Après tout, cette jolie famille mérite d’être affichée. Bon, je m’avance un peu, j’en conviens. Je te préviens, si ma tête ne me revient pas, nous nous contenterons de l’afficher dans un couloir de l’étage, ris-je.
— Il aurait vraiment fallu trouver un artiste incompétent pour ne pas réussir à mettre en valeur ta beauté, tu sais ? Tu es magnifique sur le portrait, presque autant qu’en vrai !
Toujours aussi beau parleur, mon très cher époux. Je me penche pour l’embrasser et savoure ses bras qui se referment autour de nous. Malheureusement, ce petit moment de complicité est interrompu et, si l’on aurait pu imaginer Marcus débarquer pour se plaindre de sa petite sœur ou cette dernière chouiner parce qu’elle a chuté, c’est la voix grave de Louis qui nous surprend aussi assurément que son regard à moitié fou. Je remonte rapidement ma robe sur mon buste en tentant de ne pas réveiller Charles, mais c’est de toute façon peine perdue car Louis semble hors de lui.
— Non mais, vous l’avez vu, ce petit garnement ? Je n’y crois pas, évidemment que Jeanne peut faire tout et n’importe quoi si vous êtes enfermés ici à vous lécher le visage ! Et pendant ce temps-là, lui en profite pour tripoter Jeanne comme si vous lui aviez donné l’autorisation !
— Comment ça, tripoter Jeanne ? rugit mon époux en se redressant. Le petit vaurien, je vais l’étrangler ! Cela lui fera passer l’envie de toucher à ma fille à ce ribaud !
— Est-ce que vous vous entendez ? soupiré-je. Croyez-vous vraiment que Jeanne le laisserait faire quelque chose qu’elle ne souhaite pas ? Laissez-les donc en paix, c’est de leur âge, non ?
— Moi, à leur âge, je ne tripotais pas les jeunes filles, voyons ! s’énerve Philippe que je retiens du bout des doigts.
— Ils sont trop jeunes, renchérit son ami. Je sais de quoi sont capables les jeunes hommes ! Philippe, un mot de ta part et j’interviens !
— Messieurs, enfin ! Ayez confiance en elle. Jeanne est tout à fait capable de se défendre seule et aucun de nous ne l’a entendue crier à l’aide… Maintenant… je lui ai suggéré de s’installer dans le jardin de ma mère, ce qui veut dire que depuis la fenêtre de mon ancienne chambre, vous pouvez vous assurer que tout se passe bien…
— Ah oui, excellente idée, ma Chérie ! Louis, fonce ! Moi, avec ma jambe, le temps de monter, il aura déjà eu le temps de lui faire toutes les misères du monde ! s’enthousiasme-t-il avant de se tourner vers moi, le sourire aux lèvres, plus calme une fois que son ami est parti. On surréagit, tu crois ? Je ne pouvais quand même pas avoir l’air moins inquiet que lui alors qu’il s’agit de ma propre fille ! Mais je suis d’accord avec toi, j’ai confiance en Jeanne. Et je suis sûr qu’elle se souvient des leçons que tu lui as données sur comment éconduire un prétendant, tu as une vraie expérience sur cette question.
— Je me suis faite avoir par un Maynard, je ne donne pas cher de la peau de ce pauvre Antoine, personnellement. Regarde-moi, je ne voulais ni mariage, ni enfant, et surtout pas si jeune. On voit ce que cela donne ! Elle va lui faire faire ce qu’elle veut, j’en suis certaine.
— Tu regrettes ? s’inquiète-t-il en reprenant place à mes côtés. Je crois moi que même si elle n’est pas de toi, Jeanne te prend plutôt en exemple. C’est toi qui me fais faire tout ce que tu veux. Je suis aujourd’hui comme hier et comme demain entièrement à ton entier service. Et j’ai l’impression que ce pauvre Antoine est tombé dans le même piège que moi. Et qu’il est délicieux ce piège…
Je ne réponds pas immédiatement, me lève et vais délicatement déposer notre fils dans son couffin avant de rejoindre un Philippe aux sourcils un peu trop froncés. Je m’installe sur ses genoux, prenant garde à sa cuisse blessée, et passe mes bras autour de son cou tout en l’embrassant tendrement.
— Je ne regrette rien, tu es fou ! Je suis heureuse, c’était ce que je voulais. Un mariage d’amour et non une contrainte quotidienne. J’ai tout ce dont je rêvais avec toi. Et je veux la même chose pour Jeanne, parce que la vie est bien plus belle lorsqu’on se réveille chaque matin auprès de l’homme qu’on aime.
— Me voilà rassuré. Et je compte sur toi pour m’aider à protéger nos filles de tous ces mécréants qui voudraient abuser d’elle. La vie à tes côtés ne pourrait pas être plus belle, en effet.
— Compte sur moi, je veille sur chacun des habitants de cette maison, chuchoté-je alors que Louis nous rejoint. Même ton ami un peu fou et oncle trop protecteur, d’ailleurs. On ne touche pas à la famille, que veux-tu ? Alors, Louis, la vertu de Jeanne est-elle intacte ?
— On dirait bien qu’elle sait se défendre, grogne-t-il. Je vais aller retrouver Aimée, elle m’a dit de ne pas traîner en bas, il vaut mieux que je ne la fasse pas trop attendre.
Nous l’observons quitter la pièce en grommelant, tandis que Jeanne apparaît au loin dans la cour.
— Je crois que Louis aurait préféré que ta fille ait besoin de lui… Peut-être pourrions-nous lui confier Charles pour la nuit, histoire qu’il se sente utile ? gloussé-je en glissant ma main entre les boutons de sa chemise.
— Je pense surtout qu’il est en train de devenir un vieux conservateur, ce qui est comique pour lui qui a passé toute sa jeunesse à courir après tout ce qui porte une robe ! Mais oui, on va lui confier Charles, cela donnera peut-être des idées à Aimée, qui sait ?
Je hausse les épaules, peu désireuses de savoir ce dont ils pourraient avoir envie ou non, tous les deux. Je crois être tombée suffisamment de fois sur ces deux-là en mauvaise posture pour savoir ce qu’ils veulent à court terme… depuis cinq ans, apparemment.
Je niche mon nez au creux du cou de Philippe en soupirant de contentement. Finalement, un peu de silence ne fait pas de mal. Cela ne va pas durer, nous en avons tous les deux conscience. La question est de savoir lequel de nos quatre enfants va briser ce calme apparent… Et je ne changerais cela pour rien au monde !
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