Chapitre 21
Tout va bien, les jeux sont faits
Philippe
C’est incroyable comme c’est fatiguant de gérer un domaine comme celui des Valois. Je n’en reviens pas de tout ce qu’il y a à faire. Ce matin, alors que je voulais faire un peu les comptes, j’ai été obligé de me rendre sur le terrain pour gérer un conflit entre deux nouveaux arrivés qui voulaient chacun décider de ce qu’il fallait planter pour avoir les meilleures récoltes. J’ai pris position sans savoir vraiment qui avait raison, mais je l’ai fait avec autorité, ce qui a suffi pour régler le problème. Il a fallu ensuite que je gère l’approvisionnement en vins et denrées pour les prochaines fêtes. J’ai enchaîné avec le paiement des soldes de tous ceux qui sont venus nous donner un coup de main. Et finir par les chiffres, c’était la mauvaise idée du jour, j’ai mal à la tête et suis bien content de pouvoir enfin me poser dans le salon, désert ce soir, ce qui me fait le plus grand bien. Ce canapé est tellement confortable que je pense que je vais m’endormir mais malheureusement pour moi, le calme est de courte durée.
— Père ! Père ! Rose a eu une excellente idée !
Je soupire en voyant mon fils débouler à toute allure dans le salon, suivi par sa sœur qui arrive plus posément mais l'œil brillant. La responsable de cette agitation les suit, l’air conspiratoire qui ne m’inspire rien de bon. Surtout que depuis quelques jours, elle cherche à me déstabiliser, on dirait. Je ne sais pas si c’est pour prendre le dessus sur moi, pour m’empêcher de réaliser ma tâche de lui trouver un prétendant ou si c’est parce qu’elle est vraiment attirée par moi, mais qu’est-ce qu’elle est tactile ! Je n’ai jamais eu autant de baisers, je pense ! En tout cas, pas depuis la mort de ma femme, c’est certain.
— Quelle est cette brillante idée ? soupiré-je en les regardant envahir mon espace personnel.
— Une soirée jeux ! Vous nous accompagnez ? me demande-t-il, pépiant d’excitation.
— Ah non, pas ce soir ! Vous voyez comme je suis fatigué ? Allez donc jouer avec Rose, ça ira très bien, vous n’avez pas besoin de moi, voyons !
Je regrette un peu le ton dur que je prends mais je suis éreinté, je n’ai pas du tout envie de passer la soirée à jouer à des jeux idiots et à faire comme si c’était la meilleure soirée de ma vie.
— Laisse tomber, Marcus. Pourquoi est-ce qu’on pose la question, après tout. Ce n’est pas comme s’il appréciait notre compagnie, marmonne ma fille en glissant son bras autour des épaules de son frère pour l’entraîner dans le couloir.
— Dites-moi, Philippe, pourquoi avez-vous fait des enfants ? m’interroge Rose en s’asseyant face à moi.
— De quoi vous vous mêlez, vous ? La façon dont je m’occupe de mes enfants, ça n’est pas vos affaires, répliqué-je vertement alors que mon cœur se serre de voir mes deux gamins s’éloigner, Marcus ne me quittant pas des yeux.
— Ce ne sont pas mes affaires ? Ces enfants vivent sous mon toit et ils sont malheureux, pardonnez-moi de vouloir essayer de comprendre… Je ne cherche pas à vous accabler, je voudrais juste qu’ils se rendent compte que malgré votre froideur, vous les aimez énormément…
— Bien sûr que je les aime ! m’emporté-je. Et je ne suis pas froid ! Mais ce soir, je…
Je m’arrête de parler car le regard de Marcus s’est éclairé et les deux se sont arrêtés.
— Peut-être devriez-vous le leur dire plus souvent, chuchote Rose. Ou leur montrer un peu plus d’intérêt, parce qu’ils ne semblent pas le savoir ou en être convaincus. Et ne niez pas votre froideur, je vous en conjure, il suffit de passer quelques minutes en votre compagnie pour s’en rendre compte… Il n’y a qu’en creusant profondément qu’on voit les choses différemment.
— Je suis éreinté, Rose… J’aimerais bien avoir la force de jouer avec vous et les enfants, mais là…
— Vous ne faites vraiment aucun effort. Vos enfants aussi sont fatigués. Ils ont passé la journée à se faire bourrer le crâne par votre gouvernante, ils ont besoin de rire, de jouer, de se détendre. Le temps passe à une vitesse folle, Philippe, et personne ne sait ce que demain nous réserve. Ces instants sont précieux, croyez-moi, soupire Rose en se levant. Marcus ? Apporte donc la boîte de jeux au salon, nous allons nous installer ici, ce soir.
— Et Père va jouer avec nous ? implore-t-il presque, me poussant à réagir.
— Il semblerait que vous n’allez pas échapper à ma froideur légendaire, une nouvelle fois, ce soir, rétorqué-je en rapprochant la petite table basse de moi. Mais je vous préviens, si je joue, c’est pour gagner, souris-je alors que mon fils se précipite hors de la pièce pour aller récupérer la boîte de jeux. Jeanne, tu te mets à côté de moi ?
— Je… Oui, d’accord, bafouille ma fille en approchant.
— Allez-y doucement sur la froideur, Monsieur, j’ai peur que Jeanne prenne un peu trop exemple sur vous, se moque Rose tandis que je grogne..
— Bien, Madame la Vicomtesse. Ne prenez pas exemple sur moi, Jeanne, mais sur Rose et vous verrez, vous serez capable de me faire faire tout ce que vous voulez, on dirait. Cela vous semble un beau programme ? ajouté-je en tapotant la place à côté de moi et en me réjouissant de la voir se détendre.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, sinon nous allons passer notre temps à nous chamailler, rit ma fille en s’asseyant finalement. Comme vous le faites tous les deux.
Je manque de m’étrangler alors que Rose éclate de rire et s’installe de l’autre côté de moi. Me voilà entouré des deux femmes qui semblent pouvoir me faire tourner en bourrique, pas évident que je m’en sorte indemne.
— C’est vrai qu’on se chamaille un peu, mais je fais des efforts, promis, grommelé-je alors que Marcus revient avec la boîte et s’installe en face de nous derrière la table. A quoi allez-vous me faire jouer, alors ? C’est Rose qui décide ?
— Et si on jouait au Nain Jaune ? demande Marcus. Rose nous laisse choisir, hein, Rose ?
— Si vous ne vous chamaillez pas, oui. Sinon, pourquoi votre père ne choisirait-il pas ?
Je ne suis pas surpris par le choix de mon fils. Le Nain Jaune, c’est un des jeux qui me déplait le moins et il le sait assurément.
— Cela me va, mais il faut me donner toutes les cartes spéciales, je ne joue pas pour perdre, hein ? Rose, vous pouvez vous en assurer ? Vous distribuez le jeu ?
— Sachez que je ne suis pas une tricheuse, mon cher, sourit-elle.
— Même pour un vieil homme fatigué comme moi ? insisté-je alors que les regards rieurs de mes enfants ne trompent pas.
— Votre fils a essayé de m’entourlouper de la même façon, ne me prenez pas pour une idiote. A la rigueur, je pourrais distribuer les bonnes cartes à Jeanne, entre filles, nous devons nous soutenir, mais certainement pas à vous, messieurs !
— Vous avez fait ça, Marcus ? Mais c’est moi qui fais ce type de demandes ! Pas vous, Jeune Homme ! On laisse les espiègleries aux grands, voyons !
— Père, c’est vous qui m’avez appris à le faire ! me répond-il, plein de mauvaise foi.
Jeanne et Rose éclatent de rire devant sa candeur affichée et l’air angélique qu’il prend. Je me joins à l’euphorie générale et me réjouis de les voir si heureux.
— Eh bien, me voilà responsable de tous les maux, on dirait ! m’amusé-je à soulever alors que Rose distribue les cartes.
— C’est évident, puisque vous avez trois anges à vos côtés, lance-t-elle en observant les enfants tour à tour avec complicité, les faisant rire à nouveau.
Et c’est dans cette bonne humeur générale que nous lançons la partie. Rapidement, malgré ma fatigue et mon manque d’envie initiale, je me prends au jeu et fais preuve d’autant de mauvaise foi que possible, indiquant quand j’ai la chance d’avoir des bonnes cartes que j’ai un talent fou et au contraire, quand le jeu ne me sourit pas, je critique mes adversaires du soir et les accuse de tricher. Tant de mauvaise foi rend encore plus hilares mes deux enfants tout comme Rose qui semble s’amuser comme une folle. Lorsque je me retrouve sans plus un jeton, je prends une pose théâtrale et fais mine d’avoir été touché en plein cœur avant de m'effondrer sur le sofa.
— Argh ! Vous m’avez achevé. Honte à vous trois ! Je vous déteste. Quelle cruauté ! Et dire que j’ai lutté contre ma fatigue pour me joindre à vous à la seule condition de gagner ! Vous avez fait tout l’inverse, enfants indignes ! Et vous Rose, vous ne valez pas mieux, je vais me venger. Tout le monde au lit ! asséné-je en montrant la porte de la main et en fermant les yeux comme si j’étais mort.
— Pauvre homme, glousse Rose en se levant. Allez, je vous accompagne. Et pensez à saluer votre père en lui rappelant combien il a mal joué.
— Bonne nuit, Père, ricane Marcus en attrapant la main de la vicomtesse.
— Bonne nuit, Marcus. N’écoutez pas Rose, surtout. Je suis le meilleur. Partout et tout le temps. Bonne nuit Jeanne, discrète voleuse de jetons.
— Je n’ai rien volé du tout, quelle mauvaise foi, s’esclaffe ma fille. Bonne nuit.
— Rose, laissez-les donc aller se préparer. J’aimerais échanger avec vous avant que nous allions leur souhaiter une bonne nuit. Et il faut que je me plaigne de vos tactiques déloyales si vous voulez bien.
Elle semble surprise mais fait signe aux enfants de se dépêcher de partir puis se retourne vers moi, attendant que j’explique ma demande.
— Je voulais tout simplement vous remercier. J’étais vraiment fatigué, sans vous, je serais allé me coucher, mais j’ai passé une bonne soirée. Je… non, juste merci.
— Mon Dieu, seriez-vous à deux doigts d’avouer avoir eu tort ? sourit-elle en rangeant le jeu. Les enfants n’attendent que ça, de passer du temps avec vous, vous savez ?
— Je sais mais ils me rappellent trop leur mère, je crois. Il faut que je passe au-dessus de ce sentiment et que je les aide à grandir. Heureusement que vous êtes là et que vous rendez tout cela aisé, c’est incroyable. Et non, je n’ai pas eu tort, j’ai évolué dans mes opinions et mon positionnement ! Vous ne savez donc pas encore que j’ai toujours raison ? rigolé-je en l’attendant près de la porte.
— Je crois qu’il vous reste beaucoup de travail pour me prouver que vous avez toujours raison, Monsieur, minaude-t-elle en faisant une révérence devant moi. Et concernant les enfants, vous êtes le seul parent qu’il leur reste. Je peux comprendre qu’il soit difficile pour vous de voir leur mère en eux, mais ils n’y sont pour rien et ont besoin de l’affection de celui qui est resté près d’eux. Je vous dis ça sans jugement aucun, mais j’ai parfois l’impression que vous êtes mort avec elle… C’est triste pour vous, mais surtout pour Jeanne et Marcus qui ont finalement un peu perdu leurs deux parents.
— Je me demande si ce n’est pas vous qui avez toujours raison, en fait, soupiré-je avant de lui faire un baise-main. Belle, charmante et intelligente, vous allez vraiment pouvoir rendre heureux le prétendant que vous choisirez, je vous l’assure. Il ne vous reste plus qu’à trouver le chanceux qui pourra vous épouser et moi, je pourrai alors m’occuper de mes enfants en écoutant tous vos conseils.
— N’oubliez pas que je suis un ange, je ne vous demande pas tant de travail que cela, vous pouvez commencer à gérer les deux petits monstres, Philippe. Je vous promets de me tenir à carreau si vous me promettez de passer du temps avec eux. Attention, je ne vous garantis pas d’accepter la première demande en mariage qui me sera faite, mais… je peux peut-être faire quelques efforts.
— Eh bien, voilà une promesse qui m’enchante ! répliqué-je, touché par son attention pour moi. Bonne nuit, Rose et encore merci pour cette soirée.
— Ne prenez tout de même pas trop la confiance, Philippe, rit-elle en montant les escaliers, vous ne vous débarrasserez pas aussi facilement de moi ! Bonne nuit à vous aussi !
Je la regarde un instant, rêveur, en me demandant si finalement j’ai autant envie que ça de me débarrasser d’elle vu tout ce qu’elle m’apporte au quotidien. Peut-être que je vais faire durer un peu le plaisir de la côtoyer au quotidien ?
Annotations